Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Turquie (suite)

L’évolution des genres de vie et du peuplement


La turquisation de l’Anatolie

Le tournant essentiel de l’évolution humaine du pays est, en effet, constitué par les invasions nomades turques, qui, après la bataille de Mantzikert (1071), vont très rapidement modifier le peuplement et la physionomie de l’Asie Mineure. Celle-ci avait connu dans l’Antiquité et aux premiers temps de l’époque byzantine une grande prospérité rurale, fondée sur la culture pluviale des céréales et sur les arbustes méditerranéens (olivier, figuier, vigne), qui ourlaient ses franges d’un manteau continu et avaient même largement pénétré dans les bassins intérieurs du plateau. Le nomadisme en tant que genre de vie demeurait inconnu. Ce tableau n’avait pas été modifié de façon décisive par les invasions et les razzias des Arabes, dont les tribus n’avaient jamais pu se naturaliser sur le haut plateau, où le froid hivernal rebutait leurs dromadaires. Leurs ravages avaient, cependant, provoqué certainement une régression déjà notable de l’occupation du sol.

Il serait, en effet, difficile de comprendre autrement l’extraordinaire rapidité du bouleversement ethnique qui, en un peu plus d’un siècle, allait faire de l’Anatolie la « Turquie », terme déjà employé pour désigner le pays dans les sources occidentales de la fin du xiie s., et naturaliser jusque sur les rives de la Méditerranée un peuple nomade issu des steppes froides de la haute Asie. Arrivant par vagues successives expédiées systématiquement à la guerre sainte par les sultans seldjoukides d’Iran et encore en groupes importants lors de l’invasion mongole au xiiie s., les nouveaux venus, avec leurs chameaux de Bactriane, plus ou moins métissés de dromadaires, adaptés aux froids d’hiver des hauts pays, submergèrent rapidement les steppes du haut plateau, où ils pouvaient hiverner dans de bonnes conditions, et les massifs montagneux, où ils trouvaient leurs pâturages d’été (yayla). C’est là, notamment dans les bassins intérieurs des chaînes Pontiques, à proximité de montagnes où ces nomades des steppes froides recherchaient en été la fraîcheur et les eaux courantes, que se trouvent en la plus grande abondance les toponymes de la couche la plus ancienne (noms des grandes tribus encore cohérentes au moment de l’invasion), indices de la première sédentarisation. En revanche, ceux-ci manquent totalement dans les régions littorales, simple domaine de razzias temporaires dans le voisinage des nombreux points fortifiés que les Byzantins y tinrent pendant plusieurs siècles. Ces plaines côtières retournèrent bientôt à une brousse inculte et paludéenne. Sur le plateau, une certaine continuité de l’occupation du sol put, cependant, être assurée dans le voisinage des centres urbains, qui se maintinrent en s’assimilant à la culture islamico-iranienne des envahisseurs, dans les cadres de l’administration seldjoukide. La toponymie permet d’y délimiter d’importants foyers ruraux où put se maintenir la population préexistante, cependant que les montagnes étaient totalement bédouinisées. Il faut signaler des exceptions à cette submersion nomade. Les tribus des steppes ne purent jamais triompher de l’obstacle forestier, en particulier de celui de la frange littorale est-pontique, qui, avec son humidité constante et sa végétation épaisse, se révéla imperméable aux pasteurs et à leurs chameaux, et qui abrita jusqu’en 1461 l’empire de Trébizonde*, ultime point d’appui de l’hellénisme. La turquisation de cette côte, où les nomades ne pénétrèrent jamais, ne s’acheva que dans les temps modernes, par infiltration de paysans des hautes terres et a laissé subsister des noyaux linguistiques antérieurs. Un rôle analogue sera tenu par les reliefs boisés du Taurus oriental, qui protégèrent jusqu’au xive s. l’État de Petite Arménie, centré sur la plaine cilicienne, où se replia l’État arménien après l’invasion du plateau.


Les transformations du nomadisme

La fixation des nomades progressa beaucoup plus rapidement en Anatolie occidentale. Dès le xve s., ils y font nettement figure de minorité et reçoivent le nom spécifique de yürük (« ceux qui marchent »), qui les désigne encore aujourd’hui pour les différencier des paysans, tandis qu’à l’est du Kızıl ırmak ils conservent le vieux nom de Turkmènes (augmentatif de Turcs, au sens de « pur », « robuste »), connu depuis l’Asie centrale. Devant la pression constante des paysans qui se multiplient sur le plateau, ces yürük de l’Ouest doivent chercher de nouveaux quartiers d’hiver. Ils les trouveront dans la brousse insalubre et inculte des plaines littorales abandonnées, des grandes vallées égéennes à la plaine pamphylienne et à la plaine cilicienne, qu’ils associent à des quartiers d’estivage dans le Taurus ou les hauts blocs de l’Anatolie occidentale. Dès lors sont constitués les itinéraires de nomadisme qui persisteront jusqu’à nos jours.

En Anatolie orientale, cependant, de grandes confédérations turkmènes, oscillant entre le désert syrien en hiver et le haut plateau anatolien en été, ont préservé leur cohésion beaucoup plus tard, jusqu’au xviie s. C’est à cette époque que leur dislocation par la pression administrative ottomane acculera leurs restes à la dispersion. Beaucoup vont s’infiltrer par petits groupes, tout au long du siècle, vers l’Anatolie occidentale, en une « seconde invasion nomade » qui, venant renforcer le stock amenuisé des yürük, assurera la persistance, jusqu’à l’époque actuelle, sur les bords de la Méditerranée, d’un genre de vie qui était logiquement appelé à y disparaître beaucoup plus tôt. En même temps, l’échec des tentatives de fixation administrative autoritaire de ces groupes turkmènes dans le désert syrien, sur les bords de l’Euphrate ou le piémont du Taurus, en un milieu torride auquel ils ne purent s’accoutumer et dont ils s’enfuirent massivement, eut une conséquence humaine capitale : l’arabisation du désert syrien avec la remontée vers le nord, jusqu’en Djézireh, des grands nomades Chammar, qu’a entérinée, après la Première Guerre mondiale, la fixation de la frontière turco-syrienne. Par ailleurs, le vide laissé par les Turkmènes dans la haute Anatolie orientale fut partiellement rempli par les tribus kurdes*, traditionnellement semi-nomades à courts déplacements dans les montagnes du Taurus oriental, qui allongèrent leurs migrations vers le haut plateau, vivant plus ou moins en parasites aux dépens de la population sédentaire arménienne avant de prendre définitivement sa place après les massacres et l’exode de la Première Guerre mondiale. D’autres groupes kurdes, infiltrés à la suite des Turkmènes, iront se fixer jusqu’en Anatolie nord-occidentale et occidentale (province de Kütahya).