Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

sexualité (suite)

Il en va de même pour la bisexualité : cette hypothèse, inspirée à Freud par son ami W. Fliess, exprime l’idée que chez tout homme se trouve un désir d’être femme et chez toute femme une position masculine, une envie de pénis plus fondamentale que la bisexualité masculine, dans la mesure où le phallus reste le réfèrent culturel dominant d’une culture patrilinéaire. Chez la femme en particulier, le partage bisexuel s’opère quasi anatomiquement : côté masculin avec la satisfaction clitoridienne, côté féminin avec la satisfaction vaginale. Et Freud, toujours respectueux de la norme, est conduit à affirmer que l’évolution normale va vers l’abolition de la première au profit de la seconde.

Contrairement à une évidence trompeuse, l’homosexualité n’est pas définie par Freud ; elle n’est, en fait, qu’un symptôme et non une cause : la cause est du côté de la bisexualité fondamentale de tout être cultivé. Toutefois, Freud repère l’homosexualité et en fait l’analyse, sans que celle-ci soit jamais autre chose qu’un résultat : il la trouve, par exemple, dans l’hystérie féminine, qui fonctionne toujours par identification refoulée à une autre femme, ou dans l’obsessionalité masculine, comme le démontre à l’envi le cas de l’Homme aux rats (1909). Dans un texte plus centré sur ce sujet, Psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine (1920), Freud explique que, pour le sujet normal, le choix d’objet est longtemps indéterminé, sans qu’il y ait de barrière franche entre l’amitié forte et l’amour pendant la période pubertaire. Cette indétermination se reflète dans les aspects « multiformes » de l’homosexualité, présente selon Freud dans les organisations comme l’armée ou dans toute organisation à dominante sexuée, d’une part ou de l’autre. Mais elle infirme également les idées communes : un homme très viril peut être homosexuel, un homme « féminin » peut être homosexuel, et « la même chose vaut pour les femmes : chez elles non plus caractère sexuel psychique et choix d’objet ne sont pas unis par une relation fixe de coïncidence ». La psychanalyse a, en fait, sur ce terrain, mis au jour deux affirmations fondamentales : la première, c’est que tous les individus normaux ont une composante homosexuelle du fait de la bisexualité ; la seconde, c’est que les hommes homosexuels ont connu dans leur histoire une relation privilégiée à leur mère. Quant au traitement, il ne porte pas de façon particulière sur ce point, mais s’occupe, comme pour tout symptôme, de l’histoire qui a conduit le sujet à se trouver en proie à ce désir : le refuser ou l’accepter sera aussi son affaire propre.

On voit que, partout, le rapport entre sexualité et culture est décisif : c’est un point que Freud a négligé au bénéfice de recherches biologisantes, dans la ligne de l’idéologie positiviste qui a présidé à la naissance de la psychanalyse au début de ce siècle.

C’est d’ailleurs sur un point de médecine que Freud a rencontré la sexualité, sur un terrain qui a orienté la psychanalyse dans sa dimension thérapeutique : c’est l’hystérie. Avec les symptômes hystériques, Freud fait la démonstration que des conversions peuvent s’opérer du corps au psychisme : le sujet peut souffrir d’une maladie dont la cause est un trouble sexuel, à l’intersection du psychique et du somatique. Ainsi, la grande crise d’hystérie reproduit tous les signes du coït, à l’insu de la malade, en même temps qu’elle met en œuvre une mise en scène bisexuelle, à la fois masculine et féminine. Ainsi, encore une malade de Freud, Dora, souffre d’un trouble de la gorge, manifestant ainsi un désir refoulé de fellatio. Mais, avec la maladie, résultat d’une sexualité contrariée, on touche à un point fondamental de la théorie freudienne : la sexualité n’est guère heureuse. Dès l’enfance, d’ailleurs, elle est affectée de démesure : l’enfant a des désirs sexuels sans rapport avec ses capacités physiques. Cette démesure, ce malheur continuent dans l’âge adulte : la misère hystérique de la maladie pourra tout juste se transformer en « malheur banal » une fois l’analyse achevée.


Structures de la sexualité

C’est que, de fait, la sexualité n’est pas libre. Les études anthropologiques confirment et approfondissent l’évidence dégagée par Freud en un premier temps. Claude Lévi-Strauss* montre comment les structures de la parenté* déterminent inconsciemment les choix d’objet, les amours, comment, au-delà, toutes les structures en étage qui constituent la culture motivent la sexualité et le désir. Par exemple, dans la tribu des Caduveos, au Brésil, les femmes sont peintes de volutes et de formes géométriques à la fois symétriques et assymétriques. Ces séduisantes peintures excitent et stimulent, comme peuvent le faire certains rituels érotiques dans notre culture. Mais Lévi-Strauss démontre que ces peintures correspondent à des contradictions entre les clans de la tribu et la répartition des classes sociales, contradictions qu’elles traduisent et résolvent en même temps. Donc, la sexualité n’est jamais isolée comme telle, n’est pas séparable de l’ensemble culturel dans lequel elle s’inscrit. Les recherches de Jacques Lacan* sur le fantasme et la scène primitive, sur une base freudienne, confirment cette analyse. Pour Lacan, le fantasme est une structure fondamentale où se met en scène, une fois pour toutes, le désir d’un sujet individuel. Cette mise en scène est causée par ce que Freud appelle la scène primitive, scène où toute sexualité, dès l’origine, au début de l’enfance, cristallise : elle représente le plus généralement le rapport sexuel entre les parents et produit un effet mêlé de terreur et de fascination. Cette scène n’est ni réelle ni fictive : elle n’est pas réelle dans la mesure où l’on ne pourra jamais savoir si, réellement, le sujet a vu ce spectacle, et elle n’est pas fictive parce qu’elle se situe à un niveau plus radical que la fiction, qui, de son côté, ne sait que répéter, en variant indéfiniment les modes, cette scène initiale. Ainsi, dans la psychanalyse de l’Homme aux loups (1918), le sujet voit-il comme un fantasme rêvé un arbre sur lequel des loups blancs, queue dressée, le regardent fixement à travers une fenêtre. Du regard, du blanc, de la queue des loups et de la fenêtre, Freud infère tout autre chose : le regard, c’est celui de l’enfant ; la fenêtre, c’est la porte de la chambre des parents ; la queue, c’est le pénis paternel ; le blanc, c’est le linge de la mère. Cette scène organise toute la sexualité ultérieure du sujet : c’est une structure.