féminisme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Néologisme forgé au xixe s.

Morale, Politique

Doctrine qui préside à la défense des droits et de la dignité des femmes.

Le sens général du féminisme réside dans une inadéquation entre l'affirmation de l'égalité théorique entre les sexes et le constat de leur inégalité réelle : parce que les femmes sont saisies par le féminisme comme sujets d'un rapport de domination, l'affirmation de l'égalité juridique, morale et métaphysique des sexes se prolonge naturellement en une revendication d'émancipation. Le féminisme contribue ainsi à dénoncer la naturalisation subreptice des rapports de domination, et met ainsi en question l'anthropologie politique classique qui entérine la domination masculine comme principe de la constitution des sujets de droit : dans leur développement historique à partir du début du xixe s., les différents mouvements féministes ont occupé l'ensemble des positions qui, de la revendication d'une stricte application de l'égalité républicaine à l'affirmation d'une valeur intrinsèque de la féminité comme figure de l'humanité, permettaient l'objectivation et la mise en crise du sujet moral et politique en tant qu'il est toujours constitué de façon préjudicielle sur un modèle masculin. Ce processus tend alors à constituer la différence sexuelle elle-même en lieu exclusif de la domination : dans cette cristallisation de la question du genre, toute autre forme de domination, et tout autre projet d'émancipation, se trouve intérieurement travaillé par la différence sexuelle.

Laurent Gerbier

Notes bibliographiques

  • Albistur, M., et Armogathe, D., Histoire du féminisme français du Moyen âge à nos jours, Éditions des femmes, Paris, 1977.
  • Beauvoir, S. de, Le Deuxième sexe, Gallimard, Paris, 1949.
  • Bourdieu, P., La domination masculine, Seuil, Paris, 1998.
  • Fraisse, G., « La constitution du sujet dans la pensée féministe, paradoxe et anchronisme », in E. Guibert-Sledziewski et J.-L. Vieillard-Baron (dirs.), Penser le sujet aujourd'hui, actes du colloque de Cerisy (1986), Méridiens Klincksieck, Paris, 1988, p. 257-264.

→ famille, femme, masculin / féminin, naturalisme, sexualité

Psychanalyse

→ masculin / féminin




La femme, un objet pour la philosophie ?

C'est l'histoire d'un objet impossible. Le philosophème « différence des sexes » n'existe pas en philosophie. Peut-il advenir ? Il est trop tôt pour le savoir. Trop tôt ? La réflexion sur les sexes coïncide avec la réémergence d'une pensée de l'égalité des sexes. Cela commence au xviie s. Poulain de La Barre et, plus tard, J. St. Mill et S. de Beauvoir ont élaboré une réflexion philosophique sur l'égalité des sexes. Il s'agit donc de philosophie politique avant d'être de la philosophie générale. Les sexes seraient pensés dans le cadre de la réflexion démocratique contemporaine. L'ont-ils été avant l'ère démocratique ? Oui et non. Rappelons que, dès l'Antiquité, le souci de l'universel démocratique a été de pair avec une exclusion politique des femmes fondée sur un rejet du féminin, féminin vu comme un univers populaire et secret, alternatif à celui du logos. L'universalité du logos fut, en conséquence, posée du point de vue d'une capacité masculine.

Pourquoi les femmes seraient-elles un objet pour la philosophie ? Pourquoi les femmes sans les hommes ? Sont-elles aussi des sujets, en philosophie ? Pas si sûr. Disons-le tout de suite : les femmes furent comme hétérogènes à la philosophie, étrangères à la philosophie ; sans pourtant être seulement une autre, voire l'Autre. L'étrangeté n'est pas l'altérité. On se souvient de la servante de Thrace, qui voit le philosophe Thalès tomber dans le puits, ou Xanthippe, la femme de Socrate, si désagréable d'après Xénophon. La servante comme l'épouse sont au plus loin du philosophe. Quant à Platon, il nomme deux femmes dans ses dialogues : Diotime dans le Banquet, personnage fictif et absent, et Aspasie dans Ménexène, femme réelle et tout aussi absente. Elles tiennent des discours, mais sont ailleurs, hors du dialogue. On se souvient aussi des élèves de philosophes : Héloïse, élève d'Abélard ; la Marquise, amie de Fontenelle. Elles apprennent, mais que feront-elles de ce savoir ? On connaît toutes les figures privilégiées, les correspondantes de Descartes, les amies et amantes de Diderot ou de Nietzsche, par exemple. Elles pensent, elles écrivent, elles répondent. Sont-elles pour autant des philosophes ? Inspiratrices ou interlocutrices ? La réponse varie suivant la philosophie même de chacun. Il est clair que l'idéalisme, en mettant le corps à distance, facilite une pensée de la similitude entre les sexes, et que le matérialisme, en tenant le corps à proximité, court le risque de fabriquer de la différence ontologique.

Toutes ces femmes représentent d'abord l'ailleurs, toutes ces femmes sont ailleurs que dans le champ délimité de la philosophie. Et, même si certaines sont douées pour la philosophie, elles restent des étrangères. Elles sont trop réelles. Avant de savoir si les femmes sont un objet pour la philosophie, rappelons-nous qu'elles n'en sont pas d'évidence un sujet possible. Sujets de la philosophie, elles le seraient cependant devenues. Depuis Hypathie, qui fut assassinée comme gnostique, et bien d'autres, en incluant à juste titre des mystiques et des féministes, nous arrivons au xxe s., où H. Arendt et S. Weil ne sont plus contestées comme philosophes à part entière. On négligera le fait que ni l'une ni l'autre ne voulaient de la qualité de « philosophe ». Aujourd'hui, l'étrangère de la pensée s'est faite sujet qui pense.

Si elles sont ailleurs, étrangères à la philosophie, on imagine volontiers qu'elles puissent être traitées comme des autres, représentation, incarnation de l'altérité. En ce cas, la femme peut être un objet pour la philosophie, au même titre que d'autres autres : races, enfants, peuples, animaux... et toutes catégories de l'universel humain et vivant. Pourtant, on ne trouvera pas de traité ni de chapitre sur la ou les femmes. Ou alors de façon fragmentaire : sur le domestique ou sur l'espace public, sur la reproduction ou sur les passions, sur la famille ou sur l'amour... Plus aisément, la femme sera pensée au détour d'une démonstration, dans une note en bas de page, au mieux dans un paragraphe. L'examen approfondi de la question reste souvent un programme qu'on se garde bien de réaliser, tel Descartes, qui ne veut pas ennuyer son correspondant Chanut par une lettre trop longue (à propos de l'amour), ou Bergson, qui se refuse à se lancer dans « une étude comparée des deux sexes » au profit d'une banale et modérée représentation de la différence sexuelle (les Deux Sources de la morale et de la religion).

Nul doute que la ou les femmes soient un autre, ou l'Autre principal, mais la thèse n'est jamais très développée. Hegel peut-être, après Aristote, a su dessiner par-delà les textes de philosophie du droit (famille et cité, civil et politique), toujours privilégiés pour dire la place des femmes, le lieu de la pensée des sexes comme histoire phénoménologique (« les femmes comme ironie de la communauté ») et comme « rapport sexuel » aussi bien du côté de la philosophie de la nature que de la philosophie de l'esprit. La « différence des sexes » est conceptualisée par Hegel. En général, pourtant, l'autre féminin, la femme, est plutôt maltraité par les philosophes. Le bêtisier de la misogynie des philosophes est désormais connu. Mais il n'a d'intérêt que s'il est pensé à l'intérieur de la philosophie d'un auteur, et non à l'extérieur, avec les « préjugés de son temps ». Car le misogyne pense l'autre autant que le philosophe.

Pourrait-on, aujourd'hui, envisager de reconstituer ou de constituer cet autre ? Sûrement. Là encore, le xxe s. innove. Outre les sciences humaines qui ne peuvent esquiver les sexes – sociologie, psychologie, anthropologie –, la psychanalyse perpétue la mise au centre du sexe féminin. Mais, surtout, la déconstruction menée par Lévinas, puis par Derrida introduit l'usage du féminin dans l'argumentaire philosophique. Le féminin, mais sans les femmes : la catégorie philosophique n'est toujours pas au rendez-vous. Cependant, cette convocation du féminin à l'intérieur d'une critique du phallocentrisme induit deux remarques. D'abord, une réflexion sur l'usage : le sexe féminin peut servir un propos philosophique. C'est remarquable au xxe s., mais peut-être pas si nouveau. Ensuite, l'anticipation de la construction à venir : si la notion de féminin est désormais accueillie dans l'espace philosophique, l'objet, à son niveau politique comme ontologique, pourrait l'être aussi. Les travaux s'accumulent désormais, qui retracent l'histoire de la philosophie, cherchent l'impensé et le refoulé de cette histoire, décident d'entamer une autre histoire théorique.

Plutôt construire que déconstruire : la philosophie politique, cela a été précisé d'entrée de jeu, est l'accès le plus facile. Les concepts d'égalité, de citoyenneté, d'émancipation ou de gouvernement permettent de travailler. La question de la vérité nous retient aussi, parce qu'elle est au plus loin du réel politique. L'amour en est un point de départ. Le désir et le sexe sont les mots qui se trouvent dans ce concept d'amour. Éros philosophe comme désir de vérité et le sexe comme enjeu du savoir contemporain bornent l'histoire de la philosophie. Construire avec les concepts anciens de l'ontologie comme de la politique, ou construire avec un concept nouveau, comme celui de « genre » ? La question se pose, en effet. La pensée anglo-saxonne a éprouvé la nécessité de créer un concept, les mots « sexe » et « différence sexuelle » étant trop marqués par le biologique. « Différence des sexes », Geschlecht Differenz sont intraduisibles. Mais, qu'on utilise le vocabulaire politique de l'égalité, la notion classique d'éros philosophe ou le néologisme « genre », on rencontre la même recherche d'intelligibilité d'un objet difficile à capter.

Et, pourtant, l'objet est là, sans aucun doute. Il est la femme réelle du rapport social, il est le féminin de l'imaginaire occidental, il est la construction sociale du fait biologique. Il est là, mais il nous échappe. Si la question politique de l'égalité croise l'histoire ontologique du même et de l'autre, il n'est pas certain qu'on puisse faire autre chose que de prendre la mesure des intersections entre ces niveaux de lecture de la différence des sexes. Si on accepte ces limites, le travail sur les points de rencontre peut s'avérer stimulant. Dans ce cas, il n'est pas sûr que les schémas épistémologiques proposés par la recherche récente sur le genre donnent une solution. Si sexe et genre s'opposent comme nature et culture, si le genre l'emporte sur le sexe dans la construction des identités, si les sexes et les genres, au pluriel, suscitent l'analyse d'un rapport, ou de sa désarticulation, il faut reconnaître que dans tous les cas un jeu binaire subsiste ; y compris quand il est dénoncé. Mais la binarité, si bien synthétisée par le schéma nature-culture (biologique-social, inné-acquis) privilégié dans la pensée du xxe s., n'est peut-être pas la seule possibilité heuristique. Ce schéma pourrait même être un obstacle à la pensée, dans la mesure où il reproduit ce qu'il veut déconstruire. Mettre la nature à distance, c'est la considérer encore ; en dénoncer la représentation oppressive, c'est en maintenir la référence, voire lui redonner du sens. Que la sexualité soit réintroduite dans le schéma sexe versus genre, ou l'inverse, est sûrement nécessaire, mais non suffisant.

Plus difficile, et peut-être plus subversif, paraît le déchiffrage de l'inscription des êtres sexués dans l'élaboration historique. Comment ils font l'histoire, comment ils sont un produit de l'histoire, comment les penser en termes de temporalité, telles sont les questions jusque-là sans réponse. En effet, personne ne semble vouloir représenter l'historicité des sexes. En revanche, leur atemporalité semble faire consensus autant du côté de la psychanalyse et de l'anthropologie que de celui de la critique féministe. Même si les invariants sont relativisés, même si les rapports sociaux sont repérés, l'image des sexes non pas produits de l'histoire, mais produisant de l'histoire, est loin d'être advenue. Et, pourtant, c'est bien par l'histoire que le biologique et l'essentialisme peuvent être récusés.

Mais il faut, pour finir, revenir au point de départ : dans le passage progressif vers la position de sujet, qui caractérise l'époque contemporaine, les femmes restent confrontées à l'ancienne position d'objets, d'objets d'échange. De l'enlèvement des Sabines à la marchandisation de la prostitution, les femmes sont prises dans l'échange pour la construction sociale. On pourrait montrer également comment certains philosophes se servent des femmes, du féminin ou de la différence sexuelle dans leur argumentation. La situation d'aujourd'hui serait donc nouvelle dans l'histoire occidentale, les femmes étant à la fois sujets et pourtant toujours objets. Alors, peut-être, la cristallisation historique est là, dans ce passage de l'objet au sujet, passage vu comme une rupture historique, passage pourtant sans cesse recommencé.

Geneviève Fraisse