Sinan (Mimar) (suite)
Janissaire pendant trente ans, il parcourt l’Empire au gré des expéditions contre Belgrade, la Syrie, l’Iraq, l’Égypte. Un fait d’armes sur le lac de Van lui vaut de devenir officier en 1534, et la réalisation d’un pont sur le Prout le fait remarquer de Lutfi pacha (1488-1563) durant la campagne de Moldavie. Aussi, quand ce dernier devient grand vizir, Sinan est-il nommé architecte de la Cour. Quinquagénaire, il a alors à son actif un seul édifice notable, la Hüsreviye camii d’Alep ; mais il va désormais œuvrer sans répit. Le poète Mustafa Sâî Çelebi († v. 1595), qui fut son ami, a dénombré près de cent grandes mosquées, une cinquantaine de petites et autant de madrasa, des ponts, des aqueducs, des caravansérails et des bains, des palais et des hôpitaux, au total plus de trois cents édifices. Même en tenant compte de l’aide apportée par des élèves, qui furent nombreux, l’œuvre de Sinan demeure inégalée par sa richesse et sa variété. Assez tôt, à Brousse, les Ottomans avaient préféré au type arabe de la mosquée* à file de colonnes le type à deux coupoles égales, épaulé de corps plus bas selon un dispositif cloisonné dont on trouve antérieurement l’esquisse dans l’Est anatolien. La prise de Constantinople* imposait, pour réaliser des édifices à la mesure de la capitale, des solutions nouvelles ; et Sainte-Sophie marquait la voie à suivre, même si les buts à atteindre étaient trop divergents pour demander au vieil édifice d’Anthémios de Tralles autre chose qu’une forme générale. Dès 1501, la Beyazıt camii, œuvre de Hayreddin (1481-1512), traduit cet esprit nouveau ; mais il faudra attendre Sinan pour l’exprimer pleinement.
La Şehzade camii (1544-1548) nous montre comment il opère. L’édifice n’est plus axé, mais centré par quatre demi-coupoles cantonnant la coupole principale ; la partition de l’espace détermine les nœuds d’un réseau cristallin cubique dont toute dynamique est exclue. Le volume d’ensemble est ici virtuel, suggéré par les minarets ; mais, à la Mihrimah (v. 1548), le cube est réel, buté seulement par des massifs d’angle. Dans les deux cas, la coupole a une portée de 19 m ; elle atteint 26,50 m (hauteur : 53 m) à la Süleymaniye (1550-1557), épaulée de deux demi-coupoles axées tout en conservant la masse carrée d’ensemble.
Désormais, Sinan cherche d’autres dispositions. À la mosquée de Rüstem Paşa (v. 1555-1561), il fait l’essai du tambour octogonal avec rachat du carré par quatre demi-coupoles. À la Selimiye d’Edirne (1569-1575), il étend l’octogone à l’ensemble de l’édifice, et la coupole a une portée de 31,50 m, sensiblement égale à celle de Sainte-Sophie de Constantinople. La volonté de non-pesanteur qui caractérise l’art ottoman s’exprime ici dans l’unité des supports prismatiques et la régularité de l’éclairage, ce qui permet de réaliser une densité sans précédent. À une échelle bien moindre, la mosquée du vizir Sokullu (à Istanbul, 1570-1572), permet à Sinan d’atteindre une compacité aussi extraordinaire au moyen de quatre demi-coupoles dessinant un hexagone dans une trame triangulaire où s’inscrit l’édifice entier, avec la cour qui le précède.
Toute renaissance part d’une synthèse. Cet enracinement — le contraire d’une copie stérile — avait fourni sa sève aux architectures éclectiques de l’Iran, de la Syrie et de Byzance, comme à l’art ottoman, leur héritier direct. Le rôle de Sinan fut d’en extraire une architecture à la fois majestueuse et subtile, dont l’influence rayonnera au point d’atteindre des pays aussi éloignés que l’Inde.
H. P.
➙ Istanbul / Turquie.
E. Egli, Sinan, der Baumeister osmanischer Glanzzeit (Zurich et Stuttgart, 1954).