sacrifice

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin sacrificium.

Anthropologie, Philosophie de la Religion

Oblation, faite à une divinité, d'une victime ou d'autres présents – Le Saint Sacrifice, la messe, renouvelle, sur l'autel, le sacrifice de Jésus sur la croix.

Dans le sacrifice, il est moins question de tuer ou de supprimer que d'instituer une lisibilité de la relation de l'homme à Dieu, jusque dans l'ordre objectif – comme l'écrit Bataille, « sacrifier n'est pas tuer, mais abandonner et donner(1) ». L'interprétation hégélienne de son rôle dans le culte vise précisément les modalités selon lesquelles se transforment les termes que l'on veut mettre en rapport. Dans le sacrifice, l'essence divine ne se tient plus seulement dans la pure essentialité mais se donne à la conscience de soi, en même temps que celle-ci, de son côté, s'élève à la pure essentialité : « L'action du culte commence donc avec le pur abandon d'une possession que le propriétaire sans profit apparent pour lui dissipe ou laisse partir en fumée (...) mais pour que cette opération effective soit possible, l'essence doit elle-même s'être déjà sacrifiée en soi. L'essence a fait ce sacrifice en se conférant l'être-là et se faisant animal singulier et fruit »(2).

Le sacrifice doit donc assumer, par sacralisation de la victime, le rapport entre l'homme et la divinité – mais ce rapport est rompu, du fait même que la victime est finalement détruite. C'est précisément dans cette opération extrême que la structure visée dans le culte atteint sa réalisation, puisque la divinité peut seule remplacer l'objet intermédiaire qui fut sacrifié, ainsi qu'elle est à en cette occasion priée de le faire : « (...) Le sacrifice crée ainsi un déficit de contiguïté, et il induit (ou croit induire), par l'intentionnalité de la prière, le surgissement d'une continuité compensatrice sur le plan où la carence initiale, ressentie par le sacrificateur, traçait par anticipation, et comme en pointillé, la voie à suivre à la divinité(3). »

Il est ainsi possible de considérer que le sacrifice vise une compensation, selon diverses orientations possibles (expression d'une prière, ou d'une reconnaissance). Cette lecture inscrit le sacrifice dans le schéma de la dette dont Nietzsche reconnaît l'expression typique et le redoublement dans le christianisme. D'une part, Dieu offre son fils pour racheter les péchés des hommes ; mais, d'autre part, un tel sacrifice est proprement impossible à compenser, sauf à considérer que, désormais, toute l'existence humaine sera réactive – la vie est rachetée, mais selon une opération qui la rend foncièrement coupable : « Dieu lui-même se sacrifiant pour la dette de l'homme (...), Dieu comme le seul qui puisse racheter à l'homme ce que l'homme même ne peut plus racheter – le créancier se sacrifiant pour son débiteur, par amour (le croira-t-on ?) pour son débiteur !(4) »

L'élucidation du sacrifice sous l'horizon de la culpabilité (forme supérieure de l'exigence de compensation) épuise-t-elle les dimensions de ce phénomène ? Ne convient-il pas d'en réévaluer l'élément plus proprement religieux (la prière qui, selon Lévi-Strauss, donne son sens à toute l'opération), au-delà des déterminations morales débusquées par Nietzsche ? Kierkegaard reconnaît plutôt, dans le cas exemplaire d'Abraham prêt à sacrifier Isaac, une « suspension téléologique du moral ». Dans la foi, l'individu est au-dessus du général (c'est-à-dire de la loi morale). La position du croyant échappe à la médiation pour le confronter à l'absolu – ce qui est l'absurde même : « Il n'agit pas pour sauver un peuple, ni pour défendre l'idée de l'État, ni pour apaiser les dieux irrités. (...) S'il y avait du général dans la conduite d'Abraham, il serait recélé en Isaac, et pour ainsi dire caché en ses flancs, et crierait alors par sa bouche : “ne fais pas cela, tu réduis tout à néant”(5). » La foi fournit la justification ultime du sacrifice, que n'épuise pas l'analyse des déterminations morales.

André Charrak

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Bataille, G., Théorie de la religion.
  • 2 ↑ Hegel, F., Phénoménologie de l'esprit. La religion esthétique.
  • 3 ↑ Lévi-Strauss, C., la Pensée sauvage. Le temps retrouvé.
  • 4 ↑ Nietzsche, F., Généalogie de la morale.
  • 5 ↑ Kierkegaard, Crainte et tremblement, problème I.

→ Dieu, foi