loisir

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».




Devoir de loisir ou droit à la paresse ?

Les débats autour de la réduction du temps de travail touchent au cœur de l'imaginaire de nos sociétés. Loin d'être un simple débat technique de rationalité économique, la régulation du temps collectif suppose une certaine morale sociale, un accord sur les finalités de l'existence humaine. On ne trouve dans le loisir rien d'immédiatement naturel : même l'oisiveté édénique fut octroyée par Dieu, même les sociétés de chasseurs-cueilleurs s'entendent tacitement pour limiter leurs besoins et donc la nécessité du travail(1). Conçu de nos jours comme un droit individuel, le loisir est paradoxalement une production éminemment subversive, à la fois finalité du travail, fleuron et repoussoir de la civilisation.

Le loisir et les fins supérieures

On connaît le dédain professé par les Grecs de l'Antiquité à l'égard du travail productif contraignant, laissé aux esclaves. Le travail rend dépendant, avilit et rabaisse, et, même recherché et choisi, il est le signe d'une âme cupide, assoiffée de richesses. Les maîtres s'occupent de politique et de philosophie(2). Platon est le plus intransigeant, lorsqu'il dépeint les philosophes en hommes étrangers à toute nécessité, disposant de tout leur loisir, et non pas « attachés au discours comme des serviteurs »(3), qu'il s'agisse de discours utilitaires, judiciaires, politiques ou même philosophiques, puisque l'éloge du loisir aboutit rapidement au rejet de la vie corporelle. L'âme est supérieure à ses œuvres, quelles qu'elles soient. Le loisir n'offre qu'une image imparfaite de l'évasion d'ici-bas, de l'assimilation à Dieu(4). Les Latins, quant à eux, ne nous légueront le mot « négoce » (de neg-otium, « occupation, embarras ») que par opposition à un état plus enviable, l'otium, ou « loisir ». La morale évangélique, elle, condamne également dans le travail l'attachement aux biens de ce monde, l'agitation dévorante(5). La règle de saint Benoît, centrale pour le monachisme chrétien, prescrit certes un travail manuel quotidien(6), mais parce que « l'oisiveté est ennemie de l'âme ». C'est le caractère terrestre et lucratif du travail qui est condamné, et non pas l'occupation et l'activité en tant que telles. Bien au contraire, la paresse, on le sait, est un des sept péchés capitaux. L'âme humaine ne saurait rester en friche, l'oisiveté est mère de tous les vices. Le travail n'est condamné qu'à partir du moment où il est l'autre nom de la convoitise, de l'orgueil, de l'envie. Le loisir, en ce sens, n'est pas l'absence d'activité ou d'effort, il représente au contraire la condition de réalisation des fins supérieures de l'humanité : action politique, activités intellectuelle et artistique. Ces activités étant dépourvues d'une rationalité et d'un but comparables au travail de production et répartition des richesses, elles ont pour règle commune d'échapper à la planification sociale, au rythme des besoins biologiques, d'exiger un temps à part, indéfini, imprévisible. Le loisir ne donne donc pas carte blanche : il lui est attaché, noblesse oblige, un devoir d'intelligence, de raffinement, de création, sans quoi il ne se distinguerait pas de l'oisiveté. Le grec skholê signifie à la fois « loisir » et « école »...

La téléologie de l'activité

Le loisir antique pose donc une valorisation morale de l'activité en général, qui ne va cesser de s'accentuer avec l'époque moderne. Ce n'est qu'au terme d'une histoire complexe que le travail lucratif devient norme sociale : on peut y trouver des causes politiques, comme l'apparition de la démocratie moderne, qui fait du travail l'outil égalitaire du positionnement social(7), des causes religieuses, liées à une valorisation du labeur profane(8), ou bien des causes économiques et techniques, liées à la révolution industrielle et à la constitution d'un marché mondial. La modernité se trouve elle-même dans un éloge de l'activité productrice, dans une téléologie du travail dont les présupposés sont moraux et religieux. Emblématique des Lumières, Kant conçoit clairement l'existence comme un « devoir-être » : la finalité de l'activité individuelle, comprise dans le progrès infini du genre humain, est sans achèvement réel : « Chez l'homme, les dispositions naturelles qui se rapportent à l'usage de sa raison ne devaient se développer que dans l'espèce, non dans l'individu.(9) » Pour tirer chacun d'une coupable oisiveté, la Providence a placé en l'homme l'« insociable sociabilité », sans laquelle « toutes les excellentes dispositions naturelles qui sont en l'humanité sommeilleraient éternellement sans se développer. L'homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde »(10). Plus sûrement que la raison et l'amour de l'humanité, l'orgueil et l'amour-propre tirent l'homme de son redoutable droit naturel à la paresse... Indépendamment même des intérêts de l'espèce, Kant estime qu'un homme doué de talents ne peut moralement les négliger, quand bien même il pourrait se le permettre. « En tant qu'être raisonnable, il veut nécessairement que toutes ses facultés soient pleinement développées, parce qu'elles lui sont utiles et qu'elles lui sont données pour toutes fins possibles.(11) » Quels qu'ils soient, les « bergers d'Arcadie », inactifs et indolents, « ne donneraient à leur existence une valeur guère plus grande que celle de leur bétail, ils ne rempliraient pas le vide de la création quant à sa finalité, comme nature raisonnable »(12). La Providence a effectivement « voulu que l'homme ne participe à aucune autre félicité que celle qu'il s'est créée lui-même, indépendamment de l'instinct, par sa propre raison »(13). L'indolence constitue un manquement à l'humanité en soi. La valeur du travail, même lucratif et vicieux, est de contraindre l'homme à devenir humain. Même la corruption de la civilisation, la « misère brillante liée au développement des dispositions naturelles de l'espèce humaine »(14) ne sauraient véritablement faire du loisir une valeur en soi. Il y a une vacance de l'être humain et de la Création qui ne peut être tolérée, une disponibilité qui ordonne un usage. Dans le domaine de la connaissance elle-même, la compréhension n'est également plus contemplation passive et statique d'un sens qui se manifesterait de lui-même, mais expérimentation collective, science opératoire, savoir né d'une fabrication active : les secrets de la nature se donnent « dans les épreuves et les vexations de l'art »(15). En postulant, sans pouvoir la prouver, une correspondance entre l'activité chaotique de chacun et le progrès de tous, la modernité définit une « utopie cinétique » sacralisant le mouvement en soi, l'action en général, une « mobilisation infinie », selon l'expression de P. Sloterdijk(16).

Le loisir, double heureux du travail

Le travail devient donc le moteur essentiel du mouvement de l'humanité. Dominant en tant que valeur, sa durée, son contenu, sa finalité expriment bien moins une nécessité vitale qu'une convention sociale. Cette convention n'en est pas moins réelle : celui qui ne s'y plie pas connaîtra les mêmes souffrances qu'un homme rendu incapable d'assurer sa subsistance. La convention a valeur et effet de réalité : le chômeur d'aujourd'hui est le sans-terre d'autrefois. Les tâches immatérielles d'aujourd'hui s'imposent avec la même nécessité que le travail agricole d'autrefois. L'infinie division du travail salarié, son abstraction et son universalité changent totalement le sens du loisir. Il n'est qu'une variété très particulière du non-travail. Il peut apparaître non pas comme le repos ou le chômage, qui sont comme les ombres portées du travail, non pas comme une paresse sans valeur, mais comme un retour à une intelligibilité et à une autonomie de l'activité humaine. Selon J. Dumazedier, le propre du loisir contemporain est son quadruple caractère, « libératoire, désintéressé, hédonistique et personnel »(17). Un aspect majeur du loisir contemporain est de permettre de retrouver l'unité et la totalité du geste artisanal, l'initiative de son action ; de substituer le principe de plaisir au principe de réalité ; de reprendre le fil d'un épanouissement personnel suspendu par une profession aliénante ou trop lourde d'enjeux. Le loisir ne se définit pas comme autre chose que le travail, mais comme sa forme autonome, supérieure et satisfaisante, comme un retour nostalgique à la production et la sociabilité préindustrielles.

L'aliénation par les loisirs

Les normes du travail sont donc encore présentes, alors que le temps de travail et de récupération s'est achevé. On le voit clairement dans le fait que les loisirs de masse sont devenus une industrie : le loisir des uns fait le travail des autres. L'aspiration sociale au temps libre n'est moralement acceptable que parce que ce temps libéré est tacitement affecté à l'activité de consommation. La norme sociale, identifiant loisir et surconsommation ludique, renforce donc l'importance du travail rémunéré. Soucieux d'indépendance, le stoïcien Épictète avertissait déjà clairement : « Souviens-toi que ce n'est pas seulement le désir de l'autorité et des richesses qui nous abaisse et nous assujettit à d'autres, c'est aussi le désir de la tranquillité, du loisir, des voyages et de la culture.(18) » De plus, le loisir de masse fonctionne plus qu'un autre comme un loisir et une consommation ostentatoires. Travail et loisir alternent en apparence, mais alimentent pareillement le jeu perpétuel de la rivalité mimétique et du souci de distinction sociale. Le loisir, pour Th. B. Veblen, n'est que « consommation improductive de temps, qui tient à un sentiment de l'indignité du travail productif et témoigne de la possibilité pécuniaire de s'offrir une vie d'oisiveté »(19). Le loisir est ce temps que l'on ne veut pas gâcher par un travail dégradant à ses propres yeux, mais où l'on ne veut pas non plus se gâcher soi-même aux yeux d'autrui. Il ne suffit pas de jouir du loisir, encore faut-il en arborer, pour les autres, des signes aveuglants. Pis encore, enfin, le loisir de masse montre combien pèse l'emprise d'un rapport au temps issu du taylorisme : « Dans notre système, le temps ne peut être “libéré” que comme objet, comme capital chronométrique d'années, d'heures, de jours, de semaines, à “investir” par chacun “selon son gré” », écrit J. Baudrillard(20). Le candidat au vrai loisir ne peut que « mimer une vacance, une gratuité, une dépossession totale, un vide, une perte de lui-même et de son temps qu'il ne peut pas atteindre ». Le temps « libre » doit être gagné, heure après heure ; en tant que chose gagnée, il est consommé avidement et collectivement comme un objet. Désorienté, le vacancier imite laborieusement les modes de loisir de l'ancienne aristocratie (voyages, villégiature, sports, spectacles) ou de l'ancienne paysannerie (bricolage, jardinage), c'est-à-dire qu'il en consomme extérieurement les signes, les ambiances, les valeurs. Comme le prédit H. Arendt avec pessimisme, « c'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. [...] Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. »(21) Il y a donc devoir de loisir, parce qu'il y a devoirs de production et de consommation, chose impensable pour un Grec ancien.

Vacance, paresse et machines

Y a-t-il donc possibilité d'une véritable émancipation, qui ferait du loisir autre chose qu'une nostalgie et une consommation compensatoire ? Auteur visionnaire du Droit à la paresse (1880), P. Lafargue fait délibérément l'amalgame entre loisir, paresse et oisiveté. « Ô Paresse, mère des Arts et des nobles vertus, sois le baume des angoisses humaines !(22) » Le but du pamphlet du gendre de Marx est d'arracher la classe ouvrière à sa fascination du travail, qui en est venue au point de réclamer un droit de l'homme au travail, faisant de lui l'égal de la liberté. Sur les brisées des Lumières, l'anthropologie hégélienne et marxiste identifie, en effet, l'homme à sa production, à la négativité de son action sur le monde(23). Mais, pour Lafargue, le travail mendié aux capitalistes est devenu l'opium de la classe ouvrière : « Au lieu de réagir contre cette aberration mentale, les prêtres, les économistes, les moralistes ont sacro-sanctifié le travail. » Et ce prétendu droit n'est qu'un « droit à la misère », loin des « nations heureuses qui lézardent au soleil en fumant des cigarettes »... La vraie conquête sociale serait ce droit à la paresse, ces trois heures de travail par jour qui assureraient une inversion des valeurs : l'essentiel de la vie serait fête, spectacle, rencontres. C'est pourquoi le Droit à la paresse s'achève sur un vibrant éloge de la machine : elle est « le Dieu qui donnera des loisirs et la liberté ». Auparavant, Lafargue constate pourtant la rivalité entre l'homme et la machine, qui pousse au contraire l'ouvrier à « redoubler d'ardeur ». Le potentiel libératoire de la machine reste, en effet, largement inutilisable tant que l'individu s'identifie à son travail et que la société ne consent pas au pur loisir. Or, pour Marcuse, la civilisation s'édifie sur la domination d'un principe de rendement. La machine peut libérer objectivement l'homme de la nécessité, mais ne libère pas la société de l'idée structurante de nécessité, en tant qu'elle permet un ordre social fondé sur la répression des instincts et leur satisfaction standardisée(24). La pénurie, la rareté hantent pour longtemps l'imaginaire socio-économique, au point de faire de l'activité économique la production de pénurie et de raretés artificielles, interdisant de facto la valorisation réelle du loisir. Le travail n'aurait-il aucune justification économique qu'il se maintiendrait comme fossile vivant, outil de contrôle social et de répartition des richesses. Une vacance généralisée et incontrôlée semble devoir faire retomber la société dans un inquiétant état de nature.

Même les grandes utopies classiques (More, Campanella) font du travail un ciment social. La division du travail structurant la société, l'état civil est un état de travail ou productif, où l'existence de chacun doit se justifier par son utilité, sans quoi plus de place pour lui au grand banquet de la nature, selon l'expression fameuse de Malthus. Plus que tout autre, le loisir moderne sera affairé ou ne sera pas. Si la réflexion alterne entre conception élitiste et conception aliénante du loisir, c'est que les deux s'entretiennent : le loisir juge l'homme. Ce temps qui livre l'homme à lui-même met à nu la spontanéité, l'instinct « fabriqués » par une civilisation. Rien de plus révélateur d'une société que ce qu'elle fait de l'excédent, de la marge, du jeu dont elle dispose pour se réorienter et se redéfinir, une fois dépassés les logiques de la nécessité et de la sécurité. Le loisir montre que le sens de l'humanité n'est donc pas seulement là où elle veut qu'il soit. Là est l'« utilité de l'inutilité »(25).

Dalibor Frioux

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Cf. Sahlins, M., Âge de pierre, âge d'abondance, Gallimard, Paris, 1976.
  • 2 ↑ Cf. notamment Aristote, Politique, I, 7.
  • 3 ↑ Platon, Théétète, 172 c-173 c.
  • 4 ↑ Platon, ibid., 176 a-b.
  • 5 ↑ Voir principalement Évangile selon saint Matthieu, 6, 25-34.
  • 6 ↑ Règles de saint Benoît, chap. 48, in Règles des moines, Points-Sagesses, 1982.
  • 7 ↑ Cf. Tocqueville, Ch. (de), De la démocratie en Amérique, II, 2, XVIII.
  • 8 ↑ Cf. Weber, M., l'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme.
  • 9 ↑ Kant, E., Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 2e proposition.
  • 10 ↑ Ibid., 4e proposition.
  • 11 ↑ Kant, E., Fondements de la métaphysique des mœurs, 1re section.
  • 12 ↑ Kant, E., Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 4e proposition.
  • 13 ↑ Ibid., 3e proposition.
  • 14 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger, § 83.
  • 15 ↑ Bacon, Fr., Du progrès et de la promotion des savoirs, livre II.
  • 16 ↑ Sloterdijk, P., la Mobilisation infinie, Christian Bourgois, 2000.
  • 17 ↑ Dumazedier, J., « Loisirs : valeurs résiduelles ou existentielles ? », in Histoire des mœurs, Folio, 2000.
  • 18 ↑ Épictète, Entretiens, IV, IV.
  • 19 ↑ Veblen, T., Théorie de la classe de loisir, Gallimard, 1978.
  • 20 ↑ Baudrillard, J., la Société de consommation, Folio, 1996.
  • 21 ↑ Arendt, H., Condition de l'homme moderne, Pocket-Agora, 1994.
  • 22 ↑ Lafargue, P., le Droit à la paresse, Mille et une nuits, 2000.
  • 23 ↑ Cf. notamment Hegel, G. W. Fr., Phénoménologie de l'esprit, I, IV, B, et Marx, K., Engels, Fr., l'Idéologie allemande, 1.
  • 24 ↑ Marcuse, H., Éros et civilisation, Minuit, 1998.
  • 25 ↑ Le taoïsme ancien semble une des rares anthropologies religieuses à dévaloriser la socialisation, l'utilité et le travail. Voir Tchouang-tseu, Œuvre complète, Gallimard, 1985, et Billeter, F., Leçons sur Tchouang-tseu, Allia, 2002.