opéra

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin opus, « œuvre », par le biais de l'italien opera.

Esthétique

Genre musico-dramatique (représenté) qui associe de manière étroite une composante verbale (livret) et une composante musicale (partition), site actif de questionnement esthétique et philosophique.

Une définition historique originelle du genre pourrait être : « poème dramatique déclamé et représenté en musique », l'ordre des termes indiquant la préséance du texte littéraire et la préposition en la présence ontologique et continue de l'élément musical ; la déclamation y est chantée, et les premiers opéras italiens (vers 1600) se distinguent en cela des spectacles dramatiques avec musique qui les ont précédés. Les ramifications du genre en de multiples variétés au cours de son histoire conduisent à des modèles qui ne répondent pas tous à cette définition initiale : « spectacle dramatique utilisant le chant et accompagné de musique » peut alors faire office de définition générique plus satisfaisante, parce que pouvant recouvrir aussi bien les comédies avec dialogues parlés en langue nationale des xviiie et xixe s. (comédie mêlée d'ariettes, opéra-comique, opérette, Singspiel allemand, semi-opera ou ballad-opera anglais...) que les œuvres italiennes à récitatif chanté (de genre serio ou buffo), la tragédie en musique française, le drame lyrique verdiste ou wagnérien, etc.

Genre représentatif combinant des modes d'imitation divers, l'opéra a été souvent l'objet de débats dans lesquels les philosophes ne sont pas absents. En France vers 1770, le théâtre parlé classique fournit une référence incontournable : la musique n'opère-t-elle pas comme un émollient dans la représentation des passions, compromettant l'effet cathartique de celle-ci ? La présence de la musique est-elle de nature à conforter la vraisemblance d'une action fondée sur le merveilleux (question également approchée plus tard par les romantiques allemands) ? Au xviiie s., l'inscription du genre dans un système poétique hérité d'Aristote (mimésis) et Horace préoccupe les théoriciens et les encyclopédistes s'interrogent sur sa légitimité et ses finalités.

L'articulation linguistique de la musique dans le récitatif pose aux théoriciens de l'opéra une question des plus épineuses. Fervent admirateur de l'opéra italien de son temps, et liant sa réflexion à l'analyse des caractères musicaux de la langue utilisée (accentuation, rythmicité, sonorités...), Rousseau a par exemple pu avancer que « le meilleur récitatif est celui où l'on chante le moins »(1) et condamner la manière française qui faisait alors une place non négligeable à l'élément mélodique dans la déclamation, en arguant qu'il n'y avait là qu'artifice destiné à compenser la pauvreté de l'idiome. Mais d'un point de vue dramaturgique, on constate en retour que plus une déclamation est chantante, plus elle se lie facilement aux épisodes purement lyriques (airs), et plus le déroulement gagne en continuité et en fluidité.

L'interaction texte / musique, et donc le statut de la musique comme langage au sein de l'œuvre, constituent des éléments cruciaux de l'esthétique opératique. C'est l'invention, dans la droite ligne des études humanistes, du recitar cantando monodique comme renaissance présumée de la déclamation dramatique des Grecs, qui permit l'opéra ; l'objectif était alors d'atteindre à une parfaite perception du poème, et à une compréhension optimale de ses intentions poétiques et expressives : prétention que Nietzsche put en son temps qualifier avec dédain de « socratique »(2). Dès son premier opéra (Orfeo, 1607), Monteverdi témoigna pourtant à la fois de sa maîtrise du stile recitativo et de son souci, jusque dans les récits, de conserver à la musique le plein exercice de ses prérogatives expressives et poétiques. La tragédie lyrique française de Quinault et Lully (à partir de 1672) affirme la préséance de la poésie, et Gluck un siècle plus tard entend encore soumettre strictement la musique au poème. Dans l'intervalle, le dramma per musica italien est devenu le lieu privilégié de la vocalité virtuose, laquelle use du poème à peu près comme d'un prétexte ; Rameau en France a montré que la musique, chant et plus encore orchestre, pouvait de temps à autres absorber et véhiculer l'essentiel du drame, conception qui trouve par ailleurs un accomplissement total dans les plus grandes œuvres de l'art mozartien. La Gesamtkunstwerk (œuvre d'art totale) wagnérienne tente après 1850 de réaliser l'impossible fusion du poème et de la musique, dans une conception globale longuement exposée par l'artiste(3), et prenant en compte également les éléments visuels du spectacle. Au xxe s., l'une des tendances du théâtre musical consiste à refuser de traiter le problème, et à faire du processus musical lui-même l'objet de la représentation scénique.

Par delà la diversité de sa typologie, ce sont toujours le statut octroyé à la musique, langage symbolique et virtuellement autonyme, et l'inscription de la nature lyrique du chant au sein d'un genre dramatique, qui constituent les pôles de tension et d'intérêt de l'opéra.

Pierre Saby

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Rousseau, J.-J., Dictionnaire de musique (1768), article « Récitatif », in Œuvres complètes, t. V, Gallimard, Paris, 1995.
  • 2 ↑ Nietzsche, F., Die Geburt der Tragödie aus dan Geiste der Musik (1872), trad. G. Bianquis, La naissance de la tragédie (1949), § 19, Gallimard, rééd. « Folio », Paris, p. 125.
  • 3 ↑ Wagner, R., Das Kunstwerk der Zukunft, trad. J.G. Prod'homme et F. Höll, l'Œuvre d'art de l'avenir, réimpr. in Œuvres en prose, Plan de la Tour, Éd. d'aujourd'hui, Coll. « les Introuvables », Paris, 1976.
  • Voir aussi : Kintzler, C., Poétique de l'opéra français. De Corneille à Rousseau, Minerve, Paris, 1991.
  • Rousseau, J.-J., Essai sur l'origine des langues où il est parlé de la mélodie et de l'imitation musicale (1781), in Œuvres complètes, t. V, Gallimard, Paris, 1995.

→ apollinien, art, esthétique, musique

→ «  Comment la musique a-t-elle été un objet privilégié d'investigation philosophique ? »