marxisme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Membre important du mouvement des jeunes-hégéliens, Marx passe en quelques années du projet d'une philosophie critique (la Différence des philosophes de la nature de Démocrite et d'Épicure, 1841) à celui d'une critique de la philosophie pensée elle-même tout à la fois comme une suppression (Aufhebung) et comme une réalisation (Verwirklichung) de la philosophie (Pour une critique de la philosophie hégélienne du droit. Introduction, 1843). La radicalisation de cette critique le conduit à définir ensuite le programme d'une « sortie de la philosophie » (Idéologie allemande, 1846) sous la forme d'une critique de l'économie politique, qui trouvera sa forme la plus achevée dans le Capital (1867). La portée philosophique de cet itinéraire théorique peut être appréciée à partir des Thèses sur Feuerbach (1845) et de l'Idéologie allemande, textes de transition où Marx prend congé des problématiques jeunes-hégéliennes tout en mettant en place les thèmes et les thèses qui firent la célébrité de sa pensée. Le cœur des innovations marxiennes réside dans une conception matérialiste de l'histoire, qui tente d'articuler théorie des modes de production et analyse des luttes de classes. La postérité philosophique de cette conception de l'histoire est liée, d'une part, à la redéfinition du matérialisme qu'elle implique, à la théorie de la pratique qu'elle suppose et au concept d'idéologie qu'elle forge ; et, d'autre part, à la méthodologie élaborée pour mettre en œuvre l'étude matérialiste de l'histoire.

Politique

Pensée de K. Marx, telle qu'elle apparaît dans l'œuvre de ce dernier mais aussi à travers la multiplicité des appropriations et interprétations auxquelles elle a donné lieu.

La conception matérialiste de l'histoire

Dans l'Idéologie allemande, Marx soutient qu'il ne connaît qu'« une seule science, celle de l'histoire », et que celle-ci doit être étudiée du point de vue d'une « conception matérialiste de l'histoire ». Ces affirmations ont un sens essentiellement polémique : elles sont tournées contre la philosophie idéaliste de l'histoire propre à Hegel et aux jeunes-hégéliens. Elles définissent également un programme de recherche : rapporter l'étude de l'histoire à sa base réelle et à l'ensemble des « conditions matérielles » de la pratique. C'est pour s'atteler à sa réalisation que Marx forge les concepts de mode de production et de lutte de classes.

Le concept de mode de production a pour fonction de donner une description de la « base » économique des différentes formations sociales. D'après le Manifeste du parti communiste (1848) et l'avant-propos de la Contribution à la critique de l'économie politique (1859), chaque mode de production se caractérise par la « correspondance » d'un niveau de développement des forces productives et de rapports de production déterminés. Par « forces productives », il faut entendre les « forces de production » du « travail social », c'est-à-dire tout à la fois la « force de travail » et les « moyens de production ». Par « rapports de production », il faut entendre l'« ensemble » des rapports sociaux conditionnant le processus de production. S'il y a toujours conjonction entre forces productives et rapports sociaux de production, c'est tout d'abord parce que la production a toujours un caractère social, de sorte qu'elle est toujours subsumée sous des rapports sociaux déterminés. L'idée de correspondance ajoute qu'à un niveau donné du développement des forces productives ne sont possibles que les rapports sociaux de production qui sont compatibles avec la poursuite du développement de ces forces productives. Marx souligne ainsi que le développement des forces productives peut être entravé par un rapport de production déterminé, et impliquer, par là même, le passage à un nouveau mode de production. Un tel changement de mode de production implique un bouleversement général de l'ordre social, puisque le mode de production est lui-même la « base » (Basis) de l'« édifice social » (Überbau). Tel est le sens de la thèse célèbre suivant laquelle « l'ensemble de ces rapports de production constitue la « structure » [Bau] économique de la société, la « base » [Basis] réelle sur laquelle s'élève un édifice juridique et politique auquel correspondent des formes déterminées de la conscience sociale ». On relèvera qu'ici la réduction de l'édifice social à la base n'est présentée : a) ni comme un rapport mécanique entre termes homogènes ; b) ni comme une relation directe.

a) Plutôt qu'à une détermination univoque de l'édifice social, nous avons ici affaire à un conditionnement : « Le mode de production de la vie matérielle conditionne en général le développement de la vie sociale, politique et culturelle. » Le propre de la conception matérialiste de l'histoire est d'expliquer l'édifice des institutions et des représentations par ce conditionnement économique, tout en tenant compte du fait qu'un changement de la base économique implique un bouleversement de l'édifice qui peut être « plus ou moins rapide » et qu'« une même base économique (la même quant à ses conditions fondamentales, sous l'influence d'innombrables conditions empiriques différentes, de conditions naturelles, de rapports raciaux, d'influences historiques extérieures, etc.), peut présenter des variations et des nuances infinies que seule une analyse de ces conditions pourra élucider » (comme le dira Le Capital). C'est en ce sens qu'Engels écrira, dans une lettre datée du 21 septembre 1890, que les conditions économiques sont déterminantes « en dernière instance ».

b) On relèvera ensuite que la réduction à la base est présentée par Marx comme une entreprise graduelle. Les formes de la conscience sociale « correspondent » aux rapports juridiques et politiques, ceux-ci « prennent leurs racines dans les conditions matérielles de la vie », et « c'est dans l'économie politique qu'il convient de rechercher l'anatomie » de celles-ci. Cette présentation a l'avantage d'indiquer que les formations idéologiques, les institutions juridico-politiques et les institutions sociales ne sont pas conditionnées de la même manière par la base économique.

L'évolution historique ne peut cependant pas être expliquée par la seule contradiction fonctionnelle des forces productives avec les rapports de production. Elle comporte également un moment politique dont la théorisation est conduite sous les auspices du concept de lutte des classes. D'après Misère de la philosophie (1847), l'histoire avance toujours par le « mauvais côté », un mauvais côté nommé « lutte des classes ». Le Manifeste du parti communiste explique, en effet, que « l'histoire de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire de la lutte des classes ». En chaque société, la ou les classe(s) dominée(s) lutte(nt) contre une classe dominante en vue de s'assurer une domination et de s'assujettir la société entière. Si les luttes de classes ont une fonction déterminante dans l'évolution historique, c'est qu'elles ont le pouvoir d'atténuer ou d'aggraver les effets de la contradiction des rapports de production et des forces productives. C'est en ce sens que Marx écrit, par exemple, que « la bourgeoisie n'a pas seulement forgé les armes qui lui donneront la mort ; elle a aussi produit les hommes qui manieront ces armes – les travailleurs modernes, les prolétaires ». Le développement des luttes de classes dépend d'un ensemble complexe de facteurs que Marx tente d'étudier dans des écrits historiques comme les Luttes des classes en France, ou le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Il est irréductible aux seuls déterminants des modes de production, et c'est la raison pour laquelle la conception matérialiste de l'histoire ne doit pas être interprétée tant comme un modèle général du progrès historique que comme un ensemble d'hypothèses heuristiques. La Sainte Famille (1845) dénonce l'idée d'un progrès de l'histoire : « Malgré les prétentions du “progrès”, nous voyons sans cesse des “régressions” et des “retours circulaires”. [...] La catégorie de progrès est totalement vide et abstraite. » De même l'Idéologie allemande affirme-t-elle que l'histoire retombe toujours « dans la même ornière » de la lutte des classes. Certes, l'idée qu'une succession des modes de production est réglée par un développement des forces productives, et que cette succession doit aboutir à dépasser définitivement la contradiction des forces productives et des rapports de production, semble conduire la philosophie du « progrès », du « sens » et de la « fin » de l'histoire. Mais, dans une lettre de Marx à V. Zassoulitch, datée du 8 mars 1881, Marx a lui-même écarté cette interprétation en soulignant que les modes de production pouvaient très bien se succéder suivant un autre ordre que celui que décrit l'avant-propos de 1859. En définitive, comme l'indiquera par la suite Engels, ce texte définit une orientation méthodologique, et non les principes d'une axiomatique : « Notre conception de l'histoire est avant tout une directive pour l'étude » (lettre du 5 août 1890).

Matérialisme de la pratique et idéologie

L'interrogation sur la signification philosophique de la conception matérialiste de l'histoire a nourri les débats qui sont développés au sein du marxisme et de la philosophie du xxe s. Ils ont principalement tourné autour de deux questions : quelle est la nature du matérialisme qui conduit à rapporter l'ensemble de la vie sociale aux conditions de la pratique ; et comment doit-on réinterpréter les formes de la conscience si elles peuvent elles-mêmes être expliquées par les conditions de la pratique ? Ces deux questions portent sur le sens des trois concepts marxiens de matérialisme, de pratique et d'idéologie, et elles sont d'autant plus controversées que ces concepts semblent eux-mêmes porteurs d'apories.

Centrale dans les Thèses sur Feuerbach, la notion de pratique (Praxis) désigne le primat de l'« activité » (Tätigkeit) entendue « comme activité objective », « activité effective, sensible », « activité humaine sensible ». Si l'idéalisme allemand a pour mérite d'élever l'activité au rang de principe, il a pour défaut de ne la concevoir que « de façon subjective » (Thèse 1). En déportant le thème du primat de l'activité dans le champ d'une philosophie sociale (« Toute vie sociale est essentiellement pratique » [Thèse 8]), Marx a pour objectif de rendre compte de l'unité de son moment objectif : le conditionnement par les « rapports sociaux » (Thèse 6), et de son moment subjectif : le moment « humain » de la « société humaine » ou de l'« humanité sociale » (Thèse 10). Conçue en cette unité, la pratique est « autochangement », « coïncidence du changement des circonstances et de l'activité humaine » (Thèse 3), et tel est le fondement de l'« activité “révolutionnaire”, “pratique-critique” » (Thèse 1). Il soutient que « tous les mystères qui orientent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine » (Thèse 8). Il dénonce alors la pensée qui se croit autosuffisante et qui ignore son conditionnement pratique, la pensée « isolée de la pratique » (Thèse 2), non la théorie en elle-même. En effet, le monde aliéné doit être « anéanti », « théoriquement et pratiquement » (Thèse 4), et non pas seulement pratiquement. Cette thèse suivant laquelle la pratique est la vérité de la théorie doit, elle aussi, être comprise comme la condensation de différentes thématiques. En effet, lorsque Marx soutient que « les oppositions théoriques ne peuvent être résolues que de manière pratique » (Manuscrit de 1844), ou que « la question de savoir s'il faut accorder à la pensée humaine une vérité objective n'est pas une question de théorie, mais une question pratique » (Thèse 2), il suit von Ciezkowski (Prolégomènes à l'historiosophie, 1838), qui opposait à Hegel que l'action seule, et non la pensée philosophique, est en mesure d'atteindre la réconciliation véritable de l'intérieur et de l'extérieur, de l'être et de la pensée, de l'esprit et de la nature, du sujet et de l'objet. Lorsqu'il soutient que la « pratique vraie » est la « condition d'une théorie réelle et positive » (Manuscrits de 1844), il réinterprète la dénonciation schellingienne et feuerbachienne de la stérilité et du négativisme de la philosophie hégélienne. Le primat de la pratique doit enfin être rapproché de la thèse jeune-hégélienne du passage nécessaire de la philosophie politique à l'action politique : « La critique de la philosophie spéculative du droit débouche non sur elle-même, mais sur des problèmes dont la solution n'est possible que par un seul moyen : la pratique » (Pour une critique de la philosophie hégélienne du droit, Introduction). Ces réflexions portant sur l'unité de la théorie et de la pratique sont également appliquées par Marx à la philosophie, puisque la Thèse 8 propose implicitement de la définir comme « action de concevoir cette pratique [humaine] ». Cependant, pour en conclure avec Gramsci que Marx est le fondateur d'une « philosophie de la praxis », il faudrait que les Thèses fournissent également le moyen d'unifier les différentes connotations de la notion. L'affirmation suivant laquelle la vie idéelle « ne peut s'expliquer que par l'autodéchirement et l'autocontradiction de cette « assise mondaine » [weltlichen Grundlage] » (Thèse 4) fait signe vers une telle unification, en présentant la pratique historique comme le fondement de l'édifice social et des représentations. Cependant, plus qu'une philosophie articulée de façon cohérente, elle ne définit que le programme de la conception matérialiste de l'histoire, de sorte qu'il n'est pas étonnant que la réalisation de ce programme se soit accompagnée de la disparition du concept de pratique au profit de ceux de production et de lutte des classes. Il reste néanmoins possible de considérer que la pratique révolutionnaire ne peut se réduire ni à la production, ni à la lutte des classes, ni à leur conjonction ; « pratique » sera alors le nom de sa spécificité, « philosophie de la praxis » celui d'une théorie consciente de cette spécificité.

Dans les Thèses sur Feuerbach, Marx présente également sa propre philosophie comme un « nouveau » matérialisme (Thèse 9) au statut paradoxal. De l'idéalisme, ce matérialisme reprend la thèse du primat de l'activité (Thèse 1), du matérialisme, la thèse du rôle déterminant des « circonstances » de l'activité (Thèse 3). Avant la Sainte Famille, Marx hésitait à nommer sa propre entreprise théorique « matérialisme ». Dans les Manuscrits de 1844, il décrit sa propre position comme celle d'un « naturalisme » qui tantôt est considéré comme la synthèse du matérialisme et de l'idéalisme ou du matérialisme et du spiritualisme, tantôt comme un « vrai matérialisme ». Le contenu de ce naturalisme est particulièrement problématique, puisqu'il consiste en une historicisation du naturalisme feuerbachien, qui, tout en insistant sur la continuité de la nature et de l'histoire, voit dans l'histoire la suppression de la nature : « De même que tout ce qui est naturel doit naître, de même l'homme a son propre acte générateur, l'histoire. Mais étant donné que l'histoire est consciente et que cette naissance est effectuée consciemment, elle se supprime elle-même en tant qu'acte générateur. » On retrouve cette même tentative de conciliation des contraires que sont la nature et l'histoire, le matérialisme et l'idéalisme, dans les Thèses sur Feuerbach, et dans la mesure où la première thèse semble faire pencher la balance du côté de l'idéalisme, en affirmant le primat de l'activité, il est permis de se demander pourquoi la conception matérialiste de l'histoire est conçue comme un nouveau matérialisme plutôt que comme un nouvel idéalisme. Matérialisme synthétisant en lui l'idéalisme et le matérialisme, matérialisme sans matière, matérialisme non ontologique (il énonce une thèse non pas sur l'être, mais sur l'agir social), le « matérialisme » de Marx est pour le moins paradoxal. Si philosophie de Marx il y a, elle ne méritait donc pas d'être nommée « matérialisme historique » ou « matérialisme dialectique », notions absentes sous sa plume. La pensée marxienne joua cependant un rôle fondamental dans l'histoire du matérialisme. Elle contribua à populariser l'opposition du matérialisme et de l'idéalisme, après l'avoir substituée à l'antithèse classique du matérialisme et du spiritualisme. Sans doute fut-elle également à l'origine de l'incertitude qui entoure aujourd'hui encore bien des usages de la notion : « En général le mot “matérialisme” sert à beaucoup d'écrivains récents en Allemagne de simple phrase avec laquelle on étiquette toutes sortes de choses sans les étudier davantage, en pensant qu'il suffit de coller cette étiquette pour que tout soit dit » (lettre d'Engels à C. Schmidt, 5 août 1890).

Bien que paradoxal, le matérialisme de Marx n'en produit pas moins des effets théoriques décisifs, notamment par la problématique de l'idéologie qui lui est associée. En concevant l'idéologie comme le « langage de la vie réelle » (l'Idéologie allemande), Marx a pour objectif d'expliquer les idéalités par leur contexte historique et de dévoiler leurs rapports ambigus à la politique et à l'histoire. Le concept d'idéologie est en effet : celui du conditionnement des idéalités par des intérêts matériels ; celui de la dimension politique de la conscience et de la théorie (les idéalités apparaissent comme le moyen d'assurer la domination d'une classe sur une autre) ; celui d'une dénégation du politique (il s'agit de masquer une domination en donnant une forme universelle aux intérêts particuliers d'une classe) ; celui, enfin, d'une inversion anhistorique et idéaliste qui trouve son expression la plus pure dans la philosophie spéculative de l'histoire (celle-ci explique le cours de l'histoire par des idéaux anhistoriques, alors que les idées s'expliquent par l'histoire). Dans l'Idéologie allemande, le concept d'idéologie fait corps avec deux oppositions rigides : celle de la science et de l'idéologie et celle de l'idéologie et du prolétariat. C'est parce que Marx occupe conjointement le point de vue du prolétariat et d'une « science de l'histoire » qu'il peut prétendre identifier l'idéologie aux « idées fausses » que les hommes se sont faites sur eux-mêmes. Le terme de « prolétariat » désigne, en effet, tous ceux qui sont exclus de la société, tous ceux qui, n'étant plus une « classe » mais une « masse », sont dénués d'intérêt particulier et, donc, d'idéologie. L'existence du prolétariat rend possible une attitude théorique et critique à l'égard de la société qui peut, par ailleurs, être renforcée par l'ancrage empirique propre à la science, et par la « critique profane » qu'elle rend possible. Marx prendra bientôt conscience du caractère intenable de ces oppositions. Objet d'une domination idéologique, le prolétariat ne peut être dénué d'idéologie. Misère de la philosophie et le Manifeste proposeront implicitement une autre conception de l'idéologie, en soutenant que le prolétariat n'est pas encore une « classe pour elle-même » et que, en apportant « aux prolétaires les éléments de sa propre culture, [la bourgeoisie] met dans leurs mains des armes contre elle ». Quant à la dimension idéologique de la science, elle justifiera la critique de l'économie politique.

Sous l'effet de ses propres apories internes, la notion d'idéologie disparaît définitivement après l'Idéologie allemande, et bon nombre de ses thèmes se voient corrigés et reformulés dans le Capital par la théorie du fétichisme. Marx y explique l'opacité propre au mode de production capitaliste par le fait que, dans l'échange, « les rapports des producteurs [...] prennent la forme d'un rapport social entre les produits du travail ». Alors que la valeur, en tant que quantité de travail socialement nécessaire, exprime un rapport social déterminé, la valeur d'échange, forme phénoménale de la valeur, tend à présenter la valeur comme une qualité que les choses posséderaient « par nature », et telle est la caractéristique du fétichisme de la marchandise. Les rapports qui gouvernent les échanges apparaissent donc aux producteurs comme des rapports indépendants d'eux. Alors que le caractère social de leur travail est l'origine de ces rapports, ils en viennent à considérer, au contraire, que c'est seulement parce qu'ils se soumettent à ces rapports que leur travail acquiert son caractère social. L'analyse du fétichisme poursuit un double objectif. Elle a, tout d'abord, pour fonction de fournir la théorie de la face subjective des phénomènes économiques, les illusions guidant les agents dans l'échange. En décrivant la genèse du « fétiche marchandise » et du « fétiche argent », elle permet notamment d'expliquer que la valeur puisse être recherchée pour elle-même, et non seulement pour la valeur d'usage, dans le procès de la production capitaliste. Il y a là un phénomène circulaire, car c'est seulement la production pour la production et la généralisation de la forme marchandise qu'elle implique qui rendent le fétichisme possible. L'analyse du fétichisme a également pour fonction d'expliquer les illusions dont l'économie politique classique reste victime. En proposant une théorie de la valeur travail, cette dernière s'efforce de dissoudre les apparences dont l'« économie vulgaire » se satisfait. Mais elle ne parvient pas à résoudre le problème posé par le rapport du travail et des formes phénoménales de la valeur. Elle reproduit ainsi, dans sa théorie de la valeur, « l'apparence objective des déterminations sociales du travail » et tend, par conséquent, à transformer les lois économiques en « nécessités naturelles ». Telle qu'elle est ainsi développée dans le Capital, l'analyse du fétichisme permet d'effectuer un double déplacement par rapport à la conception de l'idéologie proposée dans l'Idéologie allemande. Il s'agit bien, dans les deux cas, de rendre compte de l'effet de certaines illusions sur la pratique – Marx parle parfois d'« illusions pratiques » ou d'« illusion réelle » –, mais ici ces illusions ne sont plus des idéalités dominant la vie réelle de l'extérieur, mais des représentations totalement immanentes aux interactions économiques dont elles sont tout à la fois les conditions et le produit : « Ce sont des formes de pensée qui ont validité sociale, et donc une objectivité pour les rapports de production de ce mode de production social historiquement déterminé. » On peut mesurer la richesse de la théorie du fétichisme à la grande variété de ses prolongements philosophiques et sociologiques. Avec Lukacs, on peut considérer que Marx propose ici une théorie de la « réification » (Verdinglichung), c'est-à-dire de la tendance du capitalisme à pétrifier toute chose, y compris l'action humaine, en une objectivité chosale (Lukacs, Histoire et Conscience de classe, 1923). À l'inverse, on peut considérer que Marx ouvre ici la voie au structuralisme, en proposant une genèse de la subjectivité « comme partie (et contrepartie) d'un monde social de l'objectivité » (E. Balibar, la Philosophie de Marx, 1993). Mentionnons, enfin, le fait que l'une des conclusions sociologiques les plus générales du Capital résulte de l'analyse du fétichisme : la rationalisation capitaliste du monde ne produit pas un monde désenchanté, contrairement à ce que soutiendra Weber, mais comme l'expliquera W. Benjamin, un monde peuplé de « phantasmagories » marchandes.

Dialectique et critique

On associe fréquemment l'idée de conception matérialiste de l'histoire à l'idée de dialectique matérialiste, en croyant qu'elle définit la méthode même de Marx. Mais ce type d'interprétation repose le plus souvent sur une interprétation inadéquate du matérialisme de Marx et, plus généralement encore, de sa conception de l'histoire de la critique de l'économie politique. Si l'on voulait à tout prix identifier une méthodologie marxienne, sans doute conviendrait-il davantage de la chercher dans une théorie de la fonction critique de la théorie que dans une théorie de la dialectique.

Dans la postface du Capital, Marx se réclame de la dialectique, tout en se démarquant doublement de Hegel. Il souligne, tout d'abord, que seule la « méthode d'exposition » est dialectique. Cette réserve n'a pas pour fonction de réduire la forme dialectique à un artifice rhétorique en dévalorisant la méthode d'exposition au profit de la « méthode d'investigation ». Au contraire, Marx compte sur la dialectique pour « exposer » « le mouvement réel en conséquence ». Cette réserve permet néanmoins de rappeler : contre Hegel, que l'abstraction ne doit pas se substituer à l'analyse et que le mouvement de la pensée ne peut être confondu avec le mouvement de la réalité ; avec Hegel, que la méthode ne peut être imposée de l'extérieur à la matière étudiée, mais doit se soumettre à « la logique spécifique de l'objet spécifique » (Manuscrit de Kreuznach, 1843). De plus, Marx indique que, dans sa « configuration rationnelle », la dialectique est « critique et révolutionnaire », « parce que dans l'intelligence positive de l'état de chose existant elle inclut du même coup l'intelligence de sa négation ». Chez Hegel, la dialectique semble, au contraire, « glorifier l'état de chose existant », parce qu'il conçoit le négatif comme un moment de positif, parce qu'il saisit la contradiction dans le mouvement de la réconciliation, ou pour le dire dans les termes du Manuscrit de Kreuznach, parce qu'il ne pense pas les « opposés réels » comme des « extrêmes réels » : « [Chez Hegel], les oppositions réelles résolues, leur développement jusqu'à la formation d'extrêmes réels, [sont] pensées comme quelque chose qui doit être empêché ou comme quelque chose de nuisible, alors que ce n'est rien d'autre que leur connaissance de soi aussi bien que ce dont s'allume la décision de la lutte. » Marx ne cesse, en effet, de définir sa propre entreprise comme une théorie des « conflits » (Kollisionen) et des « contradictions » (Widersprüche) de la société de son temps. Les spécificités du mode de production capitaliste ne peuvent être comprises sans une analyse de ses contradictions, et c'est de l'intelligence de ces contradictions que dépendent la compréhension de son caractère périssable et la possibilité d'une lutte révolutionnaire contre le vieux monde. On considère d'ordinaire que la pensée marxienne est dialectique en tant qu'elle appréhende la réalité historique du double point de vue de la contradiction et de la totalité. Cependant, si les références à la contradiction et aux différentes figures du négatif sont nombreuses, comme on vient de le constater, et si l'on trouve également des références à la nécessité d'une pensée de la totalité, les références positives et explicites à la dialectiques sont rares. Fortement influencé par une relecture de la Science de la logique, de Hegel, alors qu'il rédigeait les Grundrisse, Marx considéra la méthode dialectique comme une pièce essentielle de la critique de l'économie politique, au point de projeter la rédaction d'une critique de la dialectique hégélienne : « Si jamais j'ai un jour de nouveau le temps pour ce genre de travail, j'aurais grande envie, en deux ou trois placards d'imprimerie, de rendre accessible aux hommes de bon sens, le fond rationnel de la méthode que Hegel a découverte, mais en même temps mystifiée » (lettre datée du 14 janvier 1858). L'analyse des différentes versions de la critique de l'économie, des Grundrisse au Capital, montre cependant que les schèmes dialectiques hérités de Hegel jouent un rôle toujours moins déterminant, et il n'est pas certain que la pensée marxienne puisse être dite dialectique autrement qu'au sens très général que détermine la double référence à la totalité et à la contradiction. Dans la postface du Capital, Marx présente son propre usage de la dialectique comme un « retournement » et comme l'extraction d'un « noyau rationnel » : « La mystification que la dialectique subit entre les mains de Hegel n'empêche nullement qu'il ait été le premier à en exposer les formes générales de mouvement de façon globale et consciente. Il faut la retourner [umstulpen] pour découvrir le noyau rationnel sous l'enveloppe mystique. » La dialectique ne serait donc chez Marx qu'une version (matérialiste) de la dialectique hégélienne ? C'est bien ainsi qu'Engels entendra les choses dans la Dialectique de la nature, lorsqu'il tentera d'élaborer une « dialectique matérialiste » en recherchant chez Hegel un certain nombre de « lois dialectiques » et en les interprétant comme des lois de la matière. Aussi pourra-t-il interpréter le Capital comme l'« application » de la « méthode dialectique » aux « faits d'une science empirique, l'économie politique ». Cependant, Marx avait récusé par avance ce genre d'interprétation dans une lettre adressée à Engels lui-même : « [Lassalle] compte exposer l'économie politique à la manière de Hegel. Mais là, il aura l'affliction de constater que c'est une chose de ramener par la critique une science à un niveau permettant de l'exposer dialectiquement, et une tout autre chose d'appliquer un système logique abstrait » (lettre du 1er février 1858). En définitive, les références à la dialectique ne relèvent pas d'une méthodologie dialectique, et elles ne prennent sens qu'en vue d'expliciter certains des aspects de la démarche critique que Marx tente de mettre en œuvre.

L'œuvre marxienne se développe dans son intégralité sous le signe de la critique : critique de la philosophie hégélienne du droit, critique de la religion, critique de la politique, critique de la philosophie, critique de la « critique-critique » des jeunes-hégéliens de Berlin, critique des différentes formes de socialisme et critique de l'économie politique. Marx prétend associer la « critique des armes » et les « armes de la critique » (Pour une critique de la philosophie hégélienne du droit, Introduction, 1843), l'« activité pratique-critique » (Thèse 1) et la « compréhension de cette pratique » (Thèse 8), ou encore : « anéantir pratiquement et théoriquement » (Thèse 4) la société. Ces différentes formulations indiquent que la catégorie de critique formule le problème fondamental qu'il tente de résoudre en tant que théoricien : donner à la pratique révolutionnaire une forme théorique adéquate. En faisant abstraction des textes rédigés avant 1843(1), on peut distinguer deux grands modèles de critique : celui d'une « philosophie critique » se proposant l'« autocompréhension » (Selbstverständigung) de l'époque, et celui de la critique de l'économie politique. Dans la lettre à Ruge de septembre 1843, il s'agit de « connecter notre critique... à la prise de parti en politique, donc aux luttes effectives, et de nous identifier à ces luttes ». Cet objectif est compris comme une « réforme de la conscience » qui s'applique tout à la fois à la religion, à la politique et à la philosophie. Ces différentes formes de conscience sont, en effet, conçues en même temps comme le « complément idéal » (Pour une critique de la philosophie hégélienne du droit, Introduction) de l'état de choses existant et comme l'expression d'exigences qui le remettent en cause. Tel est le sens des thèses suivantes : la religion est l'« opium du peuple », on ne peut « supprimer la philosophie sans l'effectuer », « dans la vraie démocratie, l'État disparaît ». L'opération critique consistera en une « clarification de la conscience » visant à « désenchanter », « démystifier » pour extraire de la conscience son potentiel utopique et rendre possible un nouveau rapport pratique au monde : « On verra alors que, depuis longtemps, le monde possédait le rêve d'une chose dont il lui suffirait de prendre conscience pour la posséder réellement. » Dans la critique de l'économie politique, la référence à la critique n'est plus tant motivée par la nécessité de produire une critique théorique de la société que par la nécessité de produire une théorie scientifique de la base économique de la société. Critique ne signifie pas ici dénonciation de l'économie politique du point de vue d'une théorie de substitution, mais élaboration d'une théorie scientifique par l'analyse critique de l'économie politique classique. Pourquoi la théorie scientifique doit-elle prendre ici la forme d'une critique ? D'une part, parce que la science doit analyser les illusions qui, bien que produites par la réalité économique, sont également constitutives de cette réalité, dans la mesure où elles conditionnent l'action des agents économiques. Or, ces illusions expliquent les limites de la théorisation des classiques, de sorte que la théorisation est ici indissociable de la critique. D'autre part, parce que l'exemple de l'économie politique classique indique que la science est toujours habitée par l'idéologie, de sorte qu'aucun discours ne peut dogmatiquement prétendre à la vérité et que nous ne pouvons nous réclamer du vrai qu'en réglant le problème de notre propre rapport à l'histoire et à la politique. Dans la postface du Capital, Marx s'engage dans une telle entreprise. Il explique que seul le point de vue du prolétariat peut permettre la dissipation des illusions dont les économistes classiques sont victimes, mais qu'il ne suffit pas pour autant à fonder par lui-même l'accès au vrai. Il en résulte que le progrès de l'économie politique ne peut s'effectuer que sous la forme d'une critique : celle de la critique de l'économie politique.

En plaçant sa théorie sous les auspices de la critique, Marx n'a pas seulement prétendu témoigner de sa dimension politique, il a également signifié son refus du dogmatisme et l'insertion de son propos dans des conjonctures déterminées. Les vérités qu'il énonce sont des vérités polémiques, des vérités dépendant d'autres discours et d'événements historiques singuliers, des vérités lourdes de présuppositions et de contingences, de sorte que dans les préfaces de la réédition allemande et de la traduction russe du Manifeste du parti communiste, Marx pourra préciser que son propos ne peut prétendre qu'à une vérité provisoire, aucunement à une vérité définitive.

Emmanuel Renault

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Pour une chronologie plus précise, voir E. Renault, Marx et l'Idée de critique, PUF, Paris, 1995, et « La modalité critique chez Marx », in Revue philosophique, no 2, 1999, pp. 181-198.

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