Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Sophocle (suite)

Lumière de Sophocle

En face de ces condamnés, il est heureusement chez Sophocle des êtres qui ont réussi à prendre pleine mesure d’eux-mêmes. Ainsi Thésée (Œdipe à Colone), ainsi, à un degré moindre, Teucros (Ajax). Thésée représente le pouvoir établi, mais juste, l’humanité apaisée. Teucros symbolise la piété fraternelle, puisque, tout comme Antigone, il réclame pour son frère des honneurs funèbres. Un autre personnage est à l’abri des vicissitudes de l’existence, pas plus asservi à la vie qu’à la mort : c’est le devin Tirésias, qui, chez les tragiques grecs, exprime la vérité. Il apparaît dans Antigone et dans Œdipe roi. Il est situé hors du temps, lui qui, aveugle, a le pouvoir de voir ce que les autres ne peuvent voir. Dans Antigone, il fait comprendre à Créon qu’il a le « pied sur le tranchant de son destin » (996). Créon l’insulte et, dans sa démence, refuse de le croire. Pourtant Tirésias lui indique clairement le gouffre qui s’ouvre devant lui. De même, il déclare à Œdipe, qui le menace : « En moi vit la force du vrai » (Œdipe roi, 356). Il presse ce dernier, qui ne veut pas penser un instant qu’il est le meurtrier de son père : « Tu me reproches d’être aveugle ; mais toi, toi qui vois, comment ne vois-tu pas à quel point de misère tu te trouves à cette heure ? » (id., 412-414). L’aveugle Tirésias est le seul qui sache voir.

Mais des questions se posent : Sophocle conçoit-il vraiment, ainsi qu’il l’a dit, l’homme comme un néant ? Peut-on parler d’un pessimisme foncier de l’œuvre subsistante ? À quoi bon, en effet, ces sanglots, ces gémissements, ces meurtres, ces suicides ? La mort serait-elle le principe directeur de son théâtre, l’ultime et nécessaire issue ? N’y aurait-il jamais un rayon de lumière pour éclairer ces abîmes ? On ne cesse de dire que Sophocle fut un « homme heureux » : aussi, comment concilier cette vie avec une expression littéraire aussi atroce ? Et pourtant, nous avons une réponse avec Œdipe à Colone, avec cette dernière pièce du poète, la plus apaisante, bien qu’elle soit bâtie encore sur le thème de la mort.

La tragédie, en effet, se présente comme le testament spirituel de Sophocle, quelles que soient les péripéties du drame, par exemple les heurts où s’affrontent Œdipe, Créon, puis Polynice. Toute l’action tourne autour du malheureux banni. L’enjeu du débat, c’est le corps d’Œdipe, qui permettra au pays qui le conservera de s’assurer la prospérité. Autrement dit, la mort, celle du héros, est une fois de plus en cause : mais Œdipe mourra et léguera son cadavre pour que d’autres puissent vivre. La mort devient ainsi fécondante, puisque du néant sortira la vie.

A. M.-B.

 F. Allègre, Sophocle (Fontemoing, Lyon, 1905). / T. Legrand et H. Nermord, Sophocle et Sapho (P. U. F., 1927). / V. de Falco, La Tecnica corale di Sofocle (Naples, 1928). / H. Weinstock, Sophokles (Leipzig, 1931). / M. Croiset, « Œdipe-Roi » de Sophocle (Mellotée, 1932). / K. Reinhardt, Sophokles (Francfort, 1933 ; trad. fr. Sophocle, Éd. de Minuit, 1971). / E. Turolla, Saggio sulla poesia di Sofocle (Bari, 1934). / G. Perrotta, Sofocle (Messine, 1935). / M. Untersteiner, Sofocle (Florence, 1935 ; 2 vol.). / A. von Blumenthal, Sophokles (Stuttgart, 1936). / T. B. L. Webster, An Introduction to Sophocles (Oxford, 1936). / C. M. Bowra, The Sophoclean Tragedy (Oxford, 1944). / J. C. Opstelten, Sophocles en het crieksche pessimisme (Leyde, 1945). / G. Méautis, Sophocle (A. Michel, 1957). / A. Maddalena, Sofocle (Turin, 1959). / J. Lacarrière, Sophocle (l’Arche, 1960). / B. Knox, The Heroïc Temper. Studies in Sophoclean Tragedy (Berkeley, Calif., 1965). / G. Germain, Sophocle (Éd. du Seuil, coll. « Microcosme », 1969). / G. Ronnet, Sophocle, poète tragique (De Boccard, 1969).

sorcellerie

Pratique magique qui exerce une action néfaste.



Du « crime de magie » au « délit de sorcellerie »

Ces notions se rapportent à un ensemble complexe de croyances et de pratiques rituelles archaïques ainsi qu’à des conceptions et à des définitions juridiques successives. Dans l’histoire du droit romain, les dispositions juridiques font apparaître, depuis la loi des Douze Tables (451-449 av. J.-C.) jusqu’aux constitutions de Justinien, la nécessité de la répression du « crime de magie », c’est-à-dire d’atteintes aux biens, à la fortune ou à la personne d’autrui par des moyens magiques ou considérés comme tels. Ces maléfices pouvaient nuire, pensait-on, à l’empereur lui-même. Tacite décrit la terreur qui s’empara de Rome lorsqu’on découvrit les sortilèges qui auraient provoqué la mort de Julius Caesar Germanicus (19 apr. J.-C.).

Pendant toute l’Antiquité, en Occident comme en Orient, des documents nombreux attestent la croyance générale aux pouvoirs de transformation des sorcières et aux méfaits de la sorcellerie. La « chevauchée nocturne » des sorcières, représentée sous des formes dont l’analogie est incontestable, se retrouve même dans les civilisations méso-américaines.

Le triomphe du christianisme, depuis Constantin, a pour conséquence d’imprimer au droit de la cité romaine ou de la polis grecque, antérieurement empirique ou pragmatique, un caractère normatif universel, fondé sur la révélation religieuse unique et sur la proscription de toutes les autres croyances. La législation chrétienne impériale englobe dans la même condamnation les cultes dits « idolâtriques », la sorcellerie, magie « malfaisante » déjà prohibée, mais aussi la divination permise et la magie licite, dans leurs rapports avec la théurgie païenne et avec les cultes publics et privés, familiaux et locaux.

Dans l’Empire byzantin, les sorcières n’en continuent pas moins de jouer un rôle aussi grand que dans l’Empire d’Occident. Saint Jean Chrysostome attaque très vivement les femmes qui usent d’incantations et d’envoûtements, allant jusqu’à stigmatiser les superstitions et les excès de l’impératrice Eudoxie.

La vie quotidienne des peuples germaniques et nordiques est dominée par la peur des sorcières, tenues parfois pour responsables des malheurs des rois. Les Goths leur attribuent même la naissance des Huns par leur commerce avec des « esprits immondes ». Dans les chroniques anglo-saxonnes, l’envoûtement du roi Duff d’Écosse, en 967-972, donne lieu à des recherches qui aboutissent à la découverte des coupables. Celles-ci faisaient brûler à petit feu une poupée de cire à l’image du monarque. Après leur châtiment, les sueurs inexplicables du roi cessent et il recouvre la santé. La législation barbare, à l’usage des hommes du Nord qui, après les invasions, règnent sur les diverses provinces de l’Empire romain, abonde en dispositions prises contre les sorciers et leur clientèle.