règne des fins
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Concept important chez Kant, qui engage une réflexion encore féconde sur le lien entre morale et droit.
Morale, Philosophie du Droit
Kant entend par « règne » la réunion de divers êtres raisonnables sous des lois communes. Par « fins », il entend d'une part les fins que les êtres raisonnables sont capables de poser, d'autre part les êtres raisonnables eux-mêmes, comme personnes ou « fins en soi », distinctes des choses. Le règne des fins est donc le système qui comprend sous une même législation les êtres raisonnables et les fins que ceux-ci peuvent poser, sous la condition de ne jamais se traiter eux-mêmes ni les autres comme de simples moyens, mais toujours en même temps comme des fins en soi.
On peut trouver de nombreux antécédents, théologiques et philosophiques, au règne des fins, par exemple la notion augustinienne de « cité de Dieu », ou encore le « règne de la grâce », distingué par Leibniz du règne de la nature(1). La nouveauté kantienne consiste à fonder la distinction entre le règne des fins et le règne de la nature non plus sur une théologie, révélée ou rationnelle, mais sur la nature même de l'homme, comme être à la fois raisonnable et sensible. La loi morale révèle à l'homme qu'il n'appartient pas seulement, comme être sensible, pathologiquement conditionné, au règne de la nature, mais encore, comme être raisonnable autonome, au règne des personnes, définies comme « fins en soi ». La seconde nouveauté est de séparer le concept d'un règne des fins de la perspective du salut ou du bonheur, en le présentant comme une obligation morale : « agis d'après les maximes d'un membre qui institue une législation universelle pour un règne des fins simplement possible »(2).
La fécondité du « règne des fins » réside dans la réflexion juridique qu'il engage. Il ne s'agit en effet ni d'un « arrière monde », contrairement à l'interprétation de Nietzsche, ni d'un pur idéal, contrairement à l'interprétation de H. Cohen(3), puisque Kant, partant de l'idée que tout homme est destiné à être membre du règne des fins, réfléchit sur les conditions effectives du règne de la moralité. Le règne du droit fournit la condition extérieure à la moralité, dans la mesure où la soumission aux lois communes prépare à la libre soumission des penchants à la loi morale. L'humanité s'achemine d'après Kant vers sa destinée morale à travers l'avènement d'une constitution permettant la coexistence pacifique des libertés sous les lois du droit(4). La réalisation d'une communauté universelle, c'est-à-dire d'une coexistence juridiquement réglée entre les États, correspond à un dépassement de la citoyenneté nationale vers un rassemblement du genre humain dans l'unité de sa destination morale, telle qu'elle s'exprime sous l'idée du règne des fins. A. Renaut a montré la fécondité de cette perspective kantienne pour aborder les problématiques juridiques et politiques actuelles(5).
Christophe Bouriau
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Leibniz, G., Principes de la nature et de la grâce, fondés en raison, éd. Gerhardt, t. VI, pp. 598 sq.
- 2 ↑ Kant, E., Fondements de la métaphysique des mœurs, éd. de l'Académie, t. IV, p. 439.
- 3 ↑ Cohen, H., Ethik des reinen Willens, Marbourg, 1904, pp. 395 sq.
- 4 ↑ Kant, E., Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, prop. VIII, Flammarion, Paris, 1990.
- 5 ↑ Renaut, A., Kant aujourd'hui, Aubier, Paris, 1997, pp. 456-504.