Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

autogestion (suite)

Pour ce qui est de la Yougoslavie, ces revendications ont peu à peu passé dans les faits. Actuellement, les directeurs des entreprises sont nommés uniquement par les conseils ouvriers ; depuis 1965, la planification nationale est beaucoup moins impérative, et, dans la plupart des secteurs, il n’y a même plus de plan du tout. Parallèlement, les lois du marché et de la concurrence ont été progressivement remises en honneur, et c’est en fonction d’elles que les entreprises prennent aujourd’hui la plupart de leurs décisions. Les interventions de l’État n’ont pas pour autant entièrement disparu, mais s’exercent de façon moins apparente : la fiscalité, le crédit, les subventions semblent ainsi constituer des modes d’intervention plus souples que le plan.

Cette évolution de l’autogestion a fait l’objet d’interprétations théoriques et de débats doctrinaux entre ceux qui y voient un retour au capitalisme et ceux qui y dénotent un aspect de la progressive libéralisation des régimes socialistes autoritaires.

Sur le plan de l’observation, l’étude de l’autogestion a relativement peu à attendre des interprétations théoriques et doctrinales, et c’est dans cette optique qu’il convient d’examiner quelques aspects de son fonctionnement. Trois problèmes semblent devoir être évoqués. Tout d’abord, on peut montrer la relative confusion, au sein de l’entreprise autogérée, entre les rôles gestionnaires et les rôles revendicatifs. Le même travailleur se trouve participer à la fois comme « patron » de l’entreprise, surtout s’il a été élu dans un des organes de la gestion collective, et comme membre du personnel, dont la rémunération peut ne pas être celle qu’il attend. La position des syndicats n’est pas très claire non plus, et l’on a été jusqu’à prétendre qu’ils n’avaient plus de fonction dans un système d’autogestion. Par ailleurs, dans la mesure où les hommes élus dans les organes de gestion s’identifient trop à l’entreprise et à son développement, et où les communications sont coupées entre eux et ceux qui les ont élus, des organes revendicatifs restent nécessaires. Dans le cas où ceux-ci n’existent pas ou sont affaiblis, la grève éclate. Bien qu’elle puisse apparaître comme un illogisme dans des entreprises où le traditionnel conflit de classes entre prolétaires et détenteurs des moyens de production n’existe plus, la grève n’est pas exceptionnelle dans l’autogestion, comme d’ailleurs aussi dans les entreprises de gestion collective en pays libéraux. Il faut noter, toutefois, que la grève est bien moins fréquente que dans les entreprises privées. D’où l’une des fonctions majeures de l’autogestion : la diminution des tensions industrielles grâce à la participation ouvrière à la gestion.

Le fossé qui peut se creuser entre la base ouvrière et les hommes qu’elle a élus pour gérer l’entreprise provient en grande partie de l’insuffisant renouvellement de ces responsables : le nombre des membres du personnel qui possèdent les connaissances nécessaires pour contribuer réellement à la prise des décisions de gestion — et qui souhaitent donner leur temps et leur peine dans des organismes souvent bénévoles — est toujours très faible, et ils sont forcément toujours réélus, en dépit des mécanismes prévoyant une rotation aux charges. Sans qu’elle soit voulue, une catégorie plus ou moins restreinte de responsables permanents se crée ; la coupure sur le plan des responsabilités se prolonge et se creuse quand, parfois, cette catégorie de cadres se transforme en oligarchie. On note ainsi que la démocratie de l’autogestion a pour fonction de faciliter l’émergence des meilleurs éléments, les plus capables, les plus aguerris. Mais en même temps, dans la mesure où cette sélection s’est faite, la gestion collective perd de son attrait et s’enlise souvent dans le rituel.

Un troisième aspect du fonctionnement de l’autogestion est à saisir à partir du plan national et des contraintes qu’il fait subir aux entreprises. En tant qu’émanation de la nation, et des objectifs de progrès ou de développement que l’élite ou la classe dirigeante donne à cette nation, le plan est avant tout un outil de productivité et de limitation de la consommation au profit de l’investissement. Tout au contraire, les besoins et les aspirations de la population sont toujours de consommation (en ressources, en repos, en meilleures conditions de travail, en équipements, etc.). L’autogestion apparaît donc sur un plan national comme le résultat d’une dialectique, c’est-à-dire d’une tension et même d’un conflit toujours latent entre les masses et le pouvoir. Dans l’ensemble, si l’on observe par exemple les résultats de deux décennies d’autogestion en Yougoslavie, elle a considérablement favorisé l’investissement. La doctrine socialiste et l’emprise qu’elle exerçait sur le parti communiste et ses militants ont d’ailleurs beaucoup contribué à cette limitation de la consommation.

Ces trois aspects de l’autogestion se complètent, et ce n’est pas par hasard que l’on a considéré l’autogestion comme une des institutions clefs d’un développement national fondé sur la participation de la population, tel qu’il a été envisagé par certains pays neufs, socialistes ou socialisants. La limitation de la consommation au profit de l’investissement, la sélection d’une élite aux aspirations productivistes et la diminution des tensions sociales durant le processus d’industrialisation sont en effet les conditions d’un développement rapide. L’observation montre toutefois aussi l’importance de l’idéologie socialiste, véritable ciment liant entre eux les différents éléments de l’architecture institutionnelle de l’autogestion.

A. M.

 A. Babeau, les Conseils ouvriers en Pologne (A. Colin, 1960). / A. Meister, Socialisme et autogestion. L’expérience yougoslave (Éd. du Seuil, 1964) ; Participation, animation et développement (Éd. Anthropos, 1969). / D. Chauvey, Autogestion (Éd. du Seuil, 1970). / E. Mandel, Anthologie du contrôle ouvrier (Maspero, 1970). / C. Pierre et L. Praire, Plan et autogestion (Flammarion, 1976).
On peut également consulter la revue Autogestion (Éd. Anthropos, depuis 1966).