danse
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Nom dérivé au xiie s. du verbe francique dintjan qu'on retrouve dans le verbe allemand tanzen ou le verbe néerlandais deintzen.
Anthropologie, Esthétique
Activité primitive, ludique, folklorique et rituelle, devenue un des principaux arts du spectacle, mais dont le statut esthétique, longtemps vassalisé ou minoré, demeure encore aujourd'hui, quoique réhabilité et émancipé, relativement ambigu.
Est reconnue généralement comme danse la faculté qu'a le corps humain de se mouvoir d'une façon telle qu'il manifeste, au sein d'un groupe, dans un espace déterminé et une certaine durée, une configuration dynamique et rythmique singulière susceptible de revêtir un sens. Elle apparaît ainsi soit comme l'expression d'une émotion personnelle, d'un sentiment ou affect subjectif, soit comme l'exécution codifiée d'un rite social ou religieux, soit in fine comme une œuvre artistique. Autrement dit, toute danse est à la fois individuelle et sociale, psychologique et culturelle. Elle constitue en effet une matrice primordiale par laquelle le groupe affiche et consolide son lien fondateur en se faisant miroir ou reflet de lui-même et simultanément permet à chaque individu d'exhiber sa singularité ou sa virtuosité.
Surtout en raison de la concentration et de l'organisation politique et institutionnelle croissante des sociétés occidentales, cette fonction représentative immanente s'est peu à peu autonomisée et spectacularisée en acquérant un statut artistique proprement dit, celui du ballet de cour inventé en Italie à la Renaissance et consacré par Louis XIV avec la fondation en 1661 de l'Académie de danse qui le codifie. Devenue désormais art du spectacle au sens strict, la danse s'est trouvée du même coup assujettie aux impératifs du plaisir esthétique immédiat du spectateur. D'où sa subordination au pouvoir conjoint des deux arts permettant la pleine réussite de cette spectacularité : la musique et le théâtre. Le danseur ou la danseuse en sont réduits à épouser fidèlement et simultanément la structure mélodique et rythmique d'une composition musicale et la progression d'une action dramatique définie par un livret, autrement dit à se mouvoir à la fois comme le simple vecteur visible et gracieux d'une trame sonore et harmonique et comme l'illustration divertissante et plus ou moins intermittente d'une intrigue théâtrale.
C'est précisément pour libérer la danse d'une telle dépendance et surtout pour affirmer davantage sa spécificité en tant qu'art de pur mouvement ou, mieux, production d'un corps naturel mobile doué de sa propre musicalité et expressivité que certains artistes crurent nécessaire, au début du xxe s., de tenter de redécouvrir, d'explorer et de promouvoir les possibilités indéfinies de ce corps, en d'autres termes, de faire retour aux sources mêmes de l'acte de danser.
La profonde révolution du langage chorégraphique qui en a découlé n'efface pourtant pas son paradoxe esthétique, celui d'une tension entre l'exigence poïétique et la nécessité de la communication. On peut la caractériser par quatre traits esthétiques majeurs fort bien esquissés ou suggérés par Valéry dans ses notes sur la « Philosophie de la danse » : 1. sa dynamique de métamorphose indéfinie ou, si l'on préfère, l'ivresse du mouvement pour son propre changement ; 2. son jeu aléatoire et paradoxal de construction et de destruction, c'est-à-dire, plus radicalement, de tissage et de détissage de la temporalité qui habite et anime la corporéité ; 3. son défi obstiné de la gravitation terrestre ou plus exactement son dialogue incessant et conflictuel avec la force gravitaire qui la soutient et la traverse ; 4. enfin sa pulsion autoaffective ou autoréflexive, c'est-à-dire ce désir inhérent à toute expressivité, mais que cet art porte à son acmé et qui pousse toute corporéité à faire retour à et sur elle-même, comme l'atteste déjà la voix : « La danse, écrit Valéry, se meut dans elle-même et il n'y a, en elle-même, aucune raison, aucune tendance propre à l'achèvement(1) ».
Or, précisément, cet inachèvement irrépressible et inéluctable n'est que le prolongement et la manifestation du mécanisme permanent de projection fictionnaire qui constitue le processus sensoriel lui-même. Celui-ci, en effet, est toujours l'émanation hybride des interférences d'un quadruple jeu chiasmatique : un premier, « intrasensoriel » parce qu'immanent à chaque sensation qui conjugue nécessairement activité et passivité ; un second, « intersensoriel » qui combine les influences multiples des différents organes des sens, les célèbres « correspondances » chantées par Baudelaire et Rimbaud ; un troisième, qu'on peut appeler « parasensoriel » puisque engendré par les résonances produites par l'acte de parler et d'écrire ; un quatrième enfin, strictement « intercorporel », qui est déterminé par les échanges entre les systèmes sensoriels distincts de corps différents. Autant de croisements et d'entrelacs qui retentissent sur l'émergence de chaque sensation et font d'elle une chambre d'échos virtuels ; chaque vision ou audition projette ainsi les simulacres des autres impressions fictives dont elle est inéluctablement porteuse et, par là même, préfigure « le débrayage » qu'effectue l'acte linguistique de renonciation. Elle constitue donc bien un mécanisme fictionnaire radical, insurmontable et indéfini qui est celui de notre imaginaire même et qui confirme du même coup l'idée nietzschéenne selon laquelle l'homme est un animal qui « simule nécessairement ».
Une telle hypothèse revient à reconnaître la production fictionnaire comme noyau et moteur ultime de notre existence corporelle et, par conséquent, à envisager la création artistique comme son épiphanie originaire et spécifique et non comme un artifice contingent et arbitraire commandé par la finalité spectaculaire d'une culture historique. C'est en tout cas ce qu'atteste la danse par laquelle notre corporéité, mieux que dans tous les autres arts, exhibe, grâce aux métamorphoses indéfinies de ses postures et mouvements, ce pouvoir permanent de fantasmagorie sensorielle qui est notre temporalité même.
Michel Bernard
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Valéry, P., « Philosophie de la danse », in Œuvres, t. I, Gallimard, Paris, 1957, p. 1399.
- Voir aussi : Bernard, M., De la création chorégraphique, Centre national de la danse et Chiron, Paris, 2001.
- Cunningham, M., le Danseur et la Danse, entretiens avec J. Leschaeve, Belfond, Paris, 1980.
- Ginot, L., Dominique Bagouet, un labyrinthe dansé, Centre national de la danse, Paris, 1999.
- Graham, M., Mémoire de la danse, trad. C. Le Bœuf, Actes Sud, Paris, 1992.
- Humphrey, D., Construire la danse, trad. J. Robinson, Bernard Coutaz, Paris, 1990.
- Laban, R., la Maîtrise du mouvement, trad. J. Challet-Haas et M. Bastien, Actes Sud, Paris, 1994.
- Launay, L., À la recherche d'une danse moderne : R. Laban – M. Wigman, Chiron, Paris, 1997.
- Louppe, L., Poétique de la danse contemporaine, Contredanse, Bruxelles, 1997.
- Robinson, J., l'Aventure de la danse moderne en France (1920-1970), Bougé, Paris, 1990.
- Wigman, M., le Langage de la danse, trad. J. Robinson, Papiers, Paris, 1986.
