Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
P

personnalisme

Doctrine qui accorde une valeur incomparable à la personne humaine, qui, selon la terminologie kantienne, a une dignité mais est sans prix, et par conséquent ne doit jamais être traitée comme une chose, comme un moyen, mais toujours comme une fin.


Dans la civilisation occidentale, cette notion de personne s’est élaborée à partir du droit romain et de la théologie chrétienne. Il n’est donc pas étonnant que deux idées surtout la marquent et créent en elle une tension permanente : celles de droit et d’amour. Les uns, comme Kant* et Charles Renouvier (1815-1903), auteur d’un livre intitulé le Personnalisme (1902), privilégient l’aspect juridique, voyant dans la personne un sujet de droit qui doit être objet de respect ; les autres, comme Lucien Laberthonnière (1860-1932) dans son Esquisse d’une philosophie personnaliste (1942, posthume) ont vu dans la personne humaine une créature de Dieu qu’il faut aimer. Si bien que le terme de « personnalisme » a au moins trois sens : en Allemagne, au xixe s., il désignait, contre le panthéisme, la philosophie de ceux qui admettent un Dieu personnel ; en France, la doctrine de Renouvier, qui faisait de la personnalité le centre de son système ; mais, depuis les années 30, le mot s’applique surtout à la doctrine morale et sociale, exposée notamment dans le Manifeste au service du personnalisme (1936) et le Personnalisme (1949) d’Emmanuel Mounier (1905-1950) et défendue par la revue Esprit.

La personne dans cette perspective se distingue radicalement de l’individu. L’individualité est ce dont les parties ne peuvent pas être appelées du même nom que le tout. Ce qui la constitue c’est une certaine suffisance en soi qui la différencie de tout le reste. Elle ne se précise qu’avec la vie. Bien que le vivant ne constitue pas un système clos, il a cependant une certaine unité, une certaine cohérence interne. La vie d’ailleurs est dynamisme : elle est moins un ensemble d’individus juxtaposés qu’une tendance à l’individuation. Plus la vie s’élève, plus les êtres concentrent en eux des éléments divers, Mais c’est avec le développement du psychisme que la notion d’individualité prend son vrai sens : tout individu s’efforce de maintenir le maximum et l’optimum de consistance psychique dont il est capable. Il n’est pas jusqu’aux psychonévroses qui ne témoignent des efforts désespérés de l’individualité pour sauver l’équilibre. De ce caractère même découle sa grandeur, autant que sa faiblesse. Elle a une haute valeur, en tant qu’elle recherche la maîtrise de soi, ce que les stoïciens appelaient l’hégémonie de soi-même. Mais cela ne va pas sans péril. La suffisance en soi peut conduire au rejet des autres. Le « personnalisme », celui d’un Renouvier, qui fonde tout sur le développement de l’individu et privilégie le droit, n’est qu’un individualisme : le « respect » peut préserver les êtres, il ne suffit pas à les faire communiquer.

C’est ce qui explique que Mounier et ses amis d’Esprit aient si vivement critiqué l’individualisme, défini comme égocentrisme. Ces formules polémiques s’expliquent par les conditions du temps, puisqu’au début du siècle le personnalisme avait même été défini comme « le vice de celui qui rapporte tout à soi ». En réalité, le personnalisme mouniériste n’oppose pas la personne à l’individu. Il prétend seulement découvrir, à l’intérieur de ce qu’il appelle « personne », une autre tendance — une tendance au don de soi, à la communion avec l’Autre, qui peut aller jusqu’au sacrifice de l’individualité psycho-biologique. Le spirituel est infiniment au-delà et au-dessus du psychologique. On pourrait même dire que le psychologisme est la source de toute erreur et de toute faute. Le philosophe russe N. Berdiaev, ami de Mounier et collaborateur d’Esprit, opposait même au roman psychologique le vrai roman spirituel, celui d’un Dostoïevski, qu’il appelait « pneumatologique ». Dans le Vocabulaire philosophique d’André Lalande, Mounier faisait ajouter une note au mot personnalisme : « Le personnalisme se distingue rigoureusement de l’individualisme et souligne l’insertion collective et cosmique de la personne. » Pour mettre fin à toute méprise, il intitule un ouvrage, en 1935 : Révolution personnaliste et communautaire. Il n’y a pas d’abord un moi et un toi, des individus séparés qui contractent ensuite pour former société. Le « nous » est immanent au « je », il est intérieur au « moi » et au « toi ». La personne est ouverte à ce qui est au-dessus d’elle comme à ce qui est au-dessous : il y a des conditions infra-consciente et supra-consciente de la vie personnelle.

De même que la mémoire témoigne de ma présence à moi-même, la sensation témoigne de ma présence au monde. La pensée ne se constitue que par un perpétuel ravitaillement qu’assure sa communication avec le réel. Il n’est de personne qu’incarnée : corps et esprit sont deux aspects de la même réalité. Un philosophe aussi intellectualiste que Lachelier aimait se promener dans la forêt de Fontainebleau et sentir en lui ce qu’il nommait plaisamment, en deçà de la vie animale, l’arboréité. Jacques Rivière se rendait attentif « à l’immense rumeur du monde ». La première qualité du penseur personnaliste est d’être toujours à l’écoute. Dans l’Esthétique personnaliste d’Emmanuel Mounier, Jacques Charpentreau a montré que l’art est au point de rencontre de sensations multiples et que, sans une certaine sensualité, il n’y a pas de sens du Beau. Il ne suffit pas de dominer le monde, il faut être avec lui en conversation poétique. Toute sa valeur doit être rendue au sentir : sous sa double forme de sensation et de sentiment, il est notre ouverture aux choses, aux autres, à nous-même, révélation de l’existence non pas seulement dans un objet, mais dans sa liaison avec le monde en totalité. Les conditions supra-conscientes de la personnalité sont aussi importantes. Tout enracinée qu’elle est dans le cosmos, la personne est acosmique, besoin d’infinitude, virtualité d’infini. Nous sommes pleins de choses qui nous jettent en dehors, au-dessus. Les sentiments déjà le prouvent. La pudeur et la honte disent : je suis plus que mon corps ; la timidité : je suis plus que mes gestes et mes mots ; l’ironie et l’humour : je suis plus que mes idées ; la générosité : je suis plus que mes possessions. « Je suis un être pour soi qui n’est pour soi que par un autre », disait Hegel, un centre centrifuge. L’égoïste ne s’aime pas trop, mais insuffisamment : il n’arrive pas à s’aimer chez les autres. Il n’y a pas seulement en l’homme une volonté d’organisation, qui tend à la sagesse, il y a aussi une volonté d’aspiration, qui est un appel à la sainteté.