sacré

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin sacer, « qui ne peut être touché sans souiller ou être souillé ».

Morale, Philosophie de la Religion

Objet du culte, dédié ou relatif aux dieux. Est ainsi sacré ce qui permet un commerce avec les dieux (lieu, parole, coutume). Le sacré s'oppose en ce sens au profane, limité au commerce des hommes entre eux. Par dérivation et affadissement, le sacré désigne ce qui, socialement ou individuellement, suscite le plus grand respect, avec l'idée d'un ordre premier qui ne saurait être mis en question.

On peut, pour appréhender le sacré, partir d'une des trois fonctions sociales propres aux civilisations indo-européennes, la fonction sacerdotale. À côté du guerrier et du paysan, qui ont en charge la nature et les hommes, le prêtre, lui, se tient sur le front de l'invisible, du divin. Le sacré surgit lorsque cet invisible manifeste dans le sensible un accès, une participation possible. Il faut donc bien distinguer la « théophanie », événement mythique, de la « hiérophanie »(1), permanence de la trace et de l'accès. Les dieux eux-mêmes ne sont pas sacrés ; leurs temples, leurs statues, leurs paroles le sont. Cet accès se donne paradoxalement dans une distance absolue, une séparation d'avec le monde ordinaire, profane, l'affairement guerrier ou productif. Le profane (selon l'étymologie, ce qui se tient devant le temple, donc en dehors de lui) est un juste milieu, un mixte où les hommes sont entre eux dans leur finitude, soumis au plus et au moins. Il y a incommensurabilité du profane et du sacré : le sacré prépare au « tout autre ». Néanmoins, la supériorité de la fonction sacerdotale montre qu'elle seule dispose de la mesure suprême. L'intuition du sacré est celle du « sentiment de l'état de créature » (Otto) face à l'écrasante majesté divine(2). La nécessité sociale d'une relation au divin, le besoin de sa manifestation (aussi néfaste qu'elle soit) montrent que la réalité humaine peine à se comprendre par elle-même, à se fonder sur elle-même, comme si un discours seulement humain était dérisoire pour expliquer l'homme. « Apprenez que l'homme passe infiniment l'homme », s'écrie ainsi Pascal.

Qu'il soit l'objet d'un sentiment ineffable, à la manière du « numineux » d'Otto, ou d'une cérémonie de grande valeur politique, comme le sacre d'un roi, le sacré prétend offrir l'expérience positive et édifiante d'un soulèvement par rapport à la contingence. Le roi oint n'est plus un habile intrigant, mais le vicaire du Christ ; l'âme confuse touchée par Dieu connaît une seconde naissance ; la dépouille mortuaire ne peut être exhumée sous peine de profanation. Le sacré arrache l'homme au lieu commun socio-historique pour le rendre à la régénération d'un « centre », d'une « origine » et d'une « destination » affranchis des errances humaines. En ce sens, le mystère de la mort, accès au tout autre, est au cœur des premières représentations sacrées. L'histoire, la société, le labeur du zoon politikon ou de l'Homo faber portent en eux une congestion, une usure « chroniques », qui appellent une purge, une relance nécessitant l'extériorité et l'autorité d'un point fixe, non souillé par la main humaine. Seront sacrés l'acte, l'instant, l'objet, la valeur qui rendent publics, efficaces et contagieux l'originel et le fondamental.

Réduction sociale et rationaliste du sacré

Le sacré, en droit, peut investir toute réalité profane : chiffres de Pythagore, lettres de la Kabbale ou du tantrisme, arbres ou animaux, date commémorant les origines, lieu de pèlerinage, pratique sexuelle, coutume alimentaire. Devenues sacrées, ces existences montrent que la vie est un passage, que le visible est porte de l'invisible, que l'évidence est symbole du mystère. Dans les faits, pourtant, le sacré n'est pas à la disposition de l'individu : l'accès à l'accès est contrôlé par la société, la manifestation la plus courante du sacré est l'interdit catégorique. C'est même en tant que l'homme persiste dans son individuation que le sacré se dérobe à lui ; il se donne bien plutôt dans ce qui suspend ou annule les principes d'individuation et d'utilité ordinaires – guerre, fête, mort, sacrifice donnent à sentir, dans la jouissance ou l'horreur, que l'individualité n'est que de pure forme, qu'elle ne peut prétendre à une réelle possession d'elle-même, que sa discontinuité suppose une continuité essentielle (Bataille)(3). En sociologue, Durkheim ira jusqu'à faire du sacré la projection de la puissance et de la prééminence de la société sur ses membres, la religion n'étant que la gestion de cette transcendance sociale(4).

Toute hiérophanie pose évidemment problème au projet unificateur de la raison humaine : double difficulté d'une compromission de l'absolu et d'une sortie des cadres de l'expérience. L'esthétique transcendantale de Kant, en réduisant les formes a priori de l'expérience au temps et à l'espace, entend bien fonder une religion « dans les limites de la simple raison ». L'absolu n'a pas besoin d'accès sensible, puisqu'il ne peut légalement pas se manifester ; le « tout autre » ne peut qu'être pensé ou fabulé. L'esprit doit accepter le contingent comme s'il était l'absolu nécessaire. Tout aussi radical, Spinoza réduit le sacré à une fonction rationnelle favorisant un comportement, « l'exercice de la piété et de la religion » : « Rien n'est, pris en soi et absolument, sacré ou profane, mais seulement par rapport à la pensée.(5) »

Qu'en est-il du sacré dans nos sociétés laïques et démocratiques ? Les succès des explications scientifiques, l'expansion infinie d'un espace homogène démocratique, la déchristianisation semblent ne plus lui laisser aucune place. « À la longue, la démocratie détourne l'imagination de tout ce qui est extérieur à l'homme, pour ne la fixer que sur l'homme », remarquait Tocqueville. Parallèlement aux résurgences de formes privées et chaotiques du sacré, l'humanité et la personne humaine se sont elles-mêmes revêtues de ses attributs : citons les « religions séculières » qu'ont été la nation, le bonheur et, sans doute plus que toute autre, la vénération de l'avenir, a priori insouillable et inconnaissable, et paré, dans les sociétés modernes, des vertus traditionnelles et salvatrices des origines. Enfin, une modification récente du Code civil (art. 16 à 16-9), qui soustrait le corps humain à la profanité de la science et du commerce, a montré combien la personne individuelle (plus encore que la volonté) fait l'objet d'une sacralisation formelle héritée des droits de l'homme.

Dalibor Frioux

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Voir Éliade, M., le Sacré et le Profane, le Mythe de l'éternel retour, Mythes, Rêves et Mystères, Folio-Essais.
  • 2 ↑ Otto, R., le Sacré, Payot, 2001.
  • 3 ↑ Bataille, G., l'Érotisme, la Part maudite, Minuit, 1985.
  • 4 ↑ Durkheim, E., les Formes élémentaires de la vie religieuse, Livre de poche.
  • 5 ↑ Spinoza, B., Traité théologico-politique, Garnier-Flammarion, 1965.
  • Voir aussi : Caillois, R., l'Homme et le Sacré, Gallimard, 1983.
  • Girard, R., la Violence et le Sacré, Hachette, 1994.
  • Wunenburger, J.-J., le Sacré, PUF, « Que sais-je ? », 1981.
  • Chateaubriand, R. (de), Génie du christianisme, Garnier-Flammarion, 1990.