Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
R

révolution (sociologie de la) (suite)

Les régimes monopolistes

Ils sont très fragiles. Le monopole du pouvoir, pour s’exercer activement, repose sur un certain nombre d’instruments : l’armée, la police, la bureaucratie et, à l’époque contemporaine, le parti et les techniciens. Avec le temps, ces instruments se constituent chacun en centre autonome de décision, limitent la liberté de manœuvre du pouvoir et se combattent les uns les autres. La nécessité technique de la délégation de pouvoir amène la classe dirigeante à sécréter sans cesse des concurrents. Cette antinomie est tellement constante que les régimes monopolistes ont, de tout temps, inventé des palliatifs. Dans les sociétés traditionnelles, la solution consistait généralement à confier les postes importants à des gens de peu, dont la fortune n’était liée qu’à la faveur du prince, sans assise réelle dans le pays : eunuques, affranchis, hommes du peuple, hommes d’Église. Pour être efficace, cette solution supposait une rotation rapide des élus et leur élimination périodique. D’où le risque que certains prissent les devants et fomentassent un coup d’État ou une révolution de palais. À l’époque contemporaine, le parti unique vient compliquer le problème. Lorsqu’il constitue l’épine dorsale du régime, le risque qu’un changement de majorité menace les hommes au pouvoir est constant. La seule solution est de précéder l’événement en noyant les opposants éventuels sous la masse des adhérents dociles et en procédant régulièrement à des purges. À côté du parti, une menace constante gît dans l’armée. Il convient d’assurer la docilité de celle-ci soit par une surveillance permanente, soit par des purges au sommet de la hiérarchie. Enfin, on fera manœuvrer le parti contre l’armée, et réciproquement.

Une deuxième faiblesse congénitale des monopoles est la facilité et la fréquence des révolutions de palais ou des coups d’État militaires. Sans doute n’aboutissent-ils qu’à des changements de titulaires, mais les purges et les massacres qu’ils déclenchent à chaque fois dans l’élite dirigeante finissent par la vider de toute substance.

Une troisième faiblesse est liée au problème de la continuité. En régime dynastique non réglé, chaque succession oblige l’héritier désigné à éliminer tout concurrent éventuel : une dynastie s’épuise rapidement à ces pratiques. En régime dynastique réglé, les héritiers sont de qualité variable, déterminée par les hasards biologiques. Il suffira d’une crise sérieuse, que les conseillers se divisent ou fassent défaut, pour que la tête soit paralysée et que soit donnée carrière à toutes les aventures. Dans les variantes non dynastiques, le problème est encore plus aigu : la disparition du titulaire ouvre un interrègne où les ambitions s’agitent.

Une quatrième antinomie du monopole est la difficulté d’intégrer les changements. Le maintien d’un monopole repose sur un équilibre instable des forces, qu’un rien suffit à faire basculer. Sa pente naturelle est donc l’immobilisme et le maintien en l’état de toute la structure sociale. Dans une société où les changements sont lents et imperceptibles, où la scène internationale est relativement stable, où les problèmes à résoudre sont répertoriés et reçoivent des solutions qui ont fait leur preuve, cette antinomie se manifeste peu. De nos jours, au contraire, alors que les mutations techniques sont constantes, que les fluctuations économiques sont un lot quotidien, que la scène internationale est mouvante et que les valeurs sont soumises à discussion, l’antinomie éclate. L’équilibre des forces est constamment remis en question : il faut faire face au changement en s’appuyant sur une force contre les autres, ce qui déséquilibre le parallélogramme des forces ; il faut étouffer les germes de renouvellement, donc reporter la solution des problèmes, ce qui les aggrave ; une décision quelconque ayant toujours valeur politique majeure, on l’évite ou l’on risque, en cas d’échec, le limogeage. Bref, les monopoles politiques sont affrontés aux antinomies du monopole et de l’efficacité, de l’immobilisme et du volontarisme, de la stabilité et du terrorisme.

Une dernière cause de fragilité tient à la nature du système social. À certains égards, on peut considérer celui-ci comme un gigantesque système d’échanges ordonnés : économiques, mentaux, sentimentaux, biologiques... Le sous-système politique, qui naît d’un « contrat » par lequel les gouvernés délèguent leurs pouvoirs à des gouvernants, repose, au moins tacitement, sur la nécessité, pour ces derniers, d’assurer à leurs mandants des contre-prestations. Les gouvernés échangent leur liberté contre la protection des dieux, la prospérité économique, le maintien de l’ordre et de la concorde, la sécurité extérieure. Tous les régimes sont donc condamnés à la réussite. Dans un régime pluraliste, les responsabilités sont, par définition, divisées entre plusieurs centres de décision. En cas d’échec grave, des contrats locaux seront rompus ; pour que le contrat global soit dénoncé, il faudrait que tous les gouvernés récusent simultanément tous les gouvernants (dans les communes, les syndicats, les entreprises, l’État...). Une telle conjoncture est entièrement improbable, hormis le cas d’invasion étrangère. Au contraire, un système monopoliste est très vulnérable à un échec massif. L’accumulation des défaites, des calamités, des désordres conduit presque nécessairement à la chute du pouvoir. Or, le cours du monde étant ce qu’il est depuis les origines, l’occurrence de ces échecs est très probable. On a ainsi la racine première et principale de la fragilité des systèmes politiques : elle naît des défis que lancent aux hommes la nature et la vie en société ainsi que de l’incapacité tendancielle où se trouvent les régimes monopolistes d’y faire face. Comme, inversement, la succession des bouleversements sociaux et politiques entraîne le laminage des contre-pouvoirs possibles et un renforcement du pouvoir, l’histoire humaine est engagée depuis des millénaires dans une spirale fatale. Il convient de noter la singularité d’un certain Occident, où les hasards de l’histoire ont brisé la spirale et introduit, au moins provisoirement, le pluralisme, la stabilité politique et, par conséquent, l’efficacité dans tous les domaines.