Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
T

théâtre (suite)

C’est un lieu commun de rappeler, après Henri Focillon, que la Révolution française n’a point innové en matière esthétique et que le théâtre qu’on y présenta ne fut que le pâle reflet du plus médiocre théâtre du xviiie s. Faut-il en conclure que la rupture politique provoquée par la Révolution de 93 était moins radicale que la rupture entraînée dans les profondeurs de la vie collective par l’apparition de l’économie moderne ? C’est probable. Mais on peut aussi estimer que la Révolution, entraînant une animation violente de tous les rôles sociaux, une dramatisation intense de la vie quotidienne, constituait elle-même un acte de théâtre civique associant tous les groupes composant la société. Cette représentation réelle rendait inutile et fade toute autre tentative imaginaire. La tragédie révolutionnaire, qui trouve souvent son cinquième acte sur les marches de la guillotine, efface sans doute tout autre mode de création !

Plus singulier est l’étouffement des modes de création dramatique nouveaux. Et le premier de tous est sans doute le mélodrame, dont on connaît l’enracinement dans les groupes populaires, jusque-là étrangers à toute forme de culture. Louis Chevalier, dans Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première, moitié du XIXe siècle (1950), a montré combien la vie urbaine a été transformée au début du xixe s. par l’afflux d’une main-d’œuvre d’origine rurale, attirée dans la ville par l’industrialisation naissante ; il a rappelé combien ces groupes installés dans de vieux quartiers désertés après la Révolution et l’Empire trouvaient dans certaines représentations violentes une certaine fascination. Dans la mesure où le mélodrame (« boulevard du Crime ») s’est développé, il a témoigné d’une sorte de rencontre entre le moteur essentiellement cruel du théâtre élisabéthain ou grec et des groupes étrangers à toute littérature. Faut-il rappeler que les présuppositions de l’art sont rarement artistiques ?

Du moins, le mélodrame a-t-il exercé une indiscutable attirance. Dumas et Hugo s’en approchent de bien près, mais ils ne dépassent pas le théâtre de la Porte-Saint-Martin ! Ils appartiennent à l’institution littéraire et ne referont pas la démarche qui avait autrefois conduit Marlowe et peut-être Shakespeare jusqu’aux bas-fonds. Bien au contraire, ils s’en éloignent, non sans avoir pris à cette manifestation non littéraire une force qu’ils ont traduite dans l’idéologie « romantique ». Et le mélodrame trouve avec Frédérick Lemaître (1800-1876) et l’Auberge des Adrets sa mort dérisoire : parce qu’il sent qu’il ne peut faire admettre devant le public cultivé la naïve violence de ce mélodrame, le grand comédien décide (coup de génie, dit-on) de jouer le personnage en parodie. C’en est fait du genre. Il continue certes et anime les théâtres des quartiers proches des portes de Paris, mais il a été enterré dans l’ombre du « mauvais goût » et de la « sauvagerie ».


Théâtre officiel et théâtre souterrain

Une autre répression efface de la littérature le puissant courant créateur qui anime Hölderlin*, Kleist*, Büchner*, Lenz*. Il est hautement significatif que l’Allemagne, qui a « rêvé » sa révolution à distance sans pouvoir l’accomplir, qui subit à ce moment une transformation analogue à celle que certains pays ont connue au xvie s., ait vu germer des créations dramatiques d’une intensité comparable à celle des élisabéthaines et que ces créations aient été repoussées par la littérature instituée.

Faut-il rappeler que Goethe, à Weimar, repousse avec horreur les pièces de Kleist et de Lenz, qu’il nommait « le théâtre invisible » tissé « de flammes et d’ordures », parce qu’il ne répondait guère à son code esthétique... Que nul théâtre n’imagine de représenter la Mort de Danton (où passe l’accent du babouvisme) ni le Woyzeck de Büchner ? que le rêve tragique de Hölderlin s’achève dans la déraison ? C’est que l’image de l’homme proposée par Kleist, Büchner ou Lenz répondait mal à celle que l’ordre « bourgeois » imposait, qu’elle ouvrait une autre voie à la recherche dramatique. Ce n’est pas la nouveauté qui indignait chez ces dramaturges, mais leur « atypisme », le caractère négateur et réprobateur de leurs drames, la contestation qu’ils portaient de toute légitimité établie.

Pour ne prendre que le Woyzeck de Büchner, pièce à laquelle il convient d’apporter une attention particulière, il est frappant que le jeune dramaturge insuffle à son personnage, volontairement choisi en dehors de toute appartenance culturelle dans la nuit du sous-prolétariat sans histoire, des passions jusque-là réservées à des princes ou à des rois. Même Shakespeare n’avait pas osé faire d’Othello un valet, mais Büchner le tente qui montre l’homme quelconque écrasé par la persécution des hommes installés dans un rôle (médecin, capitaine...), chargé d’une « passion » plus forte que lui et qui, pourtant, n’est autre que la « libido » commune à tous, la nature à l’état sauvage. Qu’il tue sa maîtresse, Marie, signifie plus que le meurtre de Desdémone par Shakespeare : il renvoie à un désir jusque-là dédaigné quand il est représenté chez un pauvre...

Derrière cette apparition de l’« homme sans qualité » vont paraître tous les personnages de Tchékhov* (qui ne connaissait pas Büchner !), de Strindberg*, de Lorca*, de Valle Inclán*, voire de Crommelynck (1886-1970). Le prince perd son statut de privilégié et de favori du désir ou du crime. Il est singulier que la médecine de cette époque ait appelé hystérie les manifestations de ce dérèglement et de cette transgression des codes établis.

Pourtant, ce théâtre-là reste obscur et souterrain. On ne reprendra Kleist dans toute sa force que bien plus tard, à la fin du siècle. Büchner sera découvert par le truchement d’Alban Berg et de la musique. Lenz n’arrivera à nous que dans les quinze dernières années. Le caractère atypique des personnages, l’ambiguïté des situations, la contestation des données respectables de la culture et de l’image de l’homme ne trouvent pas plus d’écho que le mélodrame, ni que le révolutionnaire Büchner n’en trouva auprès des paysans du Hesse-Darmstadt qu’il prétendit en vain soulever contre la tyrannie...