utilité

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».

Épistémologie, Sociologie, Morale, Politique

Dans le vocabulaire technique des sciences économiques et de la théorie mathématique ou philosophique de la décision, – au sens absolu, sans qu'il soit fait mention d'un objectif particulier – mesure de la satisfaction des préférences d'un agent individuel, liée aux états personnels de cet agent.

L'usage scientifique du terme rejoint d'une certaine manière l'usage courant, puisque l'utilité (au sens des économistes) est ce dont la maximisation (usuellement sous contrainte – par exemple sous contrainte de budget limité) signale les actions, les états personnels ou les choix utiles à la satisfaction de l'agent. D'une manière très générale, on peut dire que l'utilité ainsi conçue caractérise ce qui va dans le sens des intérêts de l'agent, à condition d'entendre par « intérêt » non pas le quantum de l'objet d'un intérêt potentiel – c'est souvent ce que l'on vise lorsqu'on parle des « intérêts » d'une personne (santé, aisance matérielle...) –, mais ce à quoi la personne prend réellement intérêt : la référence ultime est donc l'appréciation subjective d'un objet ou mieux, en dernière analyse, d'un état personnel (se rapportant à tel ou tel objet) par une personne. C'est cette notion qui sert de point de départ aux doctrines dites utilitaristes issues des philosophies de Beccaria, de Bentham et de Mill selon lesquelles il faut s'efforcer de donner sens à une forme agrégée des utilités dans la société (« le plus grand bonheur du plus grand nombre »), et à l'impératif pratique de la promotion (ou maximisation) de cette utilité collective.

Dans la philosophie et les sciences sociales contemporaines, la notion technique d'utilité est étudiée simultanément par la théorie économique des choix individuels et par la théorie abstraite de la décision, la première se distinguant de la seconde essentiellement par l'intervention de données « économiques » du problème de choix rationnel, telles que des budgets, des prix associés à des biens ou encore des possibilités techniques de transformation – les « technologies ». Il faut donc se garder d'évoquer un « modèle économique » à propos de l'idée générale d'une décision réalisant le maximum d'utilité. La notion d'utilité collective est parfois évoquée, en lien avec l'utilitarisme ou les philosophies de l'intérêt général, ou bien encore dans le contexte de stades anciens de l'économie du bien-être (par exemple à propos des « fonctions de bien-être social » de Bergson et de P. Samuelson dans le prolongement des doctrines utilitaristes), mais le théorème d'Arrow a établi l'impossibilité de définir une telle notion d'une manière pleinement satisfaisante.

Souvent de nature mathématique, et donc générales par nécessité, les contributions à la théorie de l'utilité se concentrent sur les relations formelles entre indices numériques et préférences empiriquement révélées par les agents individuels. Elles appellent donc, pour contribuer à l'explication des phénomènes sociaux ou à l'évaluation normative des choix, une interprétation complémentaire, capable de faire apparaître la nature des objets ou états concernés et, le cas échéant, les raisons (morales ou religieuses par exemple) ou les motivations objectives (besoins, « biens primaires » au sens de la philosophie morale) de l'inclination de l'agent individuel vers tel ou tel état ou objet. Il est en effet désespéré de chercher à établir une distinction absolue entre les intérêts d'une part et, d'autre part, des valeurs au nom desquelles on agirait « autrement que par intérêt »(1). Le concept englobant d'utilité permet justement de renvoyer à l'ensemble des caractéristiques (les arguments de la fonction d'utilité) auxquelles l'agent individuel prend intérêt, et qui motivent ses évaluations et ses choix.

Préciser la nature des objets que qualifie l'« utilité » enveloppe certaines difficultés. On doit en particulier examiner les relations entre états du monde (par exemple l'état actuel de la France, ou bien encore l'événement que constitue un concert auquel j'assiste), conséquences des choix (le caractère réussi ou non d'une fête que j'organise), états personnels (ma disposition d'esprit et mon humeur lorsque j'écoute un concerto de Mozart), objets physiques faisant l'objet de choix (un disque que j'achète) et actions ou choix (le fait d'aller assister au concert ou le fait de sélectionner un disque pour se le procurer). Aucune de ces entités n'est telle qu'il soit évidemment dénué de sens de parler d'utilité à son propos, même au sens technique d'un indice numérique repérant le degré de satisfaction des préférences(2). Toutes ces entités, en tant que sources d'utilité potentielles, peuvent comporter de l'incertitude.

L'un des débats philosophiques les plus notables autour de la notion d'utilité a concerné sa mesure et sa représentation mathématique, devenue axiomatique au xxe s. À la suite du Manuel d'économie politique de Pareto, et en rupture avec les conceptions utilitaristes antérieures, le concept scientifique d'utilité est ordinal (l'utilité n'est qu'un indice numérique reflétant un classement et non pas une grandeur ayant un sens quantitatif absolu ou par différences). Depuis le temps de la critique de l'économie du bien-être traditionnelle par L. Robbins(3), il est également fondé sur la non-comparabilité (les énoncés comparant ou additionnant le bien-être de deux agents différents sont dépourvus de sens).

L'espérance mathématique d'utilité – ou utilité espérée – est simplement l'espérance mathématique appliquée à des indices numériques représentant les avantages (nets des coûts) de situations résultant simultanément de certaines actions choisies par l'agent et de certains événements aléatoires auxquels sont associées des probabilités. Le postulat de la maximisation de l'utilité espérée, souvent invoqué en économie et dans d'autres disciplines (philosophie morale ou sciences politiques par exemple), est une manière simple et apparemment très générale d'exprimer la notion d'un choix qui est « le meilleur possible » faute de certitude sur ce qui peut survenir, donc en prenant évidemment le risque d'un résultat décevant (et, précisément, sans prendre en compte de manière spécialement privilégiée ce qui pourrait arriver dans les cas les moins favorables). Expliquant les fondements épistémologiques de la théorie von Neumann-Morgenstern, Morgenstern soulignait qu'il ne fallait pas chercher dans ce type de théorie générale de l'utilité une notion a priori de rationalité ; au contraire, le concept pertinent de « rationalité » est dérivé (de manière constructive) de la théorie, qui seule lui donne un sens précis(4).

Dans le cas où il n'y a pas d'incertitude, la maximisation de l'utilité renvoie simplement à des choix non dominés (i.e. inférieurs à nul autre) au regard d'un classement cohérent par ordre de préférence. Contrairement à une opinion répandue, elle n'enveloppe pas d'hypothèse spéciale de choix égoïste ou dicté par des « intérêts » qui s'opposeraient à des « valeurs ». L'analyse de la décision qui s'exprime dans les théories de la décision répond, comme l'a souligné B. de Finetti, à un problème scientifique générique : « la formulation de prescriptions systématiques adaptées à n'importe quel but »(5).

Emmanuel Picavet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Demeulenaere, P., « Les ambiguïtés constitutives du modèle du choix rationnel », in Saint-Sernin, B., Picavet, E., Fillieule, R., et Demeulenaere, P. (dir.), les Modèles de l'action, Paris, PUF, 1998.
  • 2 ↑ Savage, L. J., The Foundations of Statistics, New York, John Wiley and Sons, 1954, 2e éd. New York, Dover, 1972.
  • 3 ↑ Robbins, L., An Essay on the Nature and Significance of Economic Science, Londres, Macmillan, 1931, trad. I. Krestpwski, Essai sur la nature et la signification de la science économique, Paris, Librairie de Médicis, 1947.
  • 4 ↑ Morgenstern, O., « Some Reflections on Utility », in Allais, M., et Hagen, O. (dir.), Expected Utility and the Allais Paradox, D. Reidel Publishing Company, 1979.
  • 5 ↑ De Finetti, B., « Dans quel sens la théorie de la décision est-elle et doit-elle être “normative” ? », in la Décision, colloques internationaux du CNRS, Paris, 1961.

→ décision (théorie de la), préférence, rationalité