probable

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin probabilis, de probare, « prouver, approuver ».

Philosophie Générale, Morale, Philosophie Cognitive

Se dit d'une opinion qui, sans être certaine, a des titres à être tenue pour vraie. Dans la tradition aristotélicienne, qualifie une prémisse ou un raisonnement dialectiques.

Loin des développements des théories mathématiques modernes de la probabilité, qui modélisent la fréquence d'apparition d'un événement, la philosophie ancienne voyait dans le probable un moyen de recherche du vrai, et une des modalités de l'adhésion de l'esprit, au-delà de l'hésitation, de l'incertitude, du doute ou de la simple croyance. Certes, le probable est en retrait du savoir scientifiquement démontré à partir des causes et principes. Dans cet ordre, en présence de deux thèses contradictoires, l'esprit, dit saint Thomas d'Aquin, tient l'une des assertions pour vraie tout en craignant que l'autre soit vraie (« cum formidine alterius »(1)). Cependant, reconnaître la possibilité d'une erreur n'est pas suspendre le jugement, car on donne tout de même son assentiment à ce probable qui est « vraisemblable ». Aussi faut-il redonner à la notion de « probable » la force qu'elle a perdue dans le langage courant.

La racine du terme est prob-, qui a signifié d'abord « pousser bien, droit » dans le cas d'une plante, et qui a donné, au sens moral, « probité » et, au sens cognitif, probare, c'est-à-dire « trouver bon, approuver » et « faire approuver », d'où « prouver, démontrer », ce qui correspond aux sens possibles du grec dokein : « sembler, trouver bon, décider », et d'endoxos : « reconnu, réputé ». Dans le latin classique est appelé probabilis tout ce qui mérite approbation (des maîtres peuvent, par exemple, être probabiles), et aussi tout ce qui est susceptible de preuve, de démonstration rationnelle : « improbable » est donc une thèse, une croyance, une doctrine, etc., qui n'est pas démontrable. C'est en ce sens qu'Isidore de Séville disait que la philosophie est une scientia probabilis(2). Plus généralement est probabilis, « prouvable », ce qui est accessible à notre connaissance.

Cependant, Boèce, dans sa traduction des Topiques d'Aristote, a spécialisé le terme pour rendre la notion d'endoxon, telle qu'employée dans le contexte de l'argumentation dialectique : « Ce qui est conforme à l'opinion » (par référence à doxa, « opinion » ; autre traduction possible : opinabilis) – terme qu'on pourrait aussi bien transposer en français par « en-doxal », sur le modèle de « paradoxal », qui en est l'exact antonyme. Le problème du débatteur, qui raisonne « en situation », devant un interlocuteur en chair et en os, est de faire accepter des prémisses à ce dernier(3) : il ne peut s'appuyer que sur ce que le répondant est en mesure d'admettre(4). Il ne doit donc pas prendre en considération la vérité intrinsèque de ces propositions (que le répondant peut ignorer, récuser, ou dont il peut demander une démonstration), mais appliquer un critère extrinsèque, qui est de savoir si la proposition est « endoxale », « conforme à l'opinion », si elle est une « idée admise »(5), et donc approuvable par l'interlocuteur. Les opinions ainsi invoquées peuvent être de niveaux très différents, plus ou moins autorisés, puisqu'on peut faire appel à celles « de tous les hommes, ou de presque tous, ou des “gens compétents” [oi sophoi], et parmi ces derniers, ou de tous, ou de presque tous, ou de ceux qui sont les plus connus et dont “l'opinion est la mieux reçue” [endoxois] »(6).

Déterminée par une stratégie de discussion, cette utilisation des opnions reçues ne consiste pas à faire admettre, sous couvert du prestige de l'opinion, une expression ambiguë, une idée erronée ou irrémédiablement douteuse. Cependant, il est exact que le dialecticien, puisqu'il choisit ses prémisses en fonction du seul critère extrinsèque de leur opinabilité, n'a pas à être lui-même en possession de leur démonstration (ou de leur évidence axiomatique). Autrement dit, il n'est pas nécessaire qu'il soit compétent en la science dont elles relèvent : il a seulement vocation à évoluer dans des « lieux communs ». Son raisonnement, qui ne procède pas de principes nécessaires ou reconnus comme tels, ne mène donc pas à une conclusion apodictique. Il construit ainsi un syllogisme dialectique, et non pas « scientifique ». Toutefois, c'est un niveau de démonstration supérieur à celui de la rhétorique, fondé sur de simples conjectures qui ne conduisent qu'à la persuasion. Et, lorsqu'on dit que la dialectique est l'art du probable, il ne faut pas entendre par là qu'elle règle des inférences un peu douteuses, des formes de raisonnement où il est plausible que la conclusion découle des prémisses, mais sans qu'on en soit tout à fait sûr. Si inférence valide il y a, la conclusion est nécessairement, et non probablement, déduite des prémisses. Il n'existe pas de demi-inférence. En d'autres termes, le syllogisme dialectique est un syllogisme à part entière, doué d'une force contraignante, et sa conclusion s'impose rigoureusement si l'on en a admis les prémisses ; mais elle n'a que la portée qu'ont ces dernières.

Aristote utilise le plus souvent la démarche dialectique dans ses recherches, puisqu'il est rarement possible de commencer par les principes en soi premiers. Le domaine par excellence du probable est celui du contingent, des objets variables, liés à un grand nombre de facteurs, aux circonstances, qui se comportent de telle ou telle manière seulement « le plus souvent ». Ce sont les êtres matériels (à cause de la nature désordonnée et perturbatrice de la matière) et les actes humains. On ne peut requérir sur tous les sujets une égale certitude, et dans ce champ il faudra se contenter de ce qui est ordinairement vrai. Dans les affaires humaines, la prudence « prononce des jugements qui ne peuvent avoir d'autre certitude que la probabilité ainsi comprise »(7). Cette approche de l'agir sera particulièrement développée dans la philosophie morale scolastique et, plus tard, aux xvie et xviie s., dans la casuistique, avec le probabilisme et le probabiliorisme.

Jean-Luc Solère

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Aquin, T. (de), Sententia super Posteriora Analytica, I, lect. 1.
  • 2 ↑ Séville, I. (de), Etymologiae, II, 24, « Patrologie latine », t. 82, c. 142.
  • 3 ↑ Aristote, Topiques, I, 2, 101a30-34.
  • 4 ↑ Cf. Platon, Ménon, 75d.
  • 5 ↑ Aristote, Topiques, I, 1, 100 a 20, trad. J. Brunschwig (Aristote, Topiques, t. I, livres I-IV, PUF, Paris, 1967, voir note ad loc., pp. 113-114).
  • 6 ↑ Ibid., 100 b 21-23.
  • 7 ↑ Deman, T., « Notes de lexicographie philosophique médiévale : “Probabilis” » in Revue des sciences philosophiques et théologiques, XXII, 1933.
  • Voir aussi : Carraud, V., « Morale par provision et probabilité », in J. Biard et R. Rashed (éd.), Descartes et le Moyen Âge, Vrin, Paris, 1997.
  • Carraud, V. et Chaline, O., « Casuistes et casuistique à l'époque moderne », in M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, PUF, Paris, 1996.
  • Gorce, M.-M., « Le sens du mot “probable” et les origines du probabilisme », in Revue des sciences religieuses, 1930.

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