Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Sartre (Jean-Paul)

Philosophe et écrivain français (Paris 1905).



Un « monstre » polymorphe qui s’interroge sans s’arrêter

À la fois philosophe, romancier, critique, journaliste, homme de théâtre et homme politique, Jean-Paul Sartre s’est exprimé dans tous les modes littéraires : romans, nouvelles, pièces de théâtre, essais, traités, etc. L’entreprise de cerner et de synthétiser sa pensée pourrait paraître par là d’autant plus malaisée. Mais cette diversité se situe temporellement : issue de problèmes profonds, l’œuvre de Sartre se « dialectise » constamment dans la mesure où l’auteur cherche à se situer et à se définir par rapport aux grands courants de pensée contemporains. Plus profondément peut-être encore, elle s’autodétruit et se renouvelle par la connaissance aiguë que Sartre prend de lui-même et de ses motivations sous-jacentes.

En 1964 est paru un petit livre, les Mots, dans lequel Sartre dégage avec une netteté étincelante les grands complexes affectifs, les grandes frustrations qui ont pu donner naissance à ce « monstre » littéraire qu’on appelle Jean-Paul Sartre.


Une enfance dans laquelle la réalité n’arrive pas à entrer

C’est l’une des premières et des plus fortes suggestions des Mots : l’absence de réalité, et d’abord de celle du père. Ce dernier, à peine son fils né, meurt, sans avoir eu le temps de devenir un souvenir : à peine une photo jaunie. Une situation à la fois régulière, parce que légitime, et pourtant déroutante, bâtarde, s’instaure alors. La très jeune femme, à peine mariée, déjà mère et veuve, retourne chez ses parents. Ceux-ci se sacrifient sans une hésitation ; mais l’amour est plus difficile. Situation fausse et mensongère, exagérée encore par un grand-père très comédien ; de là naît un enfant dont le cabotinage est le reflet de l’humilité de la mère et de la mégalomanie du grand-père ; climat sournois où rien n’oppresse franchement, mais où rien n’est vrai, où tout se dérobe.


Le rôle du comédien

Le théâtre de Sartre est l’expression la plus directe de ce thème profond et retors. De l’Oreste des Mouches (1943) à Kean le comédien, les héros du théâtre sartrien ont tous un point commun : la difficulté qu’ils ont à « jouer leur rôle ». Chez Oreste, le premier et le plus libre des héros sartriens, c’est la conscience aiguë de sa vacuité, de son détachement par rapport au monde. Malgré sa volonté d’exister pour les autres, Oreste rate finalement les autres, la vie, le réel par un acte, le meurtre d’Égiste et de Clytemnestre, qui n’est qu’un « geste », car il horrifie la ville entière et personne n’en saisit les motivations ; en fait, Oreste, sans haine et donc sans attache, s’est donné à lui-même la comédie de l’action et de l’existence.

La problématique est presque semblable chez le jeune Hugo des Mains sales (1948), le plus tourmenté des héros du théâtre sartrien ; cet adolescent prolongé « rate » le réel et l’authentique de la vie en tuant l’homme qui, précisément, incarnait pour lui la vie, qui y trempait à plein de ses deux « mains sales ». Il en est de même pour Goetz, qui se joue la comédie du bien et du mal, dans le Diable et le Bon Dieu (1951), sans parvenir à atteindre les hommes ; quant à Kean, dans la pièce du même nom (1953), comédien-né, il ne réussira jamais à vivre sa vie sur un autre mode que celui du factice.


La mauvaise foi

Cette comédie qu’on se joue à soi-même et qui fait qu’on n’adhère jamais totalement à ce qu’on vit et à ce qu’on ressent, même intensément, qu’on se sent toujours comme à distance de soi, Sartre l’a exprimée philosophiquement par le thème de la mauvaise foi, central dans l’Être et le Néant. Il appelle ainsi la présence, inhérente à la nature de la conscience, d’un hiatus par rapport à tout état ressenti et éprouvé : je ne suis jamais absolument ce que je suis, je puis me voir « être » et, partant, ressentir cet être comme un jeu. Que je sois jaloux, amoureux ou garçon de café, et quelle que soit l’intensité de ma « participation » ou de ma passion, de toute façon, je peux me voir être, et donc apercevoir que je ne joue là qu’un rôle parmi les autres.

« La conscience, écrit Sartre, est un être pour lequel il est dans son être conscience du néant de son être » (l’Être et le Néant, chap. II, § 1) ; et la mauvaise foi est l’attitude de la conscience « telle que celle-ci, au lieu de diriger sa négation vers le dehors, la tourne vers elle-même ».

La négation serait donc inhérente à la nature de la conscience, qui serait par essence double : elle serait formée à la fois de ce que Sartre appelle sa facticité, son épaisseur d’être, et de la négation de celle-ci, ou transcendance.


La phénoménologie

Par rapport aux théories de la conscience, Sartre s’oppose à la fois à la psychologie traditionnelle et bergsonienne de la « vie intérieure », et surtout à la psychanalyse freudienne. Il adopte les concepts et les postulats phénoménologiques : cette mise au point et cette construction d’une théorie de la conscience occupent les premières années de sa réflexion philosophique et ses premières grandes œuvres : l’Imaginaire. Psychologie phénoménologique de l’imagination (1940), l’Être et le Néant ou Essai d’ontologie phénoménologique (1943).

En fait, c’est dès 1932 que Sartre a fait, par l’intermédiaire de Raymond Aron*, connaissance avec Husserl* et la phénoménologie*.

Simone de Beauvoir raconte comment Sartre pensa, grâce à Husserl, « exprimer et organiser de façon cohérente les idées qui le divisaient [...], dépasser l’opposition de l’idéalisme et du réalisme, affirmer à la fois la souveraineté de la conscience et la présence du monde telle qu’il se donne à nous ». La notion d’intentionnalité, dont Sartre inaugure l’emploi en 1939 dans l’Esquisse d’une théorie des émotions, lui permet précisément de concevoir la conscience comme étant perpétuellement en rapport avec le monde, comme étant pleine du monde, et pourtant souveraine et transcendante dans sa négation perpétuelle. Présence du monde et en même temps refus d’admettre la passivité d’une simple présence, cette chose, cette vie à l’état pur, que serait la « vie intérieure », ou, sous sa forme freudienne, l’inconscient. Il est précisément difficile de ne pas évoquer ici les résonances analytiques de l’attitude sartrienne ; d’autant plus que Sartre lui-même a exprimé ce que S. de Beauvoir a appelé son « horreur de la vie intérieure », son horreur du plein, de l’être de la vie et, sans aucun doute, des femmes dans deux livres, la Nausée (1938) et Érostrate (1939, nouvelle reprise dans le Mur).