soupçon

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin suspicio.

Philosophie Générale, Philosophie Contemporaine, Philosophie Moderne

Attitude et méthode caractéristiques des pensées de Marx, Nietzsche et Freud, qui consiste à interroger l'origine et les motivations des représentations culturelles et philosophiques.

Le soupçon n'est pas seulement la reconduction du doute cartésien. Le terme, employé par Paul Ricœur dans le Conflit des interprétations, pour qualifier l'orientation commune des philosophies de Marx, Nietzsche et Freud, désigne la démarche par laquelle ces penseurs dénoncent l'illusion de la conscience de soi et la prétendue maîtrise du sujet. Les maîtres du soupçon ont en commun de mettre en œuvre des techniques d'interprétation, qui déchiffrent sous les concepts de vérité, de morale et de religion, des mécanismes physiques, psychiques ou économiques plus essentiels qu'eux.

La prudence et la méfiance à l'égard des prétentions métaphysiques sont constitutives de toute démarche philosophique. Le doute cartésien l'applique à notre connaissance des choses ; Marx, Nietzsche et Freud soupçonnent la conscience même qui doutait, en indiquant en quoi l'idée d'une autonomie du sujet est contestable(1). L'homme du soupçon est alors un « familier des bas-fonds »(2), qui indique sous les représentations et les mots la réalité cachée qui les déterminent. Marx ramène la production d'idées à l'activité matérielle(3) et aux rapports de classe ; Nietzsche dresse la généalogie des valeurs en suivant les motifs, souvent inavouables, de leur formation(4) ; Freud, enfin, montre en quoi le psychisme inconscient régit la vie consciente et ses prolongements culturels(5). Dans les trois cas, le soupçon met en œuvre une herméneutique, c'est-à-dire une méthode de compréhension des représentations comme un code chiffré de la réalité, et une forme de thérapeutique, à la fois individuelle et collective(6).

Les éléments fondamentaux des pensées du soupçon ont durablement modifié le visage de la philosophie. Le choc produit par leur virulence l'ont conduite à plus de modestie dans ses prétentions. Des courants intellectuels et des auteurs importants du xxe s. ont tenté de prolonger cette démarche du soupçon, tantôt en décrivant le sujet comme un effet de surface déterminé par des structures qui lui échappent(7), tantôt en déconstruisant les concepts de la tradition philosophique(8).

Olivier Dekens

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Ricœur, P., le Conflit des interprétations, Seuil, Paris, 1969.
  • 2 ↑ Nietzsche, F., Aurore, § 446 ; Œuvres philosophiques complètes, t. IV, p. 238, Gallimard, Paris, 1980.
  • 3 ↑ Marx, K., l'Idéologie allemande, Éditions sociales, Paris, 1968.
  • 4 ↑ Nietzsche, F., la Généalogie de la morale ; Œuvres philosophiques complètes, t. VII, Gallimard, Paris, 1971.
  • 5 ↑ Freud, S., Malaise dans la civilisation, PUF, Paris, 1989.
  • 6 ↑ Foucault, M., « Nietzsche, Freud, Marx », in Dits et Écrits, t. I, pp. 592 et sq., Gallimard, Paris, 2001.
  • 7 ↑ Foucault, M., l'Archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 1969 ; Lévi-Strauss, C., le Regard éloigné, Plon, Paris, 1983.
  • 8 ↑ Derrida, J., Positions, Minuit, Paris, 1972 ; Marges de la philosophie, Minuit, Paris, 1972.