Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Steinbeck (John) (suite)

La crise économique des années 30 et la brusque mode du socialisme chez les écrivains américains l’égarent sur les sentiers du réalisme engagé, où il se perdra. Comme Steinbeck décrit la misère des ouvriers agricoles dans Tortilla Flat (1935), recueil de nouvelles sur les « paisanos » de Monterey, les critiques l’étiquettent « écrivain social ». Et Steinbeck le folkloriste se prend pour un intellectuel de gauche et se penche sur la classe ouvrière jusqu’à en perdre l’équilibre. Il est conscient que ce succès de snobisme politique l’enferme dans un genre faux : « Je suis si occupé à être un écrivain que je ne peux plus rien écrire », dit-il en 1935, entre deux cocktails, après le succès de Tortilla Flat. En 1936, En un combat douteux (In Dubious Battle) aborde même le problème de l’action communiste en milieu agricole. C’est cet aspect politique de l’œuvre qui vaut la gloire à l’écrivain. Gide même s’y trompe, qui note dans son Journal que Steinbeck offre « la meilleure peinture psychologique que je connaisse du communisme ». Ainsi, la crise et les illusions socialistes embarquent le génie naïf de Steinbeck dans le grand malentendu de la littérature engagée.

Or, Steinbeck n’est pas une tête politique, encore moins un marxiste. Il n’a rien en commun avec les écrivains socialistes américains, tels Edward Dahlberg, Richard Wright, Paul Taylor, Howard Fast ou James T. Farell. Au contraire, il reprend le vieux rêve des pionniers : avoir un petit ranch à soi, là-bas, à l’Ouest, où l’immensité de la Prairie est le symbole de la liberté. Pour George et Lennie, les héros de Des souris et des hommes (Of Mice and Men, 1937), les lendemains qui chantent ne parlent pas de socialisme : « On aura une petite ferme et l’on aura p’être ben un cochon et des poulets, et dans le champ un carré de luzerne pour les lapins. » C’est le vieux rêve jeffersonien de la petite propriété foncière. Les chômeurs de Steinbeck reprennent la marche vers l’Ouest des pionniers américains. Ce sont des damnés de la terre qui croient plus au Far West qu’au socialisme.

Dans les Raisins de la colère (Grapes of Wrath, 1939), le livre le plus réussi et le plus grand roman social de l’époque de la crise, l’inspiration religieuse double la révolte. Les Joad, cahotant sur leur tacot, sont en route pour la Terre promise. Le style des Raisins de la colère imite celui des Psaumes, et la structure du récit reproduit l’exode biblique, de l’oppression en Égypte jusqu’à l’arrivée parmi les tribus hostiles de Cana. De même que, pendant l’Exode, Israël reçut de nouvelles lois, de même les Joad sont dispersés : un lien nouveau se forme, qui remplace le lien familial par la solidarité de classe.

Cette quête de la Terre promise n’est pas, chez Steinbeck, individuelle et spirituelle, mais concrète et tribale. Ne plus avoir faim, ni soif, ni froid, c’est à ce niveau physiologique de la dignité que se situe l’univers de Steinbeck. Celui-ci est à son affaire avec les simples, les illettrés, avec des hommes qui sont encore un peu des bêtes et s’individualisent mal. C’est un romancier de la tribu, du clan ; il parle des hommes avant l’invention de la personne humaine. Il a élaboré une théorie mi-scientifique, mi-poétique du « group-man », de l’univers grégaire, dont l’homme n’est qu’un élément biologique. Son microcosme ressemble délibérément à ces flaques d’eau où mollusques et crustacés se débattent à marée basse. Comme il y a un anthropomorphisme des animaux chez Walt Disney, il y a une sorte de zoomorphisme des hommes chez l’auteur de Des souris et des hommes. C’est son ami le biologiste Edward F. Ricketts qui inspira en partie cette vision biologique. Ricketts, qui avait emmené Steinbeck dans l’expédition scientifique de la mer de Cortés, était son conseiller et son maître à penser, et il figure dans la plupart des romans de Steinbeck sous les traits de « Doc ».

« Les plans les mieux conçus des souris et des hommes ne se réalisent pas. » Le titre Des souris et des hommes, emprunté à ce texte de Robert Burns, explicite ce fatalisme biologique de Steinbeck. Hommes et bêtes sont gobés par le destin, comme le serpent d’eau par le héron à la dernière page. Le meilleur Steinbeck, ce n’est pas le message social, mais ces moments de poésie où le drame des hommes trouve un reflet symbolique dans la nature : une chouette qui fond sur un mulot, un hurlement de chien abandonné. L’héroïne de « la Caille blanche » s’identifie à l’oiseau qu’elle regarde. Cette « Caille blanche » est avec « les Chrysanthèmes » l’une des meilleures nouvelles du recueil la Grande Vallée (The Long Valley, 1938). Mais il n’y a rien d’idyllique dans ce rapprochement de l’homme et de la bête. Ce qui fascine Steinbeck, comme il l’écrit, c’est « la transformation de toute une masse d’hommes en une seule grande bête rampante ».

Univers barbare que celui de ces êtres à peine humains, que Steinbeck regarde vivre et mourir avec une patience de paysan, une sorte de sérénité féroce. Le monde de Steinbeck est un univers sans amour, sans amitié : la seule lueur est cette solidarité de bœufs sous le joug qui unit Lennie et George mâchant leurs haricots côte à côte, en grommelant. Lennie, le colosse idiot qui, par amour, étrangle des souris et des femmes, est le plus exemplaire héros de Steinbeck, à mi-chemin de l’homme et de la bête. Avec ces créatures frustes, les techniques behaviouristes, la description extérieure, l’indigence des motivations psychologiques font merveille.

Mais, quand il faut aborder l’univers urbain, les problèmes politiques, moraux, psychologiques, les moyens manquent à Steinbeck. Il en est ainsi quand l’écrivain traite des syndicalistes dans En un combat douteux, des citadins dans les Naufragés de l’autocar (The Wayward Bus, 1947) et surtout des aristocrates dans À l’est d’Éden (East of Eden, 1952), fresque historique sur deux grandes familles de Californie, les Trask et les Hamilton, de 1860 à 1920. Pour compenser cette pauvreté psychologique, Steinbeck utilise un symbolisme enfantin. Dans À l’est d’Éden, par exemple, « remake » du drame de Caïn et d’Abel, les prénoms des bons commencent par la lettre A, comme Abel, et ceux des méchants par la lettre C comme Caïn.