révolte

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du bas latin volvitare, « tourner », via l'italien médiéval rivoltarsi, « se retourner ».

Morale, Politique

Réaction, individuelle ou collective, à une situation de soumission qu'on estime insupportable. Elle implique donc un jugement moral, articulé à une décision pratique de s'engager dans une opposition à ce qui est.

Par là, la révolte se distingue autant de la révolution, qui dépasse le sursaut existentiel pour envisager une transformation pratique du monde, que de l'indignation, qui est un simple jugement moral sans engagement politique. Elle est toutefois inspirée par un tel jugement, qui affecte la façon dont l'individu se rapporte à son monde(1). La révolte est donc une contestation d'abord individuelle, qui ne vise que la suppression d'un objet révoltant, et non la révolution intégrale du monde éthique. Le révolté réagit à la soumission, en présentant au maître son visage plutôt que son dos. « Faire face » : la révolte se pense comme un affrontement dont le premier pas consiste à braver le maître afin de l'obliger à partager sa propre conscience morale, c'est-à-dire en dernière analyse à poser ses valeurs à l'intérieur du champ déterminé par le révolté(2). La révolte est donc, dans son principe, le déplacement d'un rapport de forces politique vers un terrain de contestation morale : ce principe est même constitutif de l'« être au monde » du révolté, qui n'est pas un révolutionnaire, car il ne se libère que dans et par la pensée(3). Dans ses effets, toutefois, la révolte affecte la domination elle-même : en tant qu'elle impose de comprendre la position du maître comme un effort particulier contre lequel elle se plante pour sa part comme un effort égal, elle démasque l'illusion d'un fondement naturel de la soumission, et elle la désigne comme une exploitation assise sur un art politique(4). En outre, elle a vocation à s'étendre vers une conscience collective (ainsi, la révolte de Paul contre la loi juive ose le risque de la confrontation et cherche à fédérer les consciences). Pour autant, elle ne s'identifie pas à l'insurrection : l'insurgé vise une révolution et se perçoit comme avant-garde, il est doté d'une conscience de soi politique (conscience de classe), alors que le révolté n'est légitimé que par sa conscience morale. La révolte est, en fait, un passage ; c'est le moment où un jugement de valeur produit par cette conscience morale fait irruption sur la scène politique.

Sébastien Bauer et Laurent Gerbier

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Camus, A., l'Homme révolté.
  • 2 ↑ Nietzsche, F., Généalogie de la morale, I.
  • 3 ↑ Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l'esprit, IV, B, 1, « Le stoïcisme », et 3, « La conscience malheureuse ».
  • 4 ↑ Marx, K., Manifeste du Parti communiste, I.



Le droit de révolte a-t-il un sens ?

On se révolte, alors qu'on fait la révolution. On se révolte contre Dieu ou contre l'État, spectres lointains propices à une activité critique en quête de prolongement dans la pratique, mais on se mutine contre leurs représentants immédiats. Prise dans sa notion simple, la révolte est à mi-chemin entre les problématiques de la critique et de l'action. Elle est un sentiment dont les relations exactes avec l'action révolutionnaire sont à définir. Se révolter n'est pas encore agir, c'est être dans une forme de revendication aux conséquences multiformes : la populace d'un côté, le réformisme de l'autre. La révolte est une crise dont la cause relève d'une privation, d'un manque ou d'une absence : se révolter, c'est signifier à l'autorité qu'elle manque de justice. C'est, en quelque façon, opposer à l'ordre du droit celui d'un droit supérieur : le droit naturel défini par l'École moderne des jusnaturalistes comme l'expression d'un système rationnel et universel de lois qui s'attachent à conserver les déterminations d'égalité et de respect propre au genre humain. Lorsque le droit positif entre en conflit avec le droit naturel, chacun est fondé à recourir à l'instrument subversif qui consiste à sortir de la légalité pour en dénoncer l'injustice.

De fait, il peut paraître illusoire de vouloir faire de la révolte un droit. Toute révolte se présente nécessairement comme le contraire d'un droit, puisqu'elle prétend instaurer une relation dialectique, historique, entre un être-là du droit positif que l'on juge injuste, et un devoir-être du droit plus conforme à l'inscription de la morale dans la praxis politique. Elle n'est pas un droit naturel, puisqu'elle se présente comme l'opération critique par laquelle on manifeste son absence ici et maintenant. La contradiction majeure du droit de révolte, qui en fait une véritable alliance de mots, c'est que, pour faire advenir le droit, il s'autorise à le détruire dans sa forme existante.

La Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen, pièce fondatrice et contradictoire, énonce les droits imprescriptibles du genre humain, prolongeant ainsi l'opposition classique entre droit naturel et droit positif. Mais la relation exacte entre cette proclamation et les Constitutions existantes demeure problématique, même si elle est posée comme le but final des Constitutions, leur limite idéale. Tout le travail de réflexion mené par Kant autour de la question du droit est situé dans un horizon semblable, et c'est à bon droit que l'auteur du Projet de paix perpétuelle a été salué comme l'initiateur d'une conception moderne du droit. Entre la moralité et le droit positif, il y a l'art si particulier qui consiste à rédiger une Constitution. Entre les formules universelles attachées au genre humain, et celles, plus restreintes et resserrées, qui tentent de donner forme aux relations concrètes de droit entre les individus à l'intérieur de la communauté formée par la nation, subsiste un hiatus que seule l'histoire, malgré l'allure bigarrée, incohérente et souvent guerrière que se donne le présent, l'actuel, doit pouvoir combler. Ainsi, l'histoire est bien, selon Kant, le théâtre d'une ruse de la raison comme de la nature : secrètement, à l'insu de tous ses acteurs, l'histoire possède une fin exactement déterminée par la moralisation progressive du droit, par le passage insensible de la Constitution réelle à la Constitution naturelle ou idéale. Le droit, dont l'expression la plus immédiate est toujours subjective (« mon » droit, revendiqué comme tel), est moralisable et, de ce point de vue, il n'est ni nécessaire ni souhaitable de vouloir sortir du droit pour l'amender. L'optimisme politique de Kant est aussi immédiatement un légitimisme sans faille.

La populace

Aucun philosophe du droit n'a eu de mots plus durs que ceux de Kant à l'égard de la Révolution française. Le droit de révolte, Pöbel ou « populace », n'a pas sa place dans un État de droit : « [...] Toute opposition au pouvoir législatif suprême, toute révolte destinée à traduire en acte le mécontentement des sujets, tout soulèvement qui éclate en rébellion est, dans une république, le crime le plus grave et le plus condamnable, car il en ruine le fondement-même. Et cette interdiction est inconditionnelle, au point que quand bien même ce pouvoir ou son agent, le chef de l'État, ont violé jusqu'au contrat originaire et se sont par là destitués, aux yeux du sujet, de leur droit à être législateurs, puisqu'ils ont donné licence au gouvernement de procéder de manière tout à fait violente (tyrannique), il n'en demeure pas moins qu'il n'est absolument pas permis au sujet de résister en opposant la violence à la violence. En voici la raison : c'est que dans une constitution civile déjà existante le peuple n'a plus le droit de continuer à statuer sur la façon dont cette constitution doit être gouvernée. Car, supposé qu'il en ait le droit, et justement le droit de s'opposer à la décision du chef réel de l'État, qui doit décider de quel côté est le droit ? »(1).

La révolte n'est pas seulement le contraire du droit, elle en est l'exacte négation. Ainsi, il est vain de faire appel, dans l'immédiateté du sentiment d'injustice, à un droit plus moral que le droit positif. Le droit existant est, pour une Constitution donnée, la seule source d'autorité et de légitimité. Contester un régime, fût-il tyrannique, est un crime. Comment comprendre cette proposition ? Si on l'inscrit dans le cadre pratique de la philosophie de Kant, la révolte est un procédé impossible à universaliser, parce qu'il rend caduc tout contrat de gouvernement. Un droit constitutionnel qui autoriserait, au titre de l'un de ses articles préliminaires, le renversement du souverain, n'est ni consistant ni efficace. Il ruine ce à quoi tout droit doit être attaché : la définition d'une societas. C'est au souverain lui-même, pas à la rue, qu'il faut confier le soin de passer d'un régime juridique à un autre. L'histoire montre, selon Kant, qu'il en a toujours été ainsi lorsque les Constitutions n'ont pas été imposées par la guerre (relation externe entre nations), mais par l'amélioration des conditions juridiques qui font advenir la morale dans le politique.

Ce crime inouï que fut la Révolution française comporte, selon Kant, l'indice le plus contemporain de l'autodéploiement de la morale dans le droit : la véritable Révolution a eu lieu aux états généraux, lorsque, par un transfert interne des équilibres fragiles de la puissance exécutive, le pouvoir a fui le corps fourbu de l'Ancien Régime. La suite n'est, alors, qu'une révolte illégitime, une criminelle sortie du droit, dans la mesure où ni l'éviction de la monarchie ni surtout la condamnation du citoyen Capet, anciennement « Louis le Seizième, Roi de France », n'étaient des conditions nécessaires au mouvement révolutionnaire. Ainsi, 1789 fait advenir la morale dans le droit, sans qu'un quelconque droit de révolte, sanctionnant tout à la fois l'impatience et l'ignorance de la foule, puisse avoir droit de cité.

Le droit abstrait

La société civile obtient l'adhésion de la particularité à l'universel par le biais de la police et de la corporation. Elle évite ainsi la « populace » (Pöbel), qui est cet état de révolte par lequel l'individu perd l'honneur qu'il y a de « subsister grâce à son activité et à son travail », affirme Hegel, dans les Principes de la philosophie du droit(2). Ce n'est pas la pauvreté, mais la représentation de la pauvreté comme quelque chose d'intolérable qui fait se désolidariser l'individu de son état : il ne se reconnaît plus dans la société civile. Dans la Phénoménologie de l'esprit, Hegel analyse la Terreur comme le moment encore abstrait de l'avènement du droit. Quelque chose de la forme universelle du droit est apparu, dans l'aube révolutionnaire particulièrement lumineuse, qui ne possédait cependant pas encore la forme d'une réalité. Toute réalité doit être une pièce concrète, exister dans les représentations à la façon d'une substance concrètement partagée et vécue : l'idéal de la citoyenneté révèle, dans la Terreur, son caractère étranger aux « mœurs », ce que Hegel nomme Sittlischkeit et qui ne s'accomplira selon lui réellement, effectivement, que dans l'État moderne allemand. La « furie du détruire » (ibid.) s'empare du maître révolutionnaire, qui ne se conçoit plus comme un soi universel, mais comme un soi qui est un. Ainsi la révolte est-elle une fois de plus renvoyée à une forme pauvre, dévalorisée, de l'action historique et politique. La Révolution française est la première lueur de l'État moderne en train d'advenir, cet État qui était déjà tout entier dans l'opposition entre Antigone et Créon, entre les lois privées et les lois publiques. Mais le cortège de soubresauts et de violences qui l'accompagnent ne portent aucunement le sens d'une révolution, seulement celui par lequel l'individualité perd le lien organique qui le tient à la particularité, puis à l'universel. Seuls les grands hommes savent ce que veut leur époque. Les médiocres acteurs de leur temps, eux, ne le voient passer que sur le mode de l'abandon à leur « état » (Stande) ou de la révolte stérile.

Se pose alors le problème crucial de la compétence diagnostique. Qui, si, comme l'affirme Rousseau dans le Contrat social, le « peuple veut le bien mais ne le voit pas »(3), saura faire évoluer le droit dans un sens qui saura durablement le préserver de la contestation morale, dont la sédition la moins fondée peut tenter de se prévaloir ? Comment, en d'autres termes, distinguer la révolution de palais, le coup d'État, d'une authentique revendication morale exprimée dans l'agir révolté ? Toute révolte est en puissance une simple sédition dans l'ordre politique. La sédition est l'une des pentes naturelles du contrat de gouvernement, elle exprime le caractère nécessairement dévoyé de l'association politique, qui, si elle définit bien pour l'homme une seconde nature, ne dissimule que très mal le caractère anthropologiquement contradictoire de la société. La révolte consiste donc dans l'accomplissement d'une opposition entre les parties abstraitement agrégées au corps social, et qui tendent à s'en séparer. Rousseau évoque lui-même, dans le Second discours, la possibilité selon laquelle le pacte ne soit qu'un contrat de dupe passé par une faction (les riches) contre le peuple afin de préserver les avantages d'une caste(4).

La révolte, art mineur

F. Châtelet montre bien que l'opposition traditionnelle – inspirée, selon lui, par l'idéalisme politique et servant ses intérêts – entre révolte et révolution, laisse de côté la détermination des contours originaux de la révolte(5). De cette opposition, la notion de révolte sort affaiblie, car elle ne se présente, tout comme dans les textes majeurs de la théorie marxiste, que comme une étape préparatoire, insuffisante et circonscrite éventuellement à l'intimité d'un sentiment ou d'une prise de conscience, à la révolution elle-même. Contre la dramaturgie vaine de A. Camus(6), contre la « révolte radicale » dessinée par H. Marcuse(7), Châtelet veut vider la révolte de toute signification médiate. Symptôme qui, en lui-même, ne présage pas du cours de l'histoire, la révolte est un indicateur des contradictions. Elle n'est pas, comme l'indique l'Idéologie allemande et sa critique de la critique de l'égoïsme, un simple prélude historique aux grandes transformations de la praxis révolutionnaire. D'une certaine façon, l'État a tout intérêt à garantir l'espace critique de la révolte, parce qu'alors la puissance dévastatrice dont elle a été régulièrement l'annonce ou l'indication dans l'histoire se trouve rapportée à un indicateur de la capacité d'endurance maximale des citoyens face aux carences dans la garantie de leurs droits. Réduite ainsi à l'expression d'une force qui diffère totalement de l'action, dans la mesure où elle ne débouche pas nécessairement sur un rapport de force (mais peut rester latente dans un malaise social encore mal étudié), la révolte n'est plus, aujourd'hui, adéquatement exprimée par la lutte concrète. Cette fonction radicale de renversement ne lui serait acquise que dans les domaines où la critique contient sa conséquence pratique : la négation et le renversement. Ce serait encore, selon Marcuse, le cas des avant-gardes de l'art contemporain(8). Or, même dans ce domaine, l'outrance révoltée et rebelle ayant exploré toutes les méthodes de dérèglement, peut-on encore penser la révolte comme une catégorie liée à l'action ? On peut en douter.

Fabien Chareix

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Kant, E., Sur l'expression courante : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien (1793), Vrin, Paris, p. 42.
  • 2 ↑ Hegel, G. W. Fr., Principes de la philosophie du droit, § 244, Gallimard, Paris, 1989.
  • 3 ↑ Rousseau, J.-J., Du contrat social, II, 7 et 8, et III, X (pour la pente à dégénérer qui est celle du gouvernement), Gallimard, Paris, 1964.
  • 4 ↑ Rousseau, J.-J., Discours sur l'origine des inégalités parmi les hommes.
  • 5 ↑ Châtelet, F., art. « Révolte », in Encyclopaedia universalis, édition 2001.
  • 6 ↑ Camus, A., l'Homme révolté, Gallimard, Paris, 1951.
  • 7 ↑ Marcuse, H., Contre-révolution et révolte, trad. D. Coste, Seuil, Paris, 1973, pp. 75 et suiv.
  • 8 ↑ Ibid.