monarchomaques
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du grec monarkhos, « celui qui commande seul, monarque », et machomai, « combattre ».
Morale, Politique, Théologie
Vocable politique ancien, désignant les contestataires du pouvoir absolu. Il intervient à la charnière de la contestation politico-religieuse et de l'invention du droit moderne de la souveraineté.
On doit à W. Barclay(1) ce vocable qui réunit, comme le rappellera P. Bayle : « Des auteurs qui, quoique de différente religion, ne laissaient pas de s'accorder en faveur de la religion sur les maximes républicaines. »(2). Sans doute, au xviie s., peut-on encore le voir ainsi. Néanmoins, si l'on tient compte de ce que sont devenues plus tard les aspirations républicaines des peuples, on a peine à consentir à cette réunion d'écrits qui, en plus d'appartenir à des religions différentes, appliquèrent leur contestation des rois à des contextes et suivant des principes politiques ou théologico-politiques pour le moins divergents. En réalité, tout oppose ces protestants et ces catholiques hostiles au droit divin des rois, jusqu'aux raisons pour lesquelles les uns et les autres rejettent l'exercice absolu du pouvoir temporel.
Les écrits monarchomaques protestants et français ont été rédigés après le crime royal de la Saint Barthélemy (1572). Quant aux écrits catholiques ligueurs, ils seront, une décennie plus tard, inspirés par la peur réelle de voir un prince protestant sur le trône du royaume de France. C'est donc un motif bien différent – l'excès de tolérance (au sens ancien du terme) à l'égard des protestants – qui détermina la Ligue roturière (des villes) à s'élever contre Henri III, puis contre Henri IV, jugé hérétique bien que converti.
On aurait tort, néanmoins, de n'imputer qu'à l'absolutiste Barclay cet amalgame d'auteurs aux idées si différentes, car l'historiographie française, jusqu'à aujourd'hui, reprend, bien souvent, à son compte l'assimilation. C'est en valorisant l'effet pacificateur de la théorie bodinienne de la souveraineté – qui joua la royauté contre les corps, et soutint la « paix du roi » comme une arme idéologique visant, en cette période d'intenses guerres de religion (1559-1598), à supprimer toute possibilité de guerre civile – que l'historiographie actuelle(3) reconduit encore l'idée d'une similitude de pensée monarchomaque(4). C'est que, en effet, les théoriciens de la Ligue chaussèrent les arguments de leurs prédécesseurs protestants en prenant soin néanmoins de les transposer. Dans les écrits du ligueur J. Boucher, la résistance légitime des magistrats inférieurs avancée par les protestants devient une guerre juste que sont appelés à mener les prêtres et les évêques inférieurs(5). De même, l'obéissance de droit divin aux États qui subordonnent le pouvoir royal s'est substituée à l'idée protestante d'une souveraineté royale limitée par le pouvoir des États. Par conséquent, et en dépit de leur hostilité commune à l'absolutisme royal, les protestants de l'après-Saint Barthélemy et les catholiques réfractaires à l'Hérétique ont peu à partager. Partisans du tyrannicide, les catholiques intransigeants demeurèrent, jusqu'à l'échec de la Sainte Union, animés par le refus majeur de scinder la cause spirituelle de la cause temporelle, tandis que les protestants et, tout particulièrement, les réformés, devaient à leur confession de foi d'avoir restauré cette distinction. Par nostalgie de l'unité perdue, la politique ligueuse ne pouvait être qu'ultramontaine ; la religion huguenote, par souci de liberté religieuse, n'avait d'autre choix que la loyauté à l'égard du pouvoir royal.
Est-ce bien un hasard donc si les rois contemporains des prédications ligueuses, Henri III et Henri IV, tombèrent sous les coups de tyrannicides (Clément et Ravaillac) ? En revanche, quand les protestants menacèrent leur roi de désobéissance, dès 1560, ce fut toujours pour défendre ce qui, dans leur esprit, était synonyme : la religion et la liberté.
Enfin, ce qui fait l'originalité des traités protestants, c'est, d'une part, leur attachement à la loi et, d'autre part, la rénovation, sinon l'inauguration, dans un cadre contestataire, d'une théorie de la souveraineté contractualiste. Tout contrat passé avec les représentants s'avère nul s'il lèse les contractants, et ceci n'est pas seulement visible chez les monarchomaques laïques comme Hotman(6), Duplessis-Mornay(7), Barnaud(8), mais également chez un pur théologien comme de Bèze(9), successeur de Calvin à Genève. La postérité, mais aussi l'aboutissement d'une telle réflexion se retrouvent manifestement chez Locke pour qui le peuple garde toujours le pouvoir souverain(10), ainsi que chez Rousseau, qui, à la première occurrence de la volonté générale dans son œuvre, note qu'il n'a plus « cru nécessaire d'examiner sérieusement si les magistrats appartiennent au peuple ou le peuple aux magistrats »(11), interrogation monarchomaque s'il en est.
Malgré la parenté que l'historiographie a reconnue entre ces deux catégories d'écrits, l'originalité des idées ligueuses réside, au contraire, dans la promotion, au moment même où elle s'avère perdue, d'une catholicité garante de l'unité mystique du corps politique. Sans doute est-ce une façon de vouloir rendre justice au peuple, tantôt comme peuple insurrectionnel, tantôt comme peuple représenté (perpétuel). Le peuple parisien des ligueurs fut, de fait, le premier à élever des barricades, le 12 mai 1588. Mais n'est-il pas vrai également que ce peuple-là craignait moins pour sa liberté que pour sa religion ?
Isabelle Bouvignies
Notes bibliographiques
- 1 ↑ William Barclay (1546-1608) est né en Écosse, comme Buchanan (auteur monarchomaque anglais), mais reste catholique. Il fréquente la cour de Marie Stuart auprès de laquelle il est en faveur. Retiré en France à l'âge de 30 ans environ, et après des études de droit à Bourges, il obtient un poste à l'université de Pont-à-Mousson, chez le duc de Lorraine. Grand avocat du droit divin des rois, il est l'auteur de deux ouvrages. Le premier, dédié à Henri IV, est celui où est inventé le vocable « monarchomaque » (De Regno et regali potestate, adversus Buchananum, Brutum, Boucherium et reliquos monarchomachos, Paris, 1600) ; le second, dédié à Clément VIII et écrit contre Bellarmin (Sur la puissance du pape sur les princes séculiers), était sous presse au moment où il est mort.
- 2 ↑ Bayle, P., Dictionnaire historique et critique, 5e éd. de 1740 revue, corrigée et augmentée, Slatkine reprints, Genève, 1995, t. I, pp. 446-447.
- 3 ↑ Descimon, R., Qui étaient les Seize ? Étude sociale de deux cent vingt-cinq cadres laïcs de la Ligue radicale parisienne (1585-1594), in Mémoires de la Fédération des Sociétés Historiques et Archéologiques de Paris et de l'Île-de-France, tome 34, Paris, 1983.
- 4 ↑ Mario Turchetti dans Tyrannie et Tyrannicide de l'Antiquité à nos jours, PUF, Paris, 2001, chap. 17, propose qu'on rebaptise les auteurs protestants « tyrannomaques ».
- 5 ↑ Boucher, J., De iusta Henrici tertii abdicatione e francorum Regno, libri quatuor, Lugduni, 1591 (1589) ; Sermons de la simulee conversion et nullite de la pretendue absolution de Henry de Bourbon, Prince de Bearn, à S. Denys en France, le Dimanche 25 Iuillet, Paris, 1593.
- 6 ↑ Hotman, F., Franco-gallia, Genève, 1573, trad. française (La Gaule françoise) de 1574.
- 7 ↑ Phillipe Duplessis-Mornay est très vraisemblablement l'auteur des Vindiciae contra tyrannos..., Édimbourg, 1579, d'Étienne Junius Brutus, trad. française (Revendications contre les tyrans) de 1581.
- 8 ↑ Le médecin Nicolas Barnaud est peut-être l'auteur du Réveille-Matin des François et de leurs voisins, d'Eusèbe Philadelphe cosmopolite, Édimbourg, trad. française de 1574, deux Dialogues édités d'abord en latin en 1573 pour le premier, en 1574 pour le second.
- 9 ↑ Bèze, Th. (de), Du droit des magistrats sur leurs subjets... Magdebourg [Genève], 1574, éd. R. M. Kingdon, Droz, Genève, 1971.
- 10 ↑ Locke, J., Second Traité du gouvernement civil, GF, Paris, 1992, § 149.
- 11 ↑ Rousseau, J.-J., Discours sur l'économie politique, in Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, Paris, vol. III, p. 247 ; éd. B. Bernardi, Vrin, Paris, 2002, p. 48. C'est dans ces quelques pages qu'apparaît, dans l'œuvre de Rousseau, le concept de volonté générale.
