Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Staël (Mme de) et le groupe de Coppet

Bien qu’appartenant traditionnellement à la littérature, le personnage d’Anne Louise Germaine Necker, baronne de Staël-Holstein (Paris 1766 - id. 1817) déborde les cadres étroits où l’on voudrait l’enfermer.



La femme

La plume est pour elle à la fois un moyen et un pis-aller. Par son père, Jacques Necker*, l’enfant connaît surtout la nouvelle puissance de l’argent. Necker, commis de banque devenu associé de ses patrons, fait fortune et devient ministre ; en 1777, il est directeur général des Finances du royaume. Celle qu’on appelle alors Louise Necker a onze ans : elle entre précocement dans la vie politique et ne se résignera jamais à l’abandonner, servie et contrée par l’extraordinaire expansion des affaires françaises à travers toute l’Europe ; portée par les événements, elle ne les vit pas — et cela dès son plus jeune âge — comme devant être subis et croit toujours pouvoir les infléchir. À ce jeu, elle risque quelquefois la mort, comme le 3 septembre 1792, et ne cesse jamais de lutter avec les différentes polices, où elle a cependant des intelligences ; de cette lutte, elle n’est victorieuse qu’au prix de péripéties dignes d’un roman d’espionnage. Mais ses défaites provisoires, elle les transforme en victoires : lorsque Napoléon l’exile en Suisse, en 1802, elle fait de Coppet, propriété de son père sur les bords du Léman, le lieu où se crée de toutes pièces un esprit européen, image qu’elle veut positive des conquêtes négatives de l’Empereur. Elle file à travers les mailles du filet qui se resserre sur Coppet, voyage dans l’Europe en armes, rentre à Paris avec les Alliés, mais ne survit que de peu à l’époque troublée, qui était à la fois sa raison de vivre et son chemin de croix.

Tel est le résumé superficiel de cette carrière exceptionnelle. Le tempérament intime de cette activiste éclaire le personnage de façon indirecte : le personnage ou plutôt les personnages qu’elle a réussi à imposer, mais qui, adoptés par ses amis ou ses ennemis, manquent toujours de la cohérence qui permettrait de figer en caricature ou en héroïne une femme dont le rapport aux autres ne masque presque jamais la souffrance. À commencer par les définitions lapidaires de Napoléon à Sainte-Hélène : « Folle, coquine, corbeau, tricoteuse de faux bruits » ; la folie n’inquiète pas trop dans la bouche du potentat déchu, mais le « corbeau » ? Le personnage de Mme de Staël a toujours souffert de ceux qui ont voulu n’en rendre qu’une image, parce que la cohérence de cette étrange dame n’était pas, comme pour la plupart des écrivains qui lui ont succédé, dans le romantisme et l’enthousiasme, dans une passivité névrotique, mais dans l’action. À détailler ses traits de caractère, on ne peut que déceler des contradictions désagréables, dont la principale fait d’elle une parente de René : besoin de jouer un rôle, fascination secrète de la mort. « Je passe des heures entières à me faire à l’idée de la mort », écrit-elle à son amie Juliette Récamier en 1811. « Je regrette mon talent peut-être avec égoïsme, mais enfin je sens tellement en moi des puissances supérieures qui n’ont pas été développées que leur destruction m’afflige. » Ces contradictions se retrouvent partout : dans l’ordre politique, où, appartenant à la nouvelle aristocratie d’argent, elle protège et ambitionne de figurer dans l’ancienne, héréditaire ; dans l’ordre social, où, ayant sa place toute naturelle d’« ambitieuse à salon », héritée d’une élite qu’imitait sa mère, elle cherche à se faire la situation des hommes, à écrire, à parler, à intriguer comme eux, se servant d’eux quand ceux-ci, tels Benjamin Constant ou August Schlegel, Joseph Bonaparte ou Bernadotte, veulent bien s’y prêter (même en littérature, ses romans ne pourront faire d’elle une Mme Cottin ou une Mme de Genlis ; encore moins voudrait-elle jouer auprès de l’Empereur le rôle que joua Mme de Krüdener auprès d’Alexandre Ier) ; dans l’ordre moral, où son désir de renverser les préjugés à la recherche du bonheur se heurte à un esprit de famille autoritaire, qu’elle étend à toute sa « clientèle » ; dans l’ordre religieux, où, formée par sa mère à un calvinisme rigoureux, dont l’esprit anime son combat politique, elle donne dans le mysticisme vague jusqu’à faire de Fénelon une de ses lectures préférées. Le type de ces contradictions est si évident qu’il apparaissait même aux lectrices du temps. « J’ai remarqué, dit l’une d’elles, qu’il n’y avait que deux espèces de femmes qui se fussent monté la tête sur Corinne, les femmes qui se croient à sentiment et qui prennent de l’enthousiasme et la bizarrerie pour du romanesque, et celles qui, se croyant elles-mêmes hors de la ligne commune, imaginent qu’elles ressemblent à Corinne » (Almanach des dames pour l’an 1808). Rien de mieux : Germaine de Staël serait une femme à sentiment qui se croirait hors de la ligne commune, chose qui ne nous étonne plus guère à présent ; mais le sentiment y est entaché de théâtre, de représentation, et le « génie » est secrètement nourri par une douceur et une bonhomie que Lavater avait décelées sur le buste du père.

Les amours de Germaine sont frappées au même sceau : le noble Narbonne-Lara, le Suédois Ribbing, Benjamin Constant à peine sorti de sa petite cour allemande, le fils du préfet du Léman, l’Irlandais O’Donnell, le jeune John Rocca retour d’Espagne. Ce cosmopolitisme sexuel recouvre un désir de dominer qui subit toujours la loi de son vainqueur, jusqu’à cet officier de vingt-cinq ans qui décide de l’épouser et y parvient à la veille de la mort de la dame.


Une expression au second degré

Un tel sujet est écrivain : Mme de Staël subit, en écrivant, les échanges de sa volonté de se représenter et de son désir d’être aimée, dialectique romanesque qu’on retrouve nécessairement dans ses deux romans principaux, Delphine (1802) et Corinne (1807). Mais ces romans transposent ses désirs dans des situations et des lieux à la fois imaginaires et réels : l’impact des lieux joue chez Mme de Staël le rôle que tiendra le temps dans une littérature ultérieure. Le carnet de route de la voyageuse devient indifféremment roman (Corinne), pamphlet (Dix Années d’exil), théorie et didactique (De l’Allemagne) ; l’expérience et l’observation ne trouvent leur expression que dans le sens ou le destin qui les commandent ; pour Corinne, c’est souvent la même chose.