Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Venise (suite)

La IVe croisade et la conquête de l’Empire colonial

Le doge, qui s’est d’abord contenté d’obtenir d’Alexis III le chrysobulle de 1198 (cf. supra), accepte par le contrat de nolis d’avril 1201 de transporter en Égypte les croisés. Obtenant que ces derniers occupent au passage Zara en octobre 1202, Enrico Dandolo participe ensuite à deux reprises à la prise de Constantinople (17 juill. 1203 et 12 avr. 1204) et devient le « seigneur du quart et demi de l’Empire de Romanie » en vertu de la Partitio Romanie de mars 1204, qui lui permet également de contribuer avec cinq autres Vénitiens à la désignation du premier empereur latin de Constantinople, Baudouin Ier de Flandre.

Les Vénitiens obtiennent la cession en toute souveraineté des côtes et des îles Ioniennes qui complètent le dominium Adriae, ainsi que celle de la majeure partie du Péloponnèse, des deux îles d’Égine et de Salamine, des places d’Oréos et de Carystos en Eubée, des Cyclades, de la province thrace d’Andrinople, avec les ports de Gallipoli, de Rodosto et d’Héraclée, qui facilitent leur accès à Constantinople, dont les trois huitièmes leur sont également cédés. Ils bénéficient, en outre, dès août 1204, de la renonciation de Boniface de Montferrat à l’île de Crète. Celle-ci devient alors le centre de leur empire colonial, dont l’administration est placée sous l’autorité supérieure du podestat et despote de l’empire de Romanie, titre porté pour la première fois par Marino Zeno, nommé au lendemain de la mort d’Enrico Dandolo, le 1er juin 1205.

Aux côtés d’un autre Vénitien, Tommaso Morosini, nommé patriarche latin de Constantinople, le podestat défend les intérêts des Vénitiens, qui obtiennent l’exclusivité de l’exploitation économique de l’Empire ainsi que le libre accès à la mer Noire.


L’organisation de l’Empire

Faute de moyens humains, l’Épire est abandonnée au despote Michel Ange, qui devient une sorte de protégé de la République ; la Morée est cédée à Geoffroi de Villehardouin, à qui Venise impose un traité de vasselage en juin 1209 ; la ville d’Andrinople est confiée au Grec Théodore Vranas en 1206 ; les îles de Romanie sont laissées à des seigneurs vénitiens alliés aux Grecs contre les pirates génois ou turcs. Certains de ces seigneurs sont les vassaux directs de la Commune, tels les Orsini, qui contrôlent les îles Ioniennes autres que Corfou, tels les « terciers » de Nègrepont [Eubée] en vertu du traité de mars 1209 (Pecoraro dei Pecorari à Oréos, Gilberto da Verona à Chalcis, Ravano dalle Carceri à Carystos) ; les autres sont à l’origine les vassaux du podestat de Constantinople, tel le duc de l’Archipel Marco Sanudo (établi à Naxos, celui-ci a ses propres vassaux : Marino Dandolo à Andros, Geremia Ghisi à Scyros [Skýros] et dans les Sporades du Nord, Giacomo Barozzi à Santorin, Giovanni Querini à Astypalée) ; enfin, quelques seigneurs vénitiens sont directement vassaux de l’empereur latin, tel Philocalos Navigaioso à Lemnos.

Avec sagesse, Venise se contente d’occuper les bases navales indispensables à son commerce : en Épire, celle de Durazzo ; au sud de la Grèce, celles de Coron (auj. Koróni) et de Modon (auj. Methóni) en 1205-06 ; au sud de la péninsule, les îles de Cerigo (Cythère) et de Cerigotto (Anticythère), conquises en 1207 et en 1208 ; sur la route de la mer Noire, les ports de Gallipoli, de Rodesto (auj. Tekirdağ) et d’Héraclée, qui dépendent des Vénitiens de Constantinople. En fait, après dix ans d’opérations menées contre les indigènes et les Génois (1207-1217), seule Candie (la Crète) fait l’objet d’une colonisation systématique de type économique (blé, huile, vin) et militaire (10 000 feudataires répartis en six sestieri selon leur sestier vénitien d’origine).

L’unité du monde vénitien n’est véritablement instaurée que lorsque Giacomo Tiepolo, successeur de Marino Zeno comme podestat de Constantinople (1214-1221 et 1224-1227), ne se considère plus que comme un gouverneur délégué par la Commune.

L’administration de l’Empire

Trois secteurs administratifs

• Haute Romanie : Constantinople, où réside un baile théoriquement supérieur à tous les autres gouverneurs ; Thessalonique, administrée par un baile ; Ténédos, par un recteur ; Trébizonde et Tana, chacune par un consul.

• Basse Romanie et Archipel : un duc à Candie, un baile et deux recteurs administrent respectivement la Crète, Nègrepont, Tinos et Mykonos.

• îles Ioniennes et Morée : un baile, deux castellani et un podestat administrent respectivement Corfou ; Modon et Coron ; Argos et Nauplie.

L’organisation administrative

Chaque colonie constitue un regimen, qui forme un gouvernement collégial (comme à Venise) comprenant en permanence le gouverneur élu par le Grand Conseil de Venise, en général pour deux ans (baile), et deux conseillers (trois en Crète).

Les agents de contrôle de la République

Les officiales rationum vérifient à Venise les comptes des magistrats coloniaux dans les deux mois suivant leur sortie de charge (un d’abord ; deux en 1423).

Les advocatores Comunis vérifient à Venise les actes des magistrats coloniaux.

Les syndici ad partes Levantis sont des magistrats désignés périodiquement par le Sénat à partir du xive s. pour recevoir sur place les plaintes des administrés.


Exploitation de l’Empire

Disposant depuis 1104 du premier arsenal de la chrétienté, armant ses propres flottes de guerre et de commerce et organisant depuis 1211 les convois réguliers (mudae) qui assurent l’exploitation commerciale de son empire, Venise permet à ses marchands de s’établir à Tana près de l’embouchure du Don, à Cetatea Alba en Roumanie, à Lajazzo en Arménie cilicienne, à Beyrouth, à Sidon, à Tyr et à Acre au Levant et à Alexandrie en Égypte. Par ces comptoirs et notamment par les trois plus importants (Tana, Lajazzo, Alexandrie), les commerçants vénitiens s’assurent la maîtrise du marché asiatique ; ils entrent même en contact avec la Chine, comme en témoignent les voyages que font les Polo* entre 1261 et 1269 et entre 1271 et 1295. Et comme dès le début du xive s. les premières mudae touchent régulièrement Southampton, Bruges et Londres, le rayonnement commercial de Venise s’étend de l’Extrême-Orient à l’Extrême-Occident ; il pénètre même au cœur du continent dont les marchands allemands canalisent les courants commerciaux, depuis le début du xiie s., vers le fondaco dei Tedeschi. Ainsi affluent à Venise soies et soieries chinoises, épices de l’Asie du Sud et du Sud-Est (poivre, cannelle, gingembre), esclaves originaires des mondes musulman et slave, fourrures, miel et cire, mastic et, surtout, alun de l’Asie Mineure, de Chios et de Lesbos, encore que ce dernier trafic soit contrôlé par les Génois, aux dépens desquels les Vénitiens détournent une partie de la production, revendue par eux en Toscane et en Flandre. Parallèlement, l’Empire fournit à ces marchands de nombreux produits : blé, miel et malvoisie de Crète et de Nègrepont ; muscat de Candie ; peaux, cire, bois et fromages de Crète ; raisins secs, oranges et citrons de Zante et de Céphalonie ; huile d’olive de Corfou (vénitienne à partir de 1386) ; sucre de canne, dont la production, d’origine asiatique, gagne au xve s. la Crète par le relais de Chypre (vénitienne à partir de 1489), où, depuis le début du xive s., la famille Cornaro développe également la production du coton (en concurrence avec le Levant) et même celle du sel.

En outre, les Pouilles et la Dalmatie ravitaillent (respectivement en blé et en bois) Venise, où affluent par ailleurs le fer et le cuivre d’Allemagne par la voie du Brenner ainsi que les draps de Flandre par celle de Gibraltar.

Exprimant depuis 1284 sa puissance commerciale par la frappe d’une monnaie d’or, le ducat, de même titre et de même poids que le florin (3,54 g à 985/1 000 de fin), Venise entre naturellement en conflit avec les autres villes marchandes italiennes, et en premier lieu avec Pise et Gênes.