engagement

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».




L'engagement, fondement et devoir de l'existence

L'engagement appartient au langage contemporain de l'action et de la responsabilité pour signifier l'implication volontaire d'une personne dans un acte, et plus avant dans une attitude, accomplis en faveur d'une cause. S'engage celui qui revendique qu'il faut faire (réagir, améliorer), et non pas laisser faire, parce qu'il se sent intéressé et lié à une situation qui pèse sur lui comme une contrainte, mais vis-à-vis de laquelle il prétend avoir droit, devoir, et pouvoir de prise, en vue de la changer.

Si rien n'était notre affaire, l'histoire n'aurait pas de sens. Mais se savoir partie prenante de l'événement met en question la responsabilité personnelle et collective des hommes face à tout ce qui en relève. L'engagement est ainsi devenu un thème de réflexion lorsque s'imposa dans le débat la question héritée du marxisme – et portée par la visibilité croissante du monde grâce à la communication des informations –, de savoir dans quelle mesure et de quelle manière les hommes font leur histoire. Penser l'usage possible de notre liberté suppose dès lors aussi de saisir l'enracinement de l'engagement dans notre situation fondamentale d'existence.

Une structure ontologique de l'existence

Plus qu'une possibilité particulière de ma liberté, qu'un choix parmi d'autres, l'engagement se confond d'abord avec le fait même de mon être-libre que tout choix suppose. C'est du moins ainsi que la description phénoménologique sartrienne en fait l'un des traits fondamentaux de l'existence humaine : « Je n'existe que comme engagé »(1). Notre être se trouve en effet immédiatement engagé dans un certain monde et une certaine situation, eux-mêmes découverts et configurés par cet engagement même. D'un point de vue constitutif, exister est « faire éclore » la situation comme site où se projettent les soucis, les intérêts et les projets de la personne. L'engagement décrit donc la caractéristique ontologique de l'existant libre, qui se personnalise et s'historialise à même une situation finie qui devient « son monde ». Désignant ce co-dévoilement préthématique de moi et du monde, la notion d'engagement récuse l'idée d'un sujet séparable du monde, extérieur à ses actes, disposant de ses possibilités indépendamment des entreprises qui, en vérité, les lui découvrent.

Nous sommes donc toujours déjà engagés. L'engagement, compris plus étroitement comme l'acte d'une volonté, pourra dès lors faire figure de résistance aux engagements auxquels nous sommes immédiatement voués. S'engager est d'abord se projeter vers telle fin déterminée, puis, secondairement, par la médiation réflexive, élire des fins à la lumière desquelles un aspect des choses apparaît contestable et révocable. C'est donc en un double sens que l'engagement est structure de mon existence, étant à la fois structure ontologique, puisque exister ne se conçoit que sur fond d'un rapport singulier à l'être et au monde, et structure existentielle, puisque je découvre mon être toujours après coup, dans le ressaisissement réflexif des engagements premiers avec lesquels je coïncide : l'époque, le lieu, la personnalité, l'enfance, etc. Je n'existe qu'à raison de ce que les circonstances et les autres font de moi, mais, parce que j'existe, ce qui implique la libre transcendance d'une conscience, je ne suis pas réductible aux déterminations extérieures. Aussi, ces conditions qui définissent mon destin ne sont-elles que l'envers d'une liberté. Certes, en elles je me précède et m'échappe. Hors d'elles, cependant, je ne serais rien, et jamais n'apparaîtrait la possibilité d'un engagement responsable. J'existe engagé, mais il n'y a engagement que pour une liberté.

Pour évoquer l'engagement responsable, il faut donc évoquer un dégagement, celui par lequel j'émerge de l'immédiateté de l'existence pour éclairer une situation d'après ce qu'elle pourrait et devrait être. Il y a misère, et mobilisation contre elle, à partir de l'idée qu'un état préférable de suffisance est possible. S'engager, c'est faire surgir des possibles qui n'apparaissent pas à d'autres, c'est révéler des conflits et des enjeux, c'est opter pour une action réparatrice et progressiste. De sorte que l'engagement assumé, loin de consacrer un divorce avec la réflexion, se présente plutôt comme sa conséquence.

Le problème d'une époque

Un tel engagement naît de la prise en vue d'une obligation violée ou menacée. Pour la défendre, l'individu prétend se soustraire aux puissances de conditionnement et revendique sa liberté de penser, d'agir, selon des valeurs reconnues de lui, afin de changer l'ordre des choses. Il s'agit moins, en vérité, de nier l'existence de ces puissances, que d'affirmer l'irréductibilité de l'événement aux séries de faits qui composent les déterminismes naturels et historiques. Porté par l'idée d'un progrès possible, l'engagement affirme que la situation n'est pas close mais dépend pour partie de ce que les hommes où elle s'incarne décident d'en faire. C'est la croyance en la possibilité et en l'exigence de servir dans les faits une cause juste qui fonde le sentiment d'une responsabilité.

Or, notre époque, pour reprendre des mots de Camus qui sont aussi ceux de Sartre, de Merleau-Ponty, et de bien d'autres, n'admet pas que l'on puisse se désintéresser d'elle. Elle est celle où la diffusion de l'information (nonobstant son absence de neutralité) et des idées accroît notre conscience historique d'appartenir à une seule et même humanité ayant son sort entre ses mains, et fait que ne pas parler des maux dont nous sommes témoins revient à les taire, à les couvrir. L'indifférence même aux problèmes de notre époque est devenue l'un de ses problèmes. Cette situation historique définit ce en quoi nous sommes, que nous le voulions ou non, objectivement engagés. Ainsi, le mot d'« engagement », au sens considéré, semble plus jeune que la réalité qu'il désigne : l'homme d'aujourd'hui rencontre le problème de sa responsabilité face à cet « aujourd'hui » dont il sait sans cesse davantage ne pouvoir se désolidariser. Prenant acte de ce point de non-retour, Camus suggérait en 1957 que nous sommes embarqués dans l'engagement (l'Artiste et son temps). Par conséquent, l'écrivain ne peut plus se contenter d'écrire : écrire, désormais, oblige. L'acte d'écrire doit se dépasser dans une responsabilité morale et politique (Discours de Suède), tandis que le silence sur son horizon social d'une écriture qui ne serait tournée que vers elle-même devient manquement de l'écrivain à son devoir (de témoignage, de dénonciation, de solidarité). À l'instar de E. Sabato acceptant la responsabilité de l'enquête sur les disparus en Argentine pendant la dictature, l'événement qui engage une idée de l'homme, et notamment le crime contre l'humanité, devient pour nous ce qui nous met en demeure de nous resituer face à lui. Loin de déroger à ses tâches spécifiques en s'engageant (position de Benda), l'intellectuel a à être un homme qui s'engage en usant de ses moyens propres.

Mais, de même que cet enrichissement de conscience a pu passer pour une soumission de la liberté créatrice à une conception instrumentale de l'écriture, l'engagement se caricature parfois dans l'inféodation à une idéologie. Sartre chercha cependant à définir un engagement placé sous le signe de la liberté comme alternative au militantisme. Jusqu'où, en effet, légitimer une action coupée d'une vigilance critique, est un « engagement politique » distinct d'un « engagement intellectuel »(2) ? Plutôt que de rester un caractère de la situation où nous sommes embarqués, il faut que l'engagement manifeste la libre responsabilité d'actes assumés à la première personne. Dans Qu'est-ce que la littérature ?, Sartre réserve ainsi l'image pascalienne à la facticité des circonstances qui nous échoient : nous sommes bien « embarqués », certes, mais il reste à nous engager, c'est-à-dire à ne plus nous dissimuler notre engagement immédiat et foncier dans la situation qui est la nôtre, et à nous efforcer d'entretenir un rapport de lucidité vis-à-vis de ce qu'il est donné à chacun d'accepter ou de refuser par ses actes.

Motivations et justifications de l'engagement

Sur quoi, alors, prendre fait et cause pour une fin se fonde-t-il ? Si l'on interroge ainsi le désir et l'acte de s'engager, sans doute faut-il faire l'hypothèse qu'ils s'enracinent, et puisent leur ressource, dans une contestation subjective de soi où l'autocritique, la culpabilité, le narcissisme accompagnent l'effort de promouvoir l'objet de la volonté. Élire des objets d'engagement viserait à justifier son existence de manière plus ou moins expiatoire ou cathartique. Il en va ainsi de l'engagement qui permet à des individus de briser leur isolement et de satisfaire un « besoin, qui rejoint le rêve millénariste, d'enracinement dans un groupe qui soit un groupe de frères »(3). Les motivations de l'inactif, les raisons de l'impassibilité, sont-elles cependant plus claires ?

Il reste que les ressorts subjectifs, plus ou moins compréhensibles, qui commandent l'acte de s'engager n'en compromettent pas le sens objectif comme action responsable tournée vers le changement d'une réalité déterminée. C'est l'intérêt de l'analyse sartrienne de montrer que, si l'intention originelle d'un acte dit « volontaire » échappe par principe à cette volonté (l'Être et le Néant), elle ne la destitue pas de la responsabilité qu'elle instaure pour elle-même en tant que fait du monde déterminant les rapports entretenus avec autrui (Situations, Cahiers pour une morale). Et si la compréhension réfléchie requise par l'engagement assumé consiste d'abord à saisir qu'il y a toujours déjà engagement, l'essentiel reste de décider de l'action à entreprendre ici et maintenant en fonction des fins qu'elle projette. Ne pas déserter (illusoirement) le champ de sa responsabilité conduit à un engagement distancié par la réflexion où l'on se dissimule le moins possible son être-engagé.

De nécessité de fait, l'engagement devient l'objet d'une tâche où il s'agit de répondre à un devoir. Appelant au respect d'une valeur, il porte avec lui l'idée de sa légitimité. Cette insoumission à l'état des choses peut créer son droit et se radicaliser en devoir de désobéissance à la loi et aux règles instituées. Le seul guide pour une réflexion assignée à se faire au cas par cas sera dès lors la compréhension de la liberté qu'elle-même manifeste. Il s'agit pour la liberté de se découvrir elle-même, nonobstant l'angoisse pour l'existant d'avoir à porter le double fardeau de son inexorable responsabilité et de son délaissement en l'absence de valeurs transcendantes susceptibles de la fonder. Sartre ne laisse en effet de justification à l'engagement que le choix partagé avec d'autres de la liberté, alors qu'obéir à une valeur conçue comme extériorité reconduirait l'existence à l'esquive, source de passivité, de son caractère originellement constituant. Mais un acte non aliéné à des valeurs toutes faites et absolutisées ne risque-t-il pas de s'exposer à l'arbitraire ? Sartre retourne le sens de la difficulté : un engagement ne doit pas emprunter sa légitimité, il doit la fonder. S'engager est moins servir une cause qu'adopter le point de vue de la liberté à même de dévoiler les situations de souffrances et d'aliénation. Un engagement qui opprime perd toute légitimité. La liberté est donc principe et fin de l'engagement. « L'homme est libre pour s'engager, mais il n'est libre que s'il s'engage pour être libre »(4). Pour lors, s'engager devient reconnaître que nous sommes « en pleine mer » (Camus), contraints de naviguer « avec les moyens du bord » (Sartre), sans terre promise, sans ciel moral, n'ayant à compter que sur nous-mêmes pour orienter nos actes et décider du sens de ce qui nous arrive, et de ce que ce « nous-mêmes » signifie.

Dépassement de la pensée

Il y a donc cercle constitutif : si s'engager est chercher à transformer une situation, la situation configure les possibilités concrètes d'engagement. Et, pour être tributaire de la situation donnée, l'engagement est aussi bien ce qui dévoile la situation comme telle situation. Ainsi, pour comprendre les engagements d'un homme, il faut tenter de retrouver quels furent ses choix possibles relativement aux circonstances données. Plus avant, l'engagement nomme l'épreuve ambiguë du réel où je me découvre à partir du monde toujours « engagé » par une nécessité de fait, qui enveloppe en même temps la possibilité, découverte à partir de ma transcendance, d'une contestation de ce réel. L'engagement n'est alors pas une question strictement conceptuelle. L'élaboration intellectuelle d'un engagement peut d'ailleurs le rendre inopérant. C'est que, si la pratique est l'« en deçà » de la pensée, elle est aussi la pierre de touche pour que cette pensée ne soit pas pure scolastique. Il faut que la rigueur de l'idée ou de la valeur défendue s'assouplisse pour naître au réel et y faire ses preuves, sous peine de rester abstraction source d'échec ou de violence.

Cela est dire que dans l'engagement quelque chose se dérobe, échappe à la maîtrise. L'acte volontaire que l'on pose s'affronte à des limites de faits, aux autres libertés, aux aléas du monde. Mais qui s'engage consent à négocier avec les réalités du terrain, à mener un « combat » (c'est l'un des sens du terme d'« engagement ») au niveau de l'événement, et à payer de sa personne. S'engager est prendre le parti de l'intranquillité puisque cela suppose se déloger de sa situation première pour aller en occuper une autre où des déchirements intimes, des dangers, des sacrifices, ne sont pas à exclure. Prendre la mesure même de son engagement peut conduire à contester ses propres intérêts, habitus, désirs : tel est le devoir, selon Sartre, de l'intellectuel lorsqu'il prend conscience de sa contradiction en tant qu'il est un produit de la société inégalitaire qu'il cherche à dépasser.

Assourdir la pertinence du thème de l'engagement sous le prétexte que l'engagement des intellectuels aurait discrédité à la fois les figures de « l'intellectuel » et de « l'engagement », serait méconnaître la progression contemporaine d'une responsabilisation de chacun. Or, cette prise de conscience, initiée par les exemples notoires d'engagement, relayée par la diffusion des informations, étayée par le débat public, exige l'effort d'analyse rationnelle qui est le rôle propre du penseur. Le philosophe qui analyse la structure de l'être-engagé et l'intellectuel « spécifique » qui intervient dans le champ déterminé d'une compétence qu'il se donne (selon le vœu de M. Foucault) ont frayé la voie pour des actes ou des vies d'engagement anonymes qui sont autant d'affirmations de droits proposées au jugement d'autrui. L'intervention des citoyens sur les systèmes désireux de les contrôler ou de les exclure définit ainsi l'une des données de la situation sociale contemporaine. Il ne s'agit plus d'investir la philosophie d'une fonction de caution, mais les actes qui portent atteinte à des libertés reconnues comme ayant valeur de droits appellent d'autres actes, de résistance, clairvoyants et efficaces, où l'analyse explicitative reste indispensable.

Sans renouer avec un clivage trop simple entre rationalité et irrationalité, c'est la résolution de réfléchir, de s'informer, de comprendre, qui offre à chacun de s'intéresser davantage à sa situation et à celle des autres, et d'agir en pouvant rendre raison de ses actes, dans le refus aussi bien de l'engagement passionnel que du désengagement qui affirmerait que l'histoire n'appartient pas aux hommes, ou en tout cas pas à tous, et qu'il est plus sage d'en rester les spectateurs que de s'en croire les auteurs. À ce titre, l'engagement est devoir et droit lui-même. « La seule chose que nous pouvons, que nous devons savoir, c'est que l'aménagement du monde, l'aménagement de la société et la conduite de notre vie sont notre affaire, que c'est nous qui leur donnons un sens ; [le sens] que, ensemble, les hommes veulent leur donner et que chacun de nous, sous sa responsabilité et par son choix, décide de donner à sa propre vie »(5).

Jean-Marc Mouillie

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Sartre, J.-P., L'être et le néant, Gallimard, Paris, 1980, p. 339.
  • 2 ↑ Voir Vernant, J.-P., « Réflexions sur le stalinisme français », in Entre mythe et politique, Seuil, Paris, 1996, et Bourdieu, P., « Actes de la représentation politique. Éléments pour une théorie du champ politique », in Actes de la recherche en sciences sociales, février-mars, 1981.
  • 3 ↑ Vernant, J.-P., op. cit., p. 596.
  • 4 ↑ « Entretien de 1945 », cité dans Contat, M., et Rybalka, M., les Écrits de Sartre, Gallimard, Paris, 1970, p. 115.
  • 5 ↑ Vernant, J.-P., « À l'heure actuelle » (1992), in Entre mythe et politique, Seuil, Paris, 1996, p. 616.
  • Voir aussi : Benda, J., la Trahison des clercs (1927), Grasset, Paris, 1975.
  • Betz, A., Exil et engagement : les intellectuels allemands et la France, Gallimard, Paris, 1991.
  • Bourdieu, P., « Actes de la représentation politique. Éléments pour une théorie du champ politique », in Actes de la recherche en sciences sociales, février-mars 1981.
  • Camus, A., « Discours de Suède » (1957), « L'artiste et son temps » (1957), in Essais (1965), Gallimard, La Pléiade, Paris, 1977.
  • Collectif, Philosophies de l'actualité. Marx, Sartre, Arendt, Levinas, in revue Passages, CNDP, Paris, 1998.
  • Marx, K., Œuvres, vol. I et III, Gallimard, La Pléiade, Paris.
  • Ory, P., et Sirinelli, J.-F., les Intellectuels en France de l'affaire Dreyfus à nos jours, A. Colin, Paris, 1992.
  • Sartre, J.-P., Cahiers pour une morale (1947-1948), Gallimard, Paris, 1983.
  • Sartre, J.-P., la Responsabilité de l'écrivain (1948), Lagrasse, Verdier, 1998.
  • Sartre, J.-P., Situations II, III et VIII, Gallimard, Paris, 1948, 1949 et 1972.
  • Vernant, J.-P., « Réflexions sur le stalinisme français » (1982), in Entre mythe et politique, Seuil, Paris, 1996.