Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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urbanisation (suite)

L’urbanisation demeurait faible sans doute aussi pour des raisons démographiques et médicales. Jusqu’à la fin du xixe s., les conditions d’hygiène dans les villes étaient, partout dans le monde, si déplorables que la population n’arrivait pas à se reproduire. La qualité de l’eau laissait souvent à désirer ; toutes les cités ne savaient pas s’équiper de manière à évacuer les eaux usées : la pollution était générale. Elle entraînait de graves affections intestinales, s’accompagnait d’épidémies redoutables, que favorisaient aussi l’entassement et le manque d’air et de lumière dans beaucoup de logis. Dans ces conditions, la population des citadins ne se maintenait que par l’arrivée renouvelée de ruraux déracinés. À une époque où les excédents démographiques étaient médiocres par suite de la récurrence des crises liées aux mauvaises récoltes et aux épidémies, cela limitait la proportion possible des citadins dans une population. Au-delà d’un certain seuil, tout l’équilibre devenait fragile : ainsi, au xiiie s. en Europe, l’accumulation humaine s’accompagne d’une urbanisation poussée, mais tout le système s’effondre au milieu du xive s. par suite des famines, des ravages de la peste noire et des épidémies qui lui succèdent périodiquement.

Il y a donc de très solides raisons au maintien du dualisme qui caractérise toutes les sociétés préindustrielles ; la part urbanisée y demeure médiocre : 20 p. 100 dans les meilleurs des cas, souvent bien moins. L’inefficacité des transports, la médiocrité de l’agriculture, l’hygiène déplorable rendent impossible la poursuite du mouvement de concentration au-delà de ce seuil très bas, cependant que les villes demeurent généralement petites. Faute de disposer de techniques de communication à distance, l’urbanisation sur place d’une population dispersée n’est guère envisageable : elle ne peut se concevoir que dans le cadre d’une alphabétisation qui donnerait à tous accès à la culture générale développée dans les villes. La chose n’est pas possible avant la mise au point de l’imprimerie. Elle commence à se réaliser dans les pays protestants à partir de la Réforme, mais le mouvement est lent : à la fin du xviiie s., les différences sociologiques entre les masses paysannes et les groupes urbains, bourgeoisies et monde ouvrier, sont encore aussi marquées qu’au cours des périodes précédentes.

Les civilisations historiques s’inscrivent de la sorte dans une durée multiple : celle, très lente, presque immobile, qui marque les masses rurales et est ponctuée par l’évolution souvent inconsciente des techniques et par le retour des crises de subsistance, qui mettent en péril des équilibres toujours fragiles ; celle, beaucoup plus rapide, qui est marquée par le foisonnement des guerres, des intrigues, par la conscience politique et donne son sens à la vie des élites urbaines. À prendre du recul, les deux apparaissent comme curieusement immobiles : durant plusieurs millénaires, les transformations sont incapables de modifier de manière efficace le rapport entre les deux secteurs, ruraux et urbains ; l’urbanisation ne progresse guère faute de progrès décisifs en matière technique. Rien ne ressemble aux mutations profondes qui se déroulent depuis maintenant deux siècles.

Le trait le plus important de l’évolution de l’urbanisation entre la formation des premières villes et la fin du xviiie s. réside sans doute dans la manière dont ces formes supérieures de l’organisation des groupes humains se sont peu à peu répandues sur la Terre. Dans certains cas, la vie urbaine est le résultat d’une invention locale originale, alors qu’ailleurs elle naît d’un apport extérieur que l’histoire de la diffusion des techniques permet de préciser. Tout le monde s’accorde pour reconnaître l’existence de foyers originaux au Moyen-Orient (et dans les pays danubiens ?), en Chine du Nord et dans le Nouveau Monde. Les interrogations commencent à apparaître au sujet de noyaux de vie urbaine isolés, semble-t-il, longtemps des zones où celle-ci s’était épanouie auparavant : les villes de la région du Niger inférieur et de la côte du Bénin sont-elles des créations autonomes ? Traduisent-elles des influences méditerranéennes lointaines, accompagnées de réinterprétations multiples ? Il est difficile de se prononcer. De même, en Amérique, il est malaisé d’élucider les rapports entre l’Amérique centrale, autour du pays maya ou de l’aire aztèque, et l’Amérique andine, dont la civilisation urbaine s’épanouit à l’époque incasique.

À partir du foyer du Moyen-Orient, la diffusion des formes urbaines vers le sud et l’est est rapide : dès le IIe millénaire avant notre ère, les cités de la vallée de l’Indus témoignent de cette évolution. Vers l’ouest, la progression est plus lente : le bassin occidental de la Méditerranée est progressivement conquis durant le Ire millénaire avant notre ère, cependant que la conquête romaine porte les formes supérieures de l’art urbain jusqu’en Bretagne. La progression reprend après plusieurs siècles d’interruption à partir du vie s. : les Scandinaves et les Slaves construisent des cités de bois qui constituent les premières formes de la vie sociale concentrée dans des terres longtemps délaissées par la civilisation.

Vers le sud, la barrière saharienne a arrêté la diffusion des formes de vie urbaine : elle n’a cédé, au cours de l’Antiquité, que dans un secteur, celui du Soudan, grâce au Nil. Le royaume de Méroé connaît là un essor précoce, et l’Ethiopie voisine bénéficie de l’innovation. Dans le reste du continent africain, la ville n’apparaît qu’après l’invasion arabe, en rapport avec les formes de la propagation de l’islām et avec les courants d’échange qui se nouent entre le monde noir, l’Arabie et le monde méditerranéen. Tout le Sahel est gagné à la vie urbaine entre les ixe et xive s., au moment, également, où les ports se multiplient sur la côte orientale de l’Afrique.