désenchantement du monde

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Traduction de l'expression allemande Entzauberung der Welt.

Philosophie de la Religion, Sociologie

Expression métaphorique par laquelle M. Weber résume le trait le plus général des transformations des conceptions du monde au cours du procès de formation des sociétés occidentales modernes.

On peut distinguer dans l'usage wébérien deux acceptions différentes, quoique liées de l'expression « désenchantement du monde ».

En un premier sens, le désenchantement du monde est un phénomène qui concerne exclusivement l'histoire des religions, à savoir l'élimination de la magie en tant que technique de salut. Cette élimination n'est parfaitement accomplie que par le judaïsme ancien et le puritanisme calviniste et piétiste. Parmi les autres religions étudiées par Weber, le taoïsme et l'hindouisme font une large place à la magie, tandis que le confucianisme, religion sans dieu et orientée vers un salut intramondain, la tolère néanmoins. Le catholicisme conserve des liens avec la magie, dans la mesure où il fait une place à la grâce sacramentelle. L'éradication de la magie est, aux yeux de Weber, un élément décisif lorsqu'il s'agit de rendre raison de certains traits distinctifs de l'histoire occidentale, dans la mesure où la domination de la magie implique la stéréotypisation de la technique et des pratiques, singulièrement économiques, et fait par là même obstacle à leur rationalisation.

Une seconde acception, plus large, vient se greffer sur ce premier sens technique et limité, lorsque Weber identifie le retrait de la magie à celui du surnaturel en général. Le désenchantement du monde est alors associé à l'intellectualisation et à la rationalisation des conceptions du monde, qui fondent la conviction que tout ce qui est et advient dans le monde de l'existence humaine est régi par des lois que la science peut connaître et la technique maîtriser(1). Cette prévisibilité principielle des événements s'accompagne de l'impossibilité de prêter au monde, réduit à un « mécanisme causal », une quelconque signification éthique, donc de le penser comme un cosmos unifié par un sens(2). C'est à ce second sens que fait référence Heidegger dans un passage des Beiträge zur Philosophie, passage où il conteste le bien-fondé de l'usage de cette notion pour caractériser l'époque de la « civilisation »(3). Celle-ci se caractérise selon lui par la domination de la technique, dans laquelle il invite à voir le signe d'un enchantement irrésistible, sous le signe du calcul, de l'exploitation et de la réglementation.

L'acception large de l'expression « désenchantement du monde » associe le phénomène ainsi désigné au progrès de la connaissance rationnelle empirique, principiellement incompatible avec la quête de sens. L'influence croissante des prémisses de la connaissance empirique sur les conceptions communes du monde repousserait la religion en général du côté de l'irrationnel, jusqu'à en faire « la puissance irrationnelle (ou antirationnelle) » par excellence(4). Une ligne d'interprétation de l'œuvre wébérienne a exploité ce thème pour développer une théorie générale de l'évolution culturelle selon laquelle les transformations des représentations seraient l'élément moteur des transformations des pratiques et des structures sociales (Tenbruck). Cette interprétation a été reprise d'une certaine manière par Habermas dans l'opposition entre système d'action et monde vécu, et dans la thèse selon laquelle la rationalisation du monde vécu (c'est-à-dire la culture et les structures de la personnalité) précéderaient et initieraient en général les transformations institutionnelles (Théorie de l'agir communicationnel). Elle est implicite dans les récupérations du motif du désenchantement du monde par des théories de la sécularisation, qui font du retrait du religieux l'élément décisif dans la gestation du monde moderne (M. Gauchet). Quel que soit l'intérêt de ce type d'hypothèse, il convient de rappeler que, chez Weber, la religion n'affecte les formes de la socialité qu'autant qu'elle intervient dans la détermination des conduites de vie, singulièrement dans les conduites économiques. Weber était certes soucieux de souligner le rôle des idées dans le façonnement de ces conduites, contre une thèse matérialiste vulgaire qui les rabattrait sur les intérêts. Mais le terrain sur lequel s'est jouée selon lui la gestation du monde moderne ne se réduit pas à la confrontation des croyances religieuses et de l'esprit scientifique, comme le montre une analyse détaillée des divers phénomènes qu'il rapporte au procès général de « rationalisation » de la culture occidentale.

La notion de désenchantement du monde relève d'un registre d'intelligibilité qui est celui de l'histoire de l'esprit (Geistesgeschichte), dont on peut se demander s'il est compatible avec les présupposés de l'analyse sociologique. Le désenchantement du monde ne peut résumer ce que fut l'évolution du rapport de l'homme au monde jusqu'à sa forme moderne qu'à la condition que cela ait un sens d'évoquer en général un tel rapport, c'est-à-dire de postuler une homogénéité de ce rapport à chaque époque, par-delà les différences des statuts sociaux. Les études de sociologie des religions de Weber s'inscrivent en faux contre un tel postulat : elles ne considèrent pas que le religieux soit par essence une réponse à une demande de sens et elles admettent que le besoin de sens, quand il est explicitement formulé, est diversement modalisé selon les couches sociales qui en sont porteuses. La fortune de l'expression désenchantement du monde auprès des philosophes ou des historiens des idées est à la mesure de cette généralité problématique, qui lui permet de résumer le caractère d'une époque en négligeant la diversité des expériences sociales.

Catherine Colliot-Thelene

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Weber, M., « Le métier et la vocation de savant », in Weber, M., le Savant et le politique, Bibliothèques 10/18, Agora, 1998, p. 70.
  • 2 ↑ Weber, M., Sociologie des religions, Gallimard, Paris, 1996, p. 448.
  • 3 ↑ Heidegger, M., Beiträge zur Philosophie, Gesamtaustage, Bd.65, Klostermann, Frankfurt am Main, 1989, p. 124.
  • 4 ↑ Weber, M., Sociologie des religions, note 2, p. 446.
  • Voir aussi : Colliot-Thélène, C., le Désenchantement de l'État, Minuit, Paris, 1992.
  • Gauchet, M., le Désenchantement du monde, Gallimard, Paris, 1985.
  • Habermas, J., Théorie de l'agir communicationnel, 2 vol., Fayard, Paris, 1987.
  • Tenbruck Friedrich, H., Das Werk Max Webers, Gesammelte Aufsätze zu Max Weber, v. Homann, H. Mohr (Siebeck), Tübingen, 1999.
  • Weber, M., l'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Flammarion, Paris, 2000.
  • Weber, M., « Considération Intermédiaire », in Weber, M., Sociologie des religions, Gallimard, Paris, 1996.