plaisir

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin placere, « plaire », « être agréable ». En allemand : Lust, « envie, plaisir ».


Platon remarque sa relativité et sa fugacité, sans doute pour le lui reprocher, mais il montre que la vie proprement humaine est un mixte de connaissance et de plaisir(1), comme dans la réminiscence : le plaisir de la reconnaissance de l'oublié, des retrouvailles. Après Aristippe de Cyrène (« un mouvement doux accompagné de sensation »), Épicure en fait le centre de la morale, en le définissant comme l'absence de douleur (« ataraxie »). C'est le lieu d'une première bifurcation du thème, avec une tradition jusqu'à Freud qui voit plutôt le plaisir dans la relaxation d'une tension et le retour à l'équilibre et au contentement (le plaisir est dans la répétition)(2), et une tradition plus nietzschéenne, qui le voit plutôt dans la tension du désir, dans l'intensité de la joie (le plaisir est d'augmenter les variations)(3). L'intervalle entre les deux marque un rythme majeur.

Esthétique, Morale, Psychologie

Sentiment agréable qui accompagne une sensation ou une action, dans la satisfaction d'un besoin ou la représentation d'un désir. Sa variabilité montre qu'il tient à la rencontre entre une expérience physique et une expérience de liberté.

La tradition centrale liée au plaisir est issue de l'idée d'Aristote selon laquelle le plaisir est le couronnement d'une action accomplie, non son but, mais ce qui lui advient de surcroît (toute une psychologie insiste sur le plaisir comme ce qui optimise le comportement)(4). On peut alors le rapprocher de la définition aristotélicienne du bien comme ce qui est cherché pour soi-même, et non en vue d'autre chose, car il y a dans le plaisir un indice d'autonomie : on dit « pour le plaisir » comme on dit « pour rien ». Ce qui interdit l'autarcie d'une sorte de court-circuit du plaisir (dans le narcissisme ou dans l'addiction), c'est l'insistance que met Aristote à la pluralité des biens et des plaisirs ; c'est aussi que l'éducation par le plaisir et la peine, comme chez Platon, a pour but de rendre tangible le bien et le mal, mais non de s'y substituer. Quel genre de plaisir la tragédie peut-elle donner ? L'utilitarisme, à la suite de Bentham(5), a cherché à introduire dans le raisonnement téléologique d'Aristote un véritable calcul des plaisirs et des peines, et donc leur quantification (le plaisir étant comme une monnaie qui rend commensurables tous les autres biens et valeurs). J. S. Mill et, à sa manière, G. E. Moore(6), poursuivent la même recherche, mais sur un mode plus qualitatif. Le plaisir ici n'est pas forcément égoïste, et peut se formuler moralement (et politiquement) comme la recherche du plaisir de tous ceux qui sont concernés par nos actions, ou sous la forme négative, comme la recherche, en premier lieu, de ce qui fera le moins de déplaisir à tous ceux qui sont concernés par nos actions, avec les difficultés introduites par la variété (l'incommensurabilité ?) non seulement des plaisirs (en voulant faire plaisir...), mais aussi des peines (il n'y a pas de consensus quant à ce qu'il faut d'abord éviter).

Selon un autre fil conducteur, Kant présente le sentiment esthétique comme le jeu de l'imagination et de l'entendement dans l'expérience du beau (et de la raison dans le sublime)(7). Ce jeu indique certes une division (entre le corps et le monde, entre le soi et l'autre, entre la nature et la liberté), mais sous l'effet d'une animation et d'une convenance réciproque de ces facultés. C'est le sensible selon la liberté (« Le plus libre et le plus doux des actes », dit Rousseau de l'union sexuelle). Or, ce jeu entre le sentant et le senti, ce sentiment de ne faire qu'un avec sa vie, est lié à la possibilité d'un accord entre les humains, à la possibilité d'en partager le bonheur. Le plaisir est indissociable de sa communicabilité, et un homme abandonné sur une île déserte ne chercherait pas la beauté, puisque le goût « n'accorde de valeur aux sensations que dans la mesure où elles peuvent être universellement communiquées ». Insistant sur le fait que le jugement esthétique précède sa règle et son concept, et que le plaisir esthétique est désintéressé, Kant montre que « l'obligation de jouir est une évidente absurdité ». Le problème est alors qu'en communiquant mon plaisir, non seulement je peux produire du déplaisir (le mouchoir trop parfumé, la musique trop forte, le roi qui voudrait « forcer ses sujets à aimer le merlan », selon le mot de Bayle), mais que je peux produire de l'envie et manifester ma vanité. C'est, selon le mot de S. Cavell, la « tartufferie moderne » et une tyrannie, que cette vanité qui se mêle à tous nos plaisirs. Comme si ceux-ci, dans leur incommensurabilité, ne se suffisaient pas ; mais c'est justement qu'ils demandent à être partagés.

Olivier Abel

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Platon, Philèbe.
  • 2 ↑ Freud, S., Au-delà du principe de plaisir (1920) dans Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1981.
  • 3 ↑ Deleuze, G., Nietzsche et la philosophie, PUF, Paris, 1973.
  • 4 ↑ Aristote, Éthique à Nicomaque, Vrin, Paris, 1972.
  • 5 ↑ Bentham, J., An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, (1789).
  • 6 ↑ Moore, G. E., Principia ethica, (1903), PUF, Paris, 1998.
  • 7 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), Vrin, Paris, 1974.
  • Voir aussi : Épicure, Lettre à Ménécée, in Épicure, Lettres et maximes, trad. M. Conche, PUF, Paris, 1987.
  • Foucault, M., L'usage des plaisirs – Histoire de la sexualité, t. 2, Gallimard, Paris, 1984.

→ bien, bonheur, économie, épicurisme, esthétique, hédonisme, souffrance

Psychanalyse

Qualité dont Freud fait un principe de régulation du psychisme.

Mode de perception analogue aux sensations, mais concernant les stimuli internes, l'échelle plaisir-déplaisir correspond aux états relatifs de stabilité et d'instabilité de l'organisme, selon Fechner. Reprenant la notion, Freud la simplifie, en assimilant plaisir et décharge d'excitation, et il l'élève au rang d'un principe économique tendant à réduire à zéro les excitations. La prématurité spécifique des nourrissons, leur dépendance à l'égard de soins externes et la sexualité infantile expliquent que le principe de plaisir domine les processus psychiques dans la petite enfance, et ne soit qu'atténué par le principe de réalité. Il règne sur l'inconscient, le ça et les processus primaires, et tend aux voies de la satisfaction les plus courtes (hallucination, rêve, etc.) sans considération de la réalité. Ainsi le principe de plaisir a-t-il partie liée avec les pulsions de mort.

Instable, voire mortifère, le plaisir n'est pas le paradigme du bonheur défini comme satisfaction durable(1).

Benoît Auclerc, Michèle Porte

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Freud, S., Das Unbehagen in der Kultur, 1930, G.W. XIV, « Malaise dans la civilisation », in Œuvres Complètes de Freud / Psychanalyse, XVIII, chap. II, PUF, Paris, 1998, pp. 262 et suivantes.
  • Voir aussi : Freud, S., « Au-delà du principe de plaisir », in Œuvres Complètes de Freud / Psychanalyse, XV, PUF, Paris, 1996.
  • Laplanche, J. et Pontalis, J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, Paris, 1967.

→ ça, économique, Éros et Thanatos, principe, processus primaire et secondaire, rêve

Esthétique

Sentiment qui est supposé appartenir en propre à P« expérience » esthétique quand il est retiré du commerce avec les œuvres d'art ou des objets naturels susceptibles de nous y inviter. En tant que « passion calme » (Hume), il se distingue de la satisfaction, par la nature des conditions de son obtention.

Statut du plaisir

Procuré par une œuvre d'art, il reste obscur et énigmatique : comment le différencier d'autres perceptions agréables ou satisfaisantes ? En principe, on ne pourrait le définir, comme tout autre plaisir, sans faire appel au déplaisir ou à la frustration auxquels il s'oppose. Comme il ne semble pas qu'il y ait de répulsifs artistiques dignes de ce mot, une détermination positive n'en est que plus difficile ; on a donc cherché à le purifier, à le sublimer, à le raréfier, sinon plus franchement à l'exclure de toute appréciation de la valeur artistique. Pour la tradition néanmoins, la beauté est source de plaisir, et l'une des fonctions primordiales de l'art est de plaire. Dans les deux cas (appréhension directe d'une valeur, suggestion indirecte provoquée par l'œuvre), ce sentiment demeure facultatif, à cause de son caractère idiosyncrasique et privé, notamment quand on y voit un ravissement ou un frisson. Le plaisir n'est pas une condition suffisante pour l'attribution d'une valeur esthétique à l'expérience du même nom. Tandis que le plaisir de comprendre semble intrinsèquement évaluatif, ce sentiment assimilé à un état mental transitoire et incommunicable laisse planer un doute sur la possibilité que nous aurions de révéler par son intermédiaire ce qui appartient en propre à l'œuvre d'art. Sans contester sa dimension affective, ni la réalité de la relation que nous entretenons avec les œuvres, rien ne prouve qu'il contribue à leur compréhension ou à leur interprétation.

La question est donc de savoir s'il faut en donner une définition transcendantale (celle d'un plaisir pur ou désintéressé, comme le demande Kant), ou s'il faut le déterminer à partir de la variété de ses formes et par sa direction d'objet : ce qui suppose en ce cas que soit caractérisé le genre d'attitude esthétique, requise chez le contemplateur ou l'usager. Tant qu'on se place dans l'optique du goût, cette alternative entre une intellectualisation du plaisir et une directivité ou une intentionnalité spécifique (où son contenu se distingue autant de l'affect primaire que de l'objet d'art en tant que tel) paraît presque inévitable.

Le plaisir comme conduite

Déjà Aristote présente le plaisir comme une activité ou une disposition à l'action qui est par essence « conative »(1) ; elle implique perfectionnement et entraînement. Une acception moderne comme celle de Levinson retient que le plaisir ne peut émerger que sur la base de propriétés non esthétiques ou structurales (formes perçues, qualités remarquables, croyances) qu'il parvient à rendre intelligibles dans leur articulation. Une double condition est alors posée : a) s'assurer que le sentiment de plaisir puisse être « adéquat » (art-appropriate pleasure), dépendant de la relation entretenue avec les propriétés susdites et non projeté ou seulement sophistiqué par l'intellect ; b) parvenir à isoler le fait « qu'il y ait (dans l'œuvre) une propension démontrable et inhérente [...] de conduire à du plaisir »(2).

L'idée que le plaisir soit lié à une perception plus vive et raffinée a été avancée par Hume(3). Ressentir un tel plaisir en situation – lire un roman, regarder un tableau, entendre un opéra ou une tragédie – s'allie plus ou moins avec le jugement de goût. Loin d'être une satisfaction sensuelle, ce sentiment procède d'une capacité perfectionnée à détecter dans l'œuvre certaines propriétés « discrètes », justifiant le plaisir actuel causé par l'emploi de cette capacité. La détection de ces propriétés donnerait lieu à une forme de « délectation » (delight), dont la perception instruite ou attentive est la cause. Hutcheson(4) et Smith(5) ont défendu également que le plaisir était une forme d'approbation supplémentaire, si contestable ou si discutable qu'elle soit en pratique.

Plaisir et appréciation esthétique

Pour Kant en revanche, le plaisir est a priori quelque chose qui doit être « partagé » (mitgeteilt) ; il se distingue en cela de « l'attrait » (Rührung)(6). Soustrait à quelque détermination que ce soit dans l'ordre de la connaissance, il ne doit rien à la sympathie pour la beauté. Autonome mais jamais idiosyncrasique (agréable), il se distingue aussi de toute adhésion psychologique envers ce qui appartiendrait intrinsèquement à l'œuvre. Pour lui, les composantes sensibles ne sont qu'une matière sur laquelle s'applique la forme du jugement. Après Kant, d'autres tentatives ont été faites pour objectiver le plaisir esthétique, voire le mesurer en intensité et en durée, avec Fechner(7). Si cette notion, on le voit, reste confuse ou « encombrante »(8), c'est que rien dans l'œuvre ne prescrit justement que nous devrions en retirer tel ou tel plaisir déterminé, et celui-là seul. Il demeure toutefois, comme l'a souligné Dewey, qu'une anesthésie complète devant les œuvres d'art est contradictoire avec leur statut(9).

On peut sans doute définir l'art par ses fonctions, en faisant l'économie du plaisir. Il est plus épineux cependant d'affirmer que des propriétés esthétiques instanciées dans tel objet qu'on retient comme étant une œuvre d'art ne sont pas solidaires d'une réponse affective. Si ces propriétés – qu'on dit response-dependent – appellent en effet notre participation, et si elles interfèrent avec le jugement, c'est qu'elles ont été intentionnellement convoquées par l'artiste en vue de suggérer la production de cette expérience. Mais ces dispositions plaisantes, si elles existent, sont attachées moins à leur perception directe qu'à leur manifestation seconde dans l'esprit. Comme il arrive que nous soyons troublés par la suggestion d'émotions dérangeantes, inquiétés par le spectacle tragique, transis d'effroi par le film noir, etc., il faut convenir que le plaisir éprouvé ne serait qu'une méta-réponse : une sorte d'engagement suscitant, par l'appel à un second ordre de réactions, une satisfaction dérivée ou ajoutée qui n'est plus seulement perceptive. Ce qui n'implique pas que les propriétés « plaisantes » soient des propriétés dépourvues d'existence réelle ou qu'elles seraient exclusivement monadiques. Il suffit de penser au plaisir pris à la consonance en musique. La difficulté de sortir du paralogisme inhérent au subjectivisme esthétique (pour qui la valeur des œuvres nous est accessible de façon « transparente » par l'occasion d'un tel sentiment) n'est pas moins grande que celle qui réserve l'expérience du plaisir à des juges idéaux. Il est probable, à certains égards, que le plaisir soit une composante rationnelle de l'approbation et qu'il implique d'autres états cognitifs, par contraste avec la satiété et l'ennui qui reviennent aux œuvres médiocres. En revanche, il paraît exagéré de soutenir que les grandes œuvres non représentatives du xxe s. (celles de Webern ou de Mondrian) conduisent au désenchantement de toute conduite hédonique gouvernée par l'œuvre d'art, car cela reviendrait à confondre les termes de la relation avec l'émotion ressentie.

La recherche contemporaine s'accorde en général pour dire que le plaisir esthétique reste une composante émergente ou survenante : elle suppose des entités et des processus cognitifs (représentations, croyances) qui nous font réagir et adopter telle ou telle conduite. Cette option exclut le plaisir du processus d'identification rigoureuse du symbole artistique ou de l'artefact. On insiste alors sur deux caractères : a) l'intransitivité de cet affect, et donc le fait qu'il ne soit pas dirigé vers l'obtention d'une satisfaction extérieure à celle qui se rapporte à l'œuvre d'art – ce qui équivaut à une acception non transcendantale du désintéressement kantien ; b) la nécessité de donner un fondement rationnel (ou déterminant) à l'impact causal reconnu aux dispositions plaisantes, pour autant qu'à ces dernières est attachée la mise en évidence de cette expérience (D. Matravers(10), S. Feagin(11)). L'exclusivité du plaisir contemplatif ou simplement admiratif est désormais nettement contestée.

Jean-Maurice Monnoyer

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Aristote, Éthique à Nicomaque, livre VII et X, 1174 b, 31-33, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1959 et 1967.
  • 2 ↑ Levinson, J., « Pleasure and the Value of Works of Art », in The Pleasures of Aesthetics, Cornell U.P., Ithaca, 1996, p. 13.
  • 3 ↑ Hume, D., « De la délicatesse du goût et de la passion », in Essais esthétiques, trad. R. Bouveresse, Flammarion, Paris, 2000.
  • 4 ↑ Hutcheson, F., Recherche sur l'origine de nos idées de la beauté et de la vertu, trad. A.-D. Balmès, Vrin, Paris, 1991.
  • 5 ↑ Smith, A., Essais esthétiques, Vrin, Paris, 1997.
  • 6 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger, not. § 9, 18 et 36-38, trad. J.-R. Ladmiral, M. B. de Launay, et J.-M. Vaysse, Gallimard, Paris, 1985.
  • 7 ↑ Fechner, G. T., Vorschule der Aesthetik, Breitkopf et Härtel, Leipzig, 1876.
  • 8 ↑ Pouivet, R., Esthétique et Logique, Mardaga, Liège, 1996.
  • 9 ↑ Dewey, J., Art as Experience (1934), Southern Illinois UP, Carbondale, 1987.
  • 10 ↑ Matravers, D., Art and Emotion, Cambridge U.P., Cambridge, 1999.
  • 11 ↑ Feagin, S., Reading with Feeling. The Aesthetics of Appreciation, Cornell UP, Ithaca, 1996.

→ agréable, art, beau, esthétique, forme




Tout plaisir est-il bon à prendre ?

« Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie » : le vers de Ronsard, faisant écho au carpe diem d'Horace (Épodes), est devenu une maxime de vie pour certains. Il faut cueillir le plaisir du moment, car la vie est brève et réserve bien des désagréments. Toutefois, si une vie de plaisirs est peut-être souhaitable pour soi, ne fait-elle pas fi de la dimension morale de l'homme ? Considérer que tout plaisir est bon à prendre, n'est-ce penser autrui seulement comme un moyen (de jouir), et non comme une fin ? Et quand bien même nous ne penserions qu'à notre propre bonheur, il n'est pas certain que tout plaisir soit bon à prendre : le sens commun prévient qu'on peut se perdre dans les plaisirs, et que la modération en toute chose est nécessaire pour vivre bien, et longtemps ; refuser tout plaisir serait certes vivre tristement ; mais s'accorder n'importe quel plaisir ne serait pas non plus la meilleure voie pour vivre heureux. Ainsi, quel que soit le sens que nous donnons à « bon » (ce qui est conforme au bien moral ou ce qui contribue à notre propre bonheur), poser la question « tout plaisir est-il bon à prendre ? » semble conduire tout naturellement à une réponse attendue : non, il faut se garder de certains plaisirs, car il est des plaisirs qui sont mauvais, c'est-à-dire immoraux ou nuisibles. Mais en même temps se dessine, en contrepoint de cette réponse attendue, l'un des principaux enjeux de la question : jusqu'où peut-on soutenir que tout plaisir, c'est-à-dire tous les plaisirs sans distinction, sont bons à prendre ? Une telle position revient-elle nécessairement à négliger le bien moral ? Est-elle nécessairement l'affirmation d'une vie dissolue, c'est-à-dire qui se perd dans le plaisir ?

Position du problème : le choix rationnel du plaisir

Se demander si « tout plaisir est bon à prendre », c'est déjà partir d'un présupposé : certains plaisirs, assurément, seraient bons à prendre – le problème étant dès lors de savoir si tous peuvent l'être. Doit-on interroger ce présupposé ? Il semble relever d'une évidence peu discutable : même une morale des plus exigeantes ne pourrait nier qu'il y ait certains plaisirs qui sont bons à prendre. Si nous définissons le plaisir comme ce qui vient satisfaire un désir, alors il paraît difficile de se refuser le plaisir de satisfaire des désirs aussi naturels que ceux de boire ou de manger. Cependant, lorsque nous prenons du plaisir à éteindre une soif ou une faim, que recherchons-nous ? Nous cherchons immédiatement à faire cesser une douleur ; et nous savons également sans doute que cette douleur nous alerte sur un danger possible, un danger de mort si jamais de tels besoins ne trouvent pas satisfaction. Autrement dit, lorsque nous mangeons et buvons parce que nous avons faim et soif, nous ne cherchons pas tant à prendre positivement du plaisir qu'à apaiser une douleur : nous cherchons à nous conserver. Lorsque nous répondons à un besoin vital, nous nous soumettons à une nécessité plus que nous ne prenons un plaisir.

Prendre un plaisir requiert donc l'activité d'un choix : c'est dans la mesure où nous avons le pouvoir de choisir tel plaisir plutôt que tel autre, voire de nous abstenir de prendre du plaisir, que la question de savoir si tout plaisir est bon à prendre peut se poser. Que le plaisir soit en lui-même bon au sens d'agréable, nul ne peut le nier : là semble être sa définition même. Le plaisir est une sensation bonne, positive, contraire à la sensation mauvaise de douleur. En ce sens, tout plaisir est bon, pour peu que ce soit un plaisir. Et quand bien même on imaginerait quelqu'un qui prendrait plaisir à souffrir, à faire durer en lui la douleur d'un manque par exemple, cela ne changerait rien : puisqu'il y prend plaisir, il ressent empiriquement et subjectivement quelque chose d'agréable. Mais que tout plaisir soit par essence bon, c'est-à-dire agréable, ne signifie pas que tout plaisir soit bon à prendre. La question ne porte donc pas tant sur le plaisir considéré en lui-même que sur le plaisir pensé dans sa relation avec la prise. C'est en ce sens dès lors qu'on peut affirmer qu'il y a des plaisirs mauvais : à savoir non pas en rapport à la sensation qui jouit du plaisir, mais en rapport à la raison qui le considère et la volonté qui le prend. La question de la prise du plaisir, et de savoir si tous sont bons à prendre, est donc éminemment une question de morale, entendue comme choix de notre manière de vivre.

La distinction des plaisirs

Dans cette perspective de distinction des plaisirs, entre ceux qui sont bons et ceux qui sont mauvais en regard de la raison qui les évalue et de la volonté qui les choisit, il est possible de dégager un premier point de vue, qui rendrait au terme « bon » toute sa dimension morale : selon Kant, en effet, le bon ne peut en vérité être confondu avec l'agréable, car seule la volonté, et non pas la sensation, peut être dite, absolument parlant, « bonne » – elle seule, en effet, pouvant se conformer à la loi morale. Ce qui ne signifie pas que le bon soit sans rapport avec le plaisir : mais il y a à distinguer entre le plaisir pris à ce qui est agréable, à ce qui est beau et à ce qui est bon. Le plaisir qui relève de l'agréable est le plaisir des sens, ou de la sensation : c'est le plaisir d'une « satisfaction pathologiquement conditionnée »(1). Le plaisir qui relève du beau est le plaisir de la contemplation, ou de la représentation, libre de toute détermination par des concepts, c'est-à-dire par des règles : c'est un plaisir en ce sens désintéressé. Le plaisir qui relève du bon est quant à lui un plaisir intéressé, non par les sens cependant, mais par la raison – par l'obéissance à la loi morale en moi : c'est la satisfaction d'un intérêt non pas sensible, mais pratique au sens de moral. En toute rigueur, seul ce plaisir est bon en soi : c'est le seul plaisir qu'une volonté peut prendre comme bon. Cela ne signifie pas que les autres plaisirs ne puissent pas être bons à prendre : mais ils ne relèveront véritablement du bon que dans la mesure où ils auront un rapport avec le bien moral – ce qui est le cas du plaisir relatif au beau, puisque « le beau est le symbole du bien moral » : en effet, à travers lui, « l'esprit est conscient d'être en quelque sorte ennobli et d'être élevé au-dessus de la simple aptitude à éprouver un plaisir par les impressions des sens »(2).

Dès lors, pour Kant, il est impossible de dire que tout plaisir est bon à prendre, dès lors qu'on donne à « bon » toute sa valeur morale : « La raison ne se laissera jamais persuader que l'existence d'un homme qui ne vit que pour jouir [...] ait une valeur en soi [...]. L'homme ne donne à son existence, comme existence d'une personne, une valeur absolue que par ce qu'il fait, sans songer à la jouissance, en pleine liberté et indépendamment de ce que la nature peut lui procurer sans effort de sa part »(3). Le plaisir véritablement bon ne peut donc être, pour Kant, celui qui advient à l'homme sans effort moral ; mais seulement celui que l'homme prend, dans la lutte contre ses penchants, à faire son devoir. Et tout plaisir que l'homme prend dans un tel effort est véritablement bon.

Le plaisir comme principe moral

Toutefois, si l'homme prend plaisir à vouloir librement la loi morale, ce n'est pas pour ce plaisir qu'il doit la vouloir : un tel plaisir est certes bon, mais il n'est pas bon s'il est recherché et pris pour lui-même. On ne peut penser le plaisir comme bon à prendre pour lui-même que si l'on identifie plaisir et bien moral. Dès lors, et à cette seule condition, il serait possible d'affirmer que tout plaisir est bon à prendre. C'est ce que fait Épicure dans sa Lettre à Ménécée : « parce que c'est là le bien premier et conaturel, pour cette raison nous choisissons tout plaisir »(4). Comment peut-il soutenir une telle thèse ?

Épicure affirme que « le plaisir est le principe et la fin de la vie bienheureuse »(5) dans la mesure où ce que nous avons appelé le « bien moral » n'est pas pour lui autre chose que le bonheur : l'homme n'est pas constitué d'une double nature, intelligible ou morale d'une part, sensible ou pathologique d'autre part ; mais d'une seule et même nature, matérielle, composée d'atomes en équilibre. C'est parce que le plaisir est dans cet équilibre naturel de notre nature qu'il nous est « conaturel » : ainsi, « tout plaisir, parce qu'il a une nature appropriée, est un bien(6) ». Dans cette optique, seule la sensation est le critère de la vie bonne, un critère qui est donc immanent à la vie de tout vivant : il n'y a pas à distinguer entre les plaisirs qui seraient des biens et ceux qui seraient des maux.

Toutefois, dire que tout plaisir est un bien, ou que « nous choisissons tout plaisir », ne signifie pas que la vie bienheureuse soit une vie dissolue dans les plaisirs. D'abord, le plaisir n'est pas ce qui dissout ou épuise la vie ; bien au contraire, il en est sa pleine et entière réalité. Mais surtout, poser que tout plaisir est bon, pour Épicure, ne signifie pas qu'il faille rechercher éperdument tout plaisir, dans une accumulation sans fin. Tel est le paradoxe épicurien : tout plaisir est bon, mais tous les plaisirs ne sont pas toujours bons à prendre. Toutefois, ce refus de prendre un plaisir ne procède jamais de la condamnation de quelque plaisir que ce soit, parce que sa nature serait, en elle-même, mauvaise. Le principe moral de la raison, ce à partir de quoi elle détermine la volonté, et sa fin, ce vers quoi elle tend, est et demeure le plaisir : aussi n'est-ce que pour vivre selon ce principe et cette fin qu'il faut parfois éviter un plaisir et choisir une douleur, si de ce plaisir évité suit une douleur, ou de cette douleur choisie, un plaisir. « Ce ne sont pas les banquets et les fêtes ininterrompus, ni les jouissances que l'on trouve avec des garçons et des femmes, pas plus que les poissons et toutes les autres nourritures que porte une table profuse, qui engendrent la vie de plaisir, mais le raisonnement sobre qui recherche les causes de tout choix et de tout refus, et repousse les opinions par lesquelles le plus grand tumulte se saisit des âmes »(7). C'est le choix d'une « vie de plaisir », c'est-à-dire d'un plaisir continu, non suivi de douleur, et rien d'autre, qui peut conduire à ne pas choisir un plaisir.

Dès lors, Épicure, s'il ne distingue pas entre les plaisirs, évalue cependant les désirs. Il est ainsi de bons désirs – les désirs naturels – et de mauvais désirs – les désirs vains, qui ne peuvent être satisfaits, et seront donc toujours accompagnés de douleur : tel le désir d'éviter les châtiments divins ou la mort – désirs vides car les dieux sont indifférents et la mort insensible. Parmi les désirs naturels, Épicure fait la différence entre ceux qui sont naturels seulement (le désir de boire telle boisson) et ceux qui sont naturels et nécessaires : désir de boire, de manger..., les seuls dont la satisfaction est absolument nécessaire pour vivre heureux. La souffrance en vérité ne naît que du manque, du besoin de plaisir : ne pas vivre dans un tel besoin, c'est vivre dans le plaisir. Dès lors, il ne faudra pas s'interdire de jouir de plaisirs raffinés, de certains luxes, par exemple. Mais nous en jouirons véritablement dans la seule mesure où nous n'en aurons pas besoin. Aussi peut-être le vrai plaisir se trouve-t-il dans ce supplément de vie, lorsque le vivant jouit dans l'apaisement du besoin.

Doit-on dès lors en conclure qu'en matière de plaisir, tout est permis, pourvu qu'il y ait véritablement plaisir, c'est-à-dire plaisir continu ? Épicure répond : « L'injustice n'est pas un mal en elle-même, mais elle l'est dans la crainte liée au soupçon qu'elle ne puisse rester inaperçue de ceux qui sont chargés de punir de tels actes »(8). Encore une fois, le seul critère de l'évitement d'un plaisir demeure toujours la recherche du plaisir, d'une « vie de plaisir ».

Tout plaisir est-il bon à prendre ? L'hédonisme épicurien est un hédonisme réfléchi : il n'est pas réductible à l'idée qu'il faut à tout prix, et quelles que soient les conséquences, prendre n'importe quel plaisir ; mais c'est justement parce que le plaisir est bon à prendre, et qu'il n'y a que cela qui soit bon, que tous les plaisirs ne sont pas bons à prendre. Le plaisir n'est bon qu'en tant qu'il peut offrir – mais c'est là sans doute un idéal – une « vie de plaisir » : il est bon en tant qu'il est réellement pris, et non en tant qu'il est éternellement poursuivi. Mais cette position d'un hédonisme absolu n'est sans doute possible qu'à condition de la fonder sur l'idée d'une « bonne nature » de l'homme – une nature faite pour le plaisir, pour la jouissance durable du plaisir. Pour un philosophe comme Pascal, dès lors, selon qui la nature humaine est pécheresse, jamais la prise d'aucun plaisir ne saurait nous faire oublier notre misère foncière : les hommes, « ils ne savent pas que ce n'est que la chasse, et non pas la prise, qu'ils recherchent »(9). Dans une telle perspective, plus aucun plaisir ne serait bon à prendre, mais seulement à pourchasser.

Pascal Séverac

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1986, p. 54.
  • 2 ↑ Ibid., p. 175.
  • 3 ↑ Ibid., p. 53.
  • 4 ↑ Épicure, Lettre à Ménécée, in Lettres, maximes, sentences, trad. J.-F. Balaudé, le Livre de Poche, Paris, 1994, p. 195.
  • 5 ↑ Ibid., p. 194.
  • 6 ↑ Ibid., p. 195.
  • 7 ↑ Ibid., p. 196.
  • 8 ↑ Épicure, Maximes capitales, in Lettres, maximes, sentences, trad. J.-F. Balaudé, le Livre de Poche, Paris, 1994, XXXIV, p. 205.
  • 9 ↑ Pascal, B., Pensées, texte établi par L. Brunschvicg, Flammarion, Paris, 1976, p. 139.