structuralisme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».

Philosophie Contemporaine

Dénomination d'ensemble utilisée pour caractériser et réunir des travaux et lignes de recherche de la pensée française des années 1960, réputés confluer dans la critique du sujet et la mise à jour de structures explicatives du réel et de la pensée.

Le structuralisme ? Tantôt une étiquette attachée à une vague communauté d'inspiration, ou à une hypothétique philosophie d'arrière-plan, décelée sur la scène intellectuelle de la France des années soixante ; mais l'étiquette ne fait pas la marchandise et le structuralisme « en général » relève d'une définition introuvable. Tantôt une appellation réservée à des méthodes d'analyse présentes sur la scène scientifique à un moment précis du développement de certaines disciplines, nommément la linguistique et l'anthropologie, spécifiées par des domaines d'application circonscrits et associées à d'incontestables avancées de la connaissance en sciences sociales ; on parle alors du structuralisme en linguistique et de l'anthropologie structuraliste. Certes il existe des passerelles entre la scène intellectuelle et la scène scientifique ; n'allons pourtant pas les emprunter dans le mauvais sens.

Une histoire des idées, écrite sans recul et de fort haut, crut pouvoir discerner une parenté, qui est bien plutôt une ressemblance de famille, entre le programme anthropologique de Lévi-Strauss, la psychanalyse de Lacan, l'archéologie du savoir de Foucault, les écrits philosophiques de Althusser ou encore la sémiologie du premier Barthes. Ainsi donc des entreprises différemment situées dans le champ du savoir et de l'activité de recherche, les unes purement spéculatives, d'autres attentives au travail empirique, auraient-elles participé d'un même projet d'ensemble qualifié de structuraliste. Pour délimiter ce que ces entreprises auraient en commun, on évoqua la critique du statut privilégié conféré au sujet et par conséquent à la conscience par l'humanisme dit classique, la dévalorisation concomitante de la signification et de la vérité, la dépréciation de l'historicité, du phénomène et de l'événement au nom du primat des structures, le choix du formalisme. Une phrase célèbre de Foucault, qui récusa la dénomination de structuraliste, pourrait servir d'exergue à cette lecture cavalière d'œuvres essentiellement diverses : « [...] l'homme est en train de périr à mesure que brille plus fort à notre horizon l'être du langage »(1).

Avec cette insistance placée sur « l'être du langage » avec le recours privilégié qui s'ensuit aux enseignements et aux concepts de la linguistique, avec aussi l'ambition manifestée de renouveler des traditions disciplinaires à la lumière du modèle fourni par l'analyse phonologique, en bref avec la reconnaissance d'un « tournant linguistique »(2), on atteint peut-être le « dur du mou » du structuralisme intellectuel. On dispose, en tout cas, de repères suffisamment solides pour abandonner la scène confuse du structuralisme « en général » et aborder ce qui s'est joué en certains endroits précis de la scène scientifique à partir de la linguistique.

La linguistique structurale n'a assurément pas forgé la notion de structure, entendue comme peu ou prou synonyme de celle d'organisation ou de système. L'idée suivant laquelle chaque langue possède une organisation qui lui est propre et doit donc, en raison des régularités qui s'y observent, être tenue pour un ordre n'était pas absente des grammaires traditionnelles(3). La linguistique structurale, plus particulièrement la phonologie, a introduit dans l'étude du langage un certain nombre de propositions fondamentales aboutissant à une véritable reconversion de méthode par rapport aux approches, notamment historiques et comparatives, mises en œuvre par les prédécesseurs de Saussure. Parmi ces propositions stratégiques, formulées par N. Troubetzkoy et explicitées par R. Jakobson et A. Martinet, on retiendra celles-ci en raison de l'influence qu'elles exercèrent en dehors du champ de la linguistique : 1) la phonologie substitue à l'examen des phénomènes linguistiques conscients l'étude de leur infrastructure non consciente. 2) Les éléments linguistiques ne sont pas des données qu'il suffirait de recueillir et de recenser ni leur système un arrangement livré d'emblée à l'observation. 3) L'identité de ces éléments est relationnelle et non substantielle (« La langue est une forme et non une substance » écrit Saussure) ; leur valeur est de position et c'est pourquoi le phonologue ne s'intéresse pas aux unités phoniques isolées mais seulement aux différences entre unités ayant valeur informative sous la forme d'oppositions pertinentes assurant la distinctivité sémantique. 4) Les faits de seconde articulation étudiés par la phonologie sont gouvernés par des lois générales à découvrir derrière l'inépuisable diversité des réalisations physiques et les transformations de la matière phonique. 5) L'analyse structurale permet de comparer les langues entre elles en tant qu'elles sont des systèmes phonologiques en rapprochant leur configuration, leur degré de complexité et les traits distinctifs que ces systèmes mettent en jeu.

Dès 1945, dans un article paru dans la revue Word, Lévi-Strauss, considérant que pour la première fois une science sociale, la phonologie, parvenait à formuler des « relations nécessaires », suggère que « dans un autre ordre de réalité, les phénomènes de parenté sont des phénomènes de même type que les phénomènes linguistiques »(4). Il pose alors la question de savoir s'il est possible, « en utilisant une méthode analogue quant à la forme (sinon quant au contenu) », de faire accomplir à l'anthropologie un progrès analogue à celui qui s'opère en linguistique. Lévi-Strauss appuie sa conviction sur le fait que les termes de parenté sont, à l'image des phonèmes, des éléments de signification ; qu'ils n'acquièrent cette signification qu'à la condition, comme les phonèmes, de s'ordonner en systèmes ; que les systèmes de parenté sont, à l'égal des systèmes phonologiques, élaborés par l'esprit humain à l'étage de la pensée non consciente ; qu'enfin, dans un cas comme dans l'autre, les faits observables paraissent résulter de l'action de lois générales. Lévi-Strauss prend acte de ce que la méthode phonologique pourrait être utilisée dans la plupart des descriptions de codes : Saussure n'évoquait-il pas la constitution d'une sémiologie générale ?

Lévi-Strauss étendra aux mythologies surtout, à l'art aussi, les principes de méthode élaborés à propos des phénomènes de parenté, sans jamais prétendre que la démarche structuraliste avait vocation à rendre compte de l'intégralité des faits sociaux et culturels. À chaque fois, il s'agit d'identifier le « plan de référence » pertinent en circonscrivant soigneusement les catégories de phénomènes organisées par l'activité non consciente de l'esprit en ensembles significatifs présentant le caractère de systèmes ; puis de traiter de ces ensembles sous l'angle des relations, d'ordre paradigmatique et syntagmatique, associant entre eux des éléments minimaux pourvus d'une valeur de position ; de construire enfin le tableau des permutations possibles entre ces éléments et de considérer ce tableau comme le seul véritable objet de l'analyse aux fins d'en dégager les règles de combinaison. Ainsi pourrait-on comprendre les « choix » accomplis par chaque culture.

Le structuralisme en linguistique a constitué une étape décisive dans l'étude scientifique du langage en élaborant à partir d'un point de vue un objet de savoir, la langue, doté à la fois de cohérence interne et d'autonomie externe. Pour le structuraliste, il est inutile de recourir à des données d'ordre extra-linguistique et, dans la mesure où la langue est considérée comme un code composé d'unités discrètes, l'étude de la parole et de la construction du sens est rejetée hors du champ de la linguistique. Les développements ultérieurs des sciences du langage, avec notamment l'émergence de la grammaire générative rapprochant la linguistique de la psychologie et des sciences de la cognition au travers de la substitution du concept de compétence – conçue comme un système de règles – à celui de langue, ont largement renvoyé le structuralisme linguistique au rang de chapitre de l'histoire de cette discipline. Le paradigme structuraliste a été remplacé par d'autres.

Faudrait-il pour autant estimer que l'anthropologie structuraliste, fondée par Lévi-Strauss sur la base d'emprunts raisonnés au structuralisme linguistique, pour avoir renouvelé les pratiques d'une discipline, aurait vu s'épuiser sa capacité créatrice ? A-t-elle quitté le théâtre des opérations scientifiques pour prendre place dans la galerie historique ? On livrera à ce sujet trois constats. Tout d'abord, l'application des principes de l'analyse structurale produit des résultats présentant une valeur, sinon explicative causale, du moins heuristique. Grâce à la mise en œuvre de ces principes, on sait mieux ce qui est à explique, la serrure si l'on veut, et dont d'autres disciplines, peut-être, façonneront la clé. Ensuite certaines des intuitions ayant présidé chez Lévi-Strauss, autant que le structuralisme linguistique, à la construction de la méthode, notamment celle suivant laquelle la structure des systèmes symboliques renvoie en dernière instance à des aptitudes humaines universelles, sont plus vivantes que jamais dans l'anthropologie qui se développe aujourd'hui, sous ce nom ou sous d'autres. Enfin l'ambition générale de Lévi-Strauss, profondément novatrice à l'époque où il l'assigna à l'anthropologie, qui était de relier étroitement l'inventaire de la diversité culturelle à l'appréhension de l'unité humaine, reste profondément d'actualité dans la recherche.

En ce sens, le structuralisme anthropologique, s'il a déserté l'avant-scène intellectuelle, continue d'exercer une influence à la fois visible et probablement souterraine sur la scène scientifique.

Gérard Lenclud

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Foucault, M., les Mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966, p. 387.
  • 2 ↑ Pavel, T., le Mirage linguistique, Minuit, Paris, 1988.
  • 3 ↑ Ducrot, O., le Structuralisme en linguistique, Seuil, Paris, 1968.
  • 4 ↑ Lévi-Strauss, C., Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958.
  • Voir aussi : Izard, M., et Lenclud, G., « Structuralisme », in Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, PUF, Paris, 1991.