différend
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
De l'adjectif différent, dernier quart du xive s.
Esthétique, Philosophie Contemporaine, Politique
Conflit singulier, qui résiste à toute classification, déborde son interprétation légale, et n'a pas de manifestation déterminée ; chez Lyotard, le différend traduit l'aspect irréductible et imprésentable de ce qui se passe (ou ne se passe pas) entre deux personnes ou deux jugements.
Le différend est un conflit qui ne se manifeste pas comme tel, parce qu'il n'éclate pas encore ou ne peut éclater. Ainsi, les différends entre les personnes ou les collectivités ne sont pas tous des litiges que l'on soumet aux tribunaux ou des antagonismes que l'on soumet à la logique, et les différends entre États ne mènent pas tous à des conflits armés. On peut classer les conflits, alors que la saisie des différends relève plutôt d'une finesse psychologique, politique ou diplomatique qui épouse la singularité de la situation. Et si la résolution des conflits dépend d'une certaine légalité externe (les systèmes de droit) ou interne (il n'y a pas de grève ou de guerre infinie...) la fin d'un différend, même favorisée par la pratique souple de l'arbitrage, peut très bien ne jamais advenir.
Pour le philosophe français Jean-François Lyotard (1924-1998), la politique, l'art, l'écriture philosophique sont autant de modes d'écoute des différends. L'approche est d'abord politique(1). En radicalisant le sens commun du terme, Lyotard définit le différend comme un conflit qui ne peut absolument pas se présenter comme tel, et ne peut donc se régler. Une personne physique ou morale qui a subi un dommage peut se constituer comme partie plaignante dans un procès ; mais le litige devient un différend quand le tribunal ne dispose pas d'une règle de jugement applicable aux arguments des deux parties. Cette situation ne se réduit jamais à un banal problème de communication : elle implique un tort inhérent à tout langage représenté sous la forme d'un idiome commun, alors même qu'il ne permet que des enchaînements particuliers de phrases, présentant des univers différents. Si la victime ne peut présenter son cas, c'est donc qu'elle se trouve dans l'impossibilité d'enchaîner (de phraser) dans le mode de discours de l'autre : ainsi, le survivant du génocide nazi ne peut prouver l'élimination des personnes face aux négationnistes qui continuent l'élimination des preuves. Être à l'écoute des différends, c'est alors résister aux représentations qui prétendent totaliser en un univers toutes les phrases possibles (le mythe nazi, les systèmes philosophiques ou économiques fermés) ; c'est ensuite s'ouvrir à l'événement, aux phrases en attente.
L'approche de Lyotard mène du différend politique aux autres figures de l'im-présentable(2). Rejetant l'idée d'un tribunal de la raison, le philosophe juge d'autant plus indépassable la distinction kantienne entre le jugement déterminant et le jugement réfléchissant. Riche de cet héritage, il entend montrer l'irréductibilité du différend entre sensible et concept. La pensée et l'art s'entretiennent alors en enchaînant des phrases-affects qui ne sont jamais strictement déterminables, mais sont autant de gestes ou de signes événementiels vers une impossible conciliation. Plus qu'une esthétique, s'exprime ici l'invitation à une nouvelle écriture philosophique.
Jérome Lèbre
Notes bibliographiques
