Sophocle (suite)
Lumière de Sophocle
En face de ces condamnés, il est heureusement chez Sophocle des êtres qui ont réussi à prendre pleine mesure d’eux-mêmes. Ainsi Thésée (Œdipe à Colone), ainsi, à un degré moindre, Teucros (Ajax). Thésée représente le pouvoir établi, mais juste, l’humanité apaisée. Teucros symbolise la piété fraternelle, puisque, tout comme Antigone, il réclame pour son frère des honneurs funèbres. Un autre personnage est à l’abri des vicissitudes de l’existence, pas plus asservi à la vie qu’à la mort : c’est le devin Tirésias, qui, chez les tragiques grecs, exprime la vérité. Il apparaît dans Antigone et dans Œdipe roi. Il est situé hors du temps, lui qui, aveugle, a le pouvoir de voir ce que les autres ne peuvent voir. Dans Antigone, il fait comprendre à Créon qu’il a le « pied sur le tranchant de son destin » (996). Créon l’insulte et, dans sa démence, refuse de le croire. Pourtant Tirésias lui indique clairement le gouffre qui s’ouvre devant lui. De même, il déclare à Œdipe, qui le menace : « En moi vit la force du vrai » (Œdipe roi, 356). Il presse ce dernier, qui ne veut pas penser un instant qu’il est le meurtrier de son père : « Tu me reproches d’être aveugle ; mais toi, toi qui vois, comment ne vois-tu pas à quel point de misère tu te trouves à cette heure ? » (id., 412-414). L’aveugle Tirésias est le seul qui sache voir.
Mais des questions se posent : Sophocle conçoit-il vraiment, ainsi qu’il l’a dit, l’homme comme un néant ? Peut-on parler d’un pessimisme foncier de l’œuvre subsistante ? À quoi bon, en effet, ces sanglots, ces gémissements, ces meurtres, ces suicides ? La mort serait-elle le principe directeur de son théâtre, l’ultime et nécessaire issue ? N’y aurait-il jamais un rayon de lumière pour éclairer ces abîmes ? On ne cesse de dire que Sophocle fut un « homme heureux » : aussi, comment concilier cette vie avec une expression littéraire aussi atroce ? Et pourtant, nous avons une réponse avec Œdipe à Colone, avec cette dernière pièce du poète, la plus apaisante, bien qu’elle soit bâtie encore sur le thème de la mort.
La tragédie, en effet, se présente comme le testament spirituel de Sophocle, quelles que soient les péripéties du drame, par exemple les heurts où s’affrontent Œdipe, Créon, puis Polynice. Toute l’action tourne autour du malheureux banni. L’enjeu du débat, c’est le corps d’Œdipe, qui permettra au pays qui le conservera de s’assurer la prospérité. Autrement dit, la mort, celle du héros, est une fois de plus en cause : mais Œdipe mourra et léguera son cadavre pour que d’autres puissent vivre. La mort devient ainsi fécondante, puisque du néant sortira la vie.
A. M.-B.
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