intersubjectivité transcendantale

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».

Philosophie Générale, Phénoménologie

En phénoménologie, champ de la recherche qui concerne soit l'expérience concrète d'autrui, soit une sphère transcendant la sphère de l'ego propre, et constitutive du rapport de la conscience intentionnelle au monde « objectif » comme de celui entre les sujets en général.

Cette notion délimite chez Husserl un champ de la réflexion phénoménologique qui remonte aux années 1905 et qui englobe plusieurs figures différentes, contrairement à l'opinion courante trop marquée par une lecture se restreignant aux Méditations Cartésiennes (1929-1931)(1). Cette lecture réduit l'approche husserlienne de l'intersubjectivité à un solipsisme que Husserl ne parviendrait pas à éviter. En réalité, le problème est en effet bien plus complexe. Les analyses husserliennes établiront d'abord que l'expérience concrète, factuelle, de l'autre (Fremderfahrung) – livrée dans un premier temps grâce aux notions d'« empathie » (Einfühlung) et d'« association d'accouplement » (Paarungsassoziation), c'est-à-dire dans sa dimension sensible, puis à travers celle d'« apprésentation » analogisante et médiate fondée sur la première – nous met en présence d'un autre sujet d'une manière a posteriori et présomptive. Mais par la suite, ce sera l'« intersubjectivité ouverte », dotée d'un caractère a priori et apodictique et à l'œuvre dans la structure d'horizon, qui déploiera selon Husserl le champ constitutif de tout rapport à l'aller ego et à l'objectivité. Ce problème du rapport de fondation entre ces deux figures est sans cesse reconsidéré dans les analyses husserliennes qui s'étendent sur plusieurs étapes. Husserl cherche ainsi bien plutôt à éviter l'impasse solipsiste d'une constitution basée exclusivement sur la sphère primordiale – c'est-à-dire la sphère de la monade propre qui se donne à la réflexion phénoménologique comme originaire et apodictique et qui fait abstraction de tout ce qui renvoie à l'étrangeté en tant que constituée, ainsi qu'à ce qui est constitutif de cette étrangeté – et ce, grâce à une réduction intersubjective ouvrant à l'intersubjectivité fluente des co-présences originaires (ou encore, d'une manière un peu différente, à ce qu'il appellera dans les années 1930 le « monde de la vie »). Cette approche qui s'interroge plutôt sur ce qui motive le vécu d'un aller ego, part de l'environnement personnel (individuel et communautaire), dans sa « significativité », et conçoit la réduction d'emblée comme réduction à l'intersubjectivité (et non pas d'abord comme une réduction égologique ou primordiale, laquelle accède – son nom l'indique – à la sphère primordiale). Il établira alors que tout ego possède une structure universelle intersubjective sur la base de laquelle la réduction primordiale ne peut apparaître que comme une abstraction (nécessaire, néanmoins, pour décrire la structure de l'ego et pour rendre compte des opérations constitutives du sujet « solitaire »). Cette structure n'est pas une instance supérieure, susceptible d'être décrite de l'extérieur, mais elle engage le rapport entre moi et autrui, ce qui implique que le moi est structuré de façon intersubjective. Mais la description du statut de la « corporéité propre » – résidu de la réduction primordiale – n'en demeure pas moins un point de départ incontournable pour rendre compte de ce problème qui occupe une place centrale dans les recherches phénoménologiques.

Les analyses heideggeriennes de l'intersubjectivité sont caractérisées par une double approche – l'une « transcendantale » (même si Heidegger ne la désigne jamais ainsi), l'autre « quotidienne »(2). C'est par la notion de l'« être-avec » que l'intersubjectivité « transcendantale » s'inscrit selon Heidegger dans la triple structure propre à l'être-au-monde, caractérisé par l'être-auprès des choses (Sein-bei), l'être-par-rapport-à-soi (Zu-sich-Sein) du Dasein et justement l'être-avec autrui (Mit-Sein) qui est la condition de possibilité d'être en rapport avec autrui (et donc également de toute « expérience d'autrui »). Cette structure, qui assure ainsi la co-originarité de ces trois dimensions, est une structure existentiale, c'est-à-dire qu'elle cherche à clarifier le mode d'être spécifique du Dasein dans son rapport au monde. Elle se distingue à la fois de celle qu'est censée étudier (selon Heidegger) l'« anthropologie concrète » – qui consiste à s'interroger sur le rapport entre le « Je » et le « Tu » (Löwith, Buber), sur l'altérité « radicale », etc. – et de l'être-avec « quotidien » dans lequel autrui apparaît d'abord et le plus souvent et que Heidegger décrit dans Être et Temps. Selon cette analyse, tout rapport au monde quotidien (à celui des « ustensiles ») implique en effet la médiation par autrui : les choses qui nous entourent, en dehors des objets « de la nature », sont fabriquées par quelqu'un et pour quelqu'un. Toutefois, cela ne signifie pas qu'autrui soit donné à chaque fois concrètement et effectivement dans cette relation, mais seulement que, structurellement, le Dasein est toujours déjà « avec » autrui.

On constate alors une tension, chez Heidegger, entre une approche qui met en évidence le rôle constitutif de l'être-avec pour l'expérience de soi et du monde du Dasein, et une approche qui semble reléguer le problème de l'intersubjectivité plutôt sur un plan « empirique ». Ces deux approches peuvent néanmoins être conciliées, à condition de comprendre que le Dasein est autant un « projet jeté » – c'est-à-dire irréductiblement un « étant de la facticité » – que soucieux de s'arracher de la « dispersion » quotidienne dans le on, pour s'approprier le sens de son existence dans un « isolement individuant » qui n'appartient qu'à lui.

La théorie sartrienne de l'intersubjectivité s'inscrit explicitement dans le refus d'une fondation transcendantale de celle-ci(3). On peut au contraire montrer qu'elle n'arrive pas à se dégager d'une telle dimension transcendantale. La critique radicale de Sartre du transcendantalisme à l'œuvre dans Sein und Zeit s'appuie d'abord sur le fait que le rapport à autrui n'est pas fondé dans une structure ontologique a priori, mais qu'il met en œuvre une transcendance radicale ou « absolue ». Cette altérité ne serait point accessible si elle appartenait à ma structure existentiale. Sartre s'emploie ainsi à montrer que l'analyse intentionnelle dévoile la présence d'autrui dans des « consciences » concrètes et factuelles qui n'ont rien d'un « existential » a priori. L'exemple privilégié en est la conscience de la « honte » qui me signale non seulement que je suis en rapport avec autrui que je vois, mais aussi que je suis vu par autrui. Sartre appelle « autrui-objet » l'autre en tant que vu et « autrui-sujet » l'autre en tant que voyant. Autrui-sujet est à la fois radicalement transcendant par rapport à mon ego et en même temps la source de son objectivation (cf. la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave), tout comme de son caractère « relatif ». Le regard porté sur moi par autrui-sujet ne saurait être expliqué par une transposition à partir d'autrui-objet, mais il me dévoile originairement la présence d'autrui. Cependant, Sartre n'entend pas autrui-sujet comme présence concrète, mais comme cet « être-pour-autrui » – « nécessité de fait » de ma réalité humaine – dont les autres factuels ne sont que des « variations empiriques ». Ne faut-il pas alors voir dans cette structure une retombée dans une forme de transcendantalisme apriorique ?

Dans son analyse des conditions de possibilité de l'intersubjectivité, Merleau-Ponty, quant à lui, s'inspire de l'exigence heideggerienne de concevoir le rapport à autrui comme ancré dans la structure ontologique du « sujet », en développant en même temps l'idée que l'on ne peut dissocier ce rapport du rapport au monde(4). Cette conception, qui contient une critique implicite de la théorie sartrienne, met en évidence, d'un côté, que l'être-pour-autrui suppose un « être-au-dehors » du sujet – qui interdit d'appréhender autrui de front dans un rapport conflictuel – et, d'un autre côté, que le sujet est ouvert à un autre parce qu'il s'apparaît à lui-même comme un autre (dans un mouvement de transcendance qui caractérise la temporalité du sujet et qui rend impossible que celui-ci s'appréhende dans une pure transparence vis-à-vis de lui-même). Si autrui m'est « donné », ce n'est pas parce qu'il apparaît comme un autre « point zéro », comme un autre pouvoir constituant en face de moi, mais parce qu'il est, comme moi-même, une existence incarnée, c'est-à-dire qu'il partage avec moi une appartenance charnelle au monde qui est première par rapport au pouvoir constitutif du sujet. Merleau-Ponty, arraché subitement de son travail intellectuel, n'est pas parvenu à une fondation élaborée de cette idée d'une incarnation du sujet : ses notions de « troisième genre » entre « le pur sujet et l'objet », d'« intercorporéité », de « chair », etc. – censées rendre compte de cette appartenance originaire de la conscience au monde – sont davantage des indices, certes très fructueux, d'une philosophie qu'il reste encore à développer que l'expression d'une pensée achevée.

Alexander Schnell

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Husserl, E., Méditations Cartésiennes, trad. E. Levinas, et G. Peiffer, A. Colin, Paris, 1931.
  • 2 ↑ Heidegger, M., Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1963.
  • 3 ↑ Sartre, J.-P., l'Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943.
  • 4 ↑ Merleau-Ponty, M., la Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945.
  • Voir aussi : Depraz, N., Transcendance et incarnation. Le statut de l'intersubjectivité comme altérité à soi chez Husserl, Vrin, Paris, 1995.
  • Heidegger, M., Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, Klostermann, Francfort, 1979.
  • Heidegger, M., Die Grundprobleme der Phänomenologie, Klostermann, Francfort, 1975 ; trad. J.-F. Courtine, les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Gallimard, Paris, 1985.
  • Husserl, E., Autour des méditations cartésiennes (1929-1932), « Sur l'intersubjectivité », trad. N. Depraz, P. Vandevelde, revue par M. Richir, J. Millon, Grenoble, 1998 ; Textes sur l'intersubjectivité, vol. I et II, trad. N. Depraz, PUF, Paris, 2001.
  • Merleau-Ponty, M., le Visible et l'Invisible, texte établi par C. Lefort, Gallimard, Paris, 1964.
  • Richir, M., Phénoménologie en esquisses. Nouvelles fondations, J. Millon, Grenoble, 2000.
  • Zahavi, D., Husserl und die transzendentale Intersubjektivität, Dordrecht, Boston, Londres, Kluwer, 1996.