cynisme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du grec kunikos, « qui concerne le chien ».

Philosophie Antique

Doctrine du ve s. av. J.-C. qui propose de prendre le chien comme modèle et invite à « déchiqueter » radicalement toutes les illusions.

Une doctrine du corps : la méthode

Les cyniques passent la plupart du temps pour des amuseurs et des provocateurs, rarement pour des philosophes. On connaît d'eux leurs saillies, gestes obscènes, mots d'esprit et comportements loufoques, mais on leur dénie bien souvent un contenu. Erreur souvent commise : on affirme même qu'ils n'ont jamais rien écrit, alors que leurs textes ont été perdus.

Ces malentendus viennent de ce qu'ils usent du corps comme d'un instrument philosophique. Leur méthode réside moins dans le discours que dans la mise en scène d'un comportement sur la place publique. Ils théâtralisent des corps mis en situation de choquer, donc d'interpeller sur le mode socratique.

Un corps de doctrine : la pensée

On connaît le Diogène qui cherche un homme dans les rues avec une lanterne allumée en plein jour. Mais, derrière la mise en scène, il faut voir dans le geste une critique radicale et ironique de la conception platonicienne des Idées. Ce que Diogène cherche, ça n'est pas un homme, mais un Homme : l'idée de Platon. Bien sûr, il ne la trouvera pas avec sa lanterne. Car au lumignon cynique, réminiscence portative du feu platonicien, on ne constate que le réel sensible.

La pensée cynique est donc antiplatonicienne et nominaliste : le réel se manifeste dans des objets singuliers et immanents, il n'y a pas d'universaux abstraits. D'où un perspectivisme : il n'existe pas de vérité absolue et éternelle, mais seulement des singularités perçues par une individualité corporelle. Seule importe la vie ici-bas qu'il faut vivre selon les enseignements donnés par la nature via un bestiaire abondant, qui invite à prendre modèle sur la simplicité, sur le dépouillement et sur l'austérité des animaux. Dans ce monde, pas de place pour les dieux. Les cyniques se moquent des prêtres, des cultes et des divinités. En politique, ils ne reconnaissent aucune autorité, sont égalitaires et se veulent citoyens du monde.

Le cynisme ne se réduit pas à son moment grec. Il est aussi une sensibilité qui traverse les siècles et qui s'incarne chez les philosophes de la « dés-illusion ». Toute pensée qui attaque les fictions fabriquées par les hommes pour supporter le réel procède du cynisme des origines. Négligeant le sens caché des gestes généalogiques, la vulgate affirme que le cynisme définit des comportements amoraux et obscènes. Elle exploite le malentendu avalisé par les dictionnaires, qui opposent un sens philosophique (disciple d'Antisthène et Diogène) et un sens vulgaire (grossièreté d'individus sans foi ni loi). La tâche du cynisme philosophique consiste aujourd'hui à proposer un remède au cynisme vulgaire. Mais le premier semble d'autant plus rare que triomphe le second...

Michel Onfray

Notes bibliographiques

  • Goulet-Cazé, M.-O., L'Ascèse cynique. Un commentaire de Diogène Laërce, VI, 70-71, Vrin, Paris, 1986.
  • Goulet-Cazé, M.-O., Le Cynisme ancien et ses prolongements, PUF, Paris, 1993.
  • Onfray, M., Cynismes. Portrait du philosophe en chien, Grasset, Paris, 1990.
  • Paquet, L., Les Cyniques grecs. Fragments et témoignages, Philosophica, édition de l'Université d'Ottawa, Ottawa, 1988.
  • Sloterdijk, P., Critique de la raison cynique, trad. H. Hildenbrand, Bourgois, Paris, 1987.



Faut-il redevenir cyniques ?

Le cynisme philosophique a vécu de saillies, de mots d'esprits, de provocations, de gestes obscènes, certes, mais de manière propédeutique : il visait un « au-delà » des théâtralisations publiques, en l'occurrence il voulait une sagesse et construisait un eudémonisme. Dissocier ces événements de leur visée pédagogique ouvre la porte au malentendu générateur du cynisme vulgaire, qui reste à la lettre et ignore l'esprit ; le cynisme philosophique, lui, incarne la permanence de cet esprit au travers des siècles. On peut ainsi, à toute époque, s'inscrire dans la sensibilité cynique, pourvu qu'on vise une fin semblable à celle des fondateurs : dépouiller les hommes de leurs illusions, les conduire sur des cimes éthiques magnifiques, certes, mais par des voies raides, escarpées, exigeantes, qui supposent le renoncement aux obsessions de l'homme du commun – travail, amour, famille, honneurs, richesses, pouvoir, réputation, renommée.

Dans cette optique, comment redevenir cynique ? Et pour quelles raisons d'abord ? Dans le dessein de répondre à l'envahissement du cynisme vulgaire et de riposter dans un monde où le nihilisme triomphe depuis la fin des grands discours. Sans vertus, sans règles du jeu communautaire, l'action se trouve soumise au seul impératif de succès. L'efficacité, le gain, le désir d'une satisfaction immédiate conditionnent la plupart des contemporains en dehors de toute considération morale. L'effondrement des repères judéo-chrétiens ne saurait être une bonne chose si sur ce tas de décombres rien ne devait se reconstruire. Pour élaborer une éthique postchrétienne, la réactivation de morales préchrétiennes (cyniques ou cyrénaïques, par exemple, mais aussi stoïciennes ou épicuriennes...) offre une possibilité non négligeable.

Ressusciter Diogène ne passe pas par le décalque d'une geste théâtralisée, mais par une pratique de la vie philosophique. Aucune réactivation de l'Antiquité n'est possible sans l'obligation existentielle. Le néocynisme ne se pratique pas en chambre, dans le silence et dans le recueillement des bibliothèques, l'asepsie des universités ou des lieux de recherche théorique. Le théorétique, voilà l'ennemi... La visée cynique est pragmatique, immanente. Elle suppose l'« ici et maintenant », l'engagement dans le monde comme il est, chacun selon ses possibilités. Du plus modeste au plus puissant, du plus humble au plus influent des individus, on peut reproduire l'épopée cynique. Comment ? En travaillant théoriquement à la déconstruction des illusions, d'abord, puis en refusant pratiquement de se faire le complice du monde comme il va. Soit une ontologie radicalement tragique doublée d'une politique réellement libertaire.

La déconstruction des illusions oblige à un travail sur trois fronts : soi, les autres et le monde. Les cyniques proposent une thérapie radicale et une ascèse vertigineuse pour des résultats rapides. D'abord sur soi : il s'agit de combattre toutes les formes de bovarysme. Étrange, d'ailleurs, que le terme et son auteur – J. de Gaultier – ne bénéficient pas de la publicité méritée... Faut-il voir dans la résistance au concept l'une des modalités du refus de ce qu'il recouvre ? Vraisemblablement. Car les hommes n'aiment pas qu'on pointe chez eux leur perpétuel acharnement à se prendre pour autres que ce qu'ils sont – la définition même du bovarysme.

Plus tard, et dans le même esprit, Freud met au point le concept de déni pour circonscrire cette même passion de la plupart à entretenir l'illusion sur leur compte. Le déni permet au sujet de ne pas se regarder en face et de refuser l'évidence qui, pourtant, s'impose. Ce refus de ce qui troue le réel s'explique par la volonté d'éviter une souffrance : je refuse ce qui montre de moi un portrait qui me déplaît parce que je ne l'ai pas fabriqué de toutes pièces et qu'il contrevient à l'image avantageuse que j'entretiens de moi. Bovarysme et déni témoignent de l'incapacité viscérale des hommes à regarder fixement une information douloureuse sur la nature de leur identité.

De la même manière, la mauvaise foi analysée de façon impitoyable par Sartre dans l'Être et le Néant : mensonge raconté à soi-même avec une passion suicidaire, ardeur sans repos activée dans le projet de se tromper, travestissement du réel dans le projet de se mentir, éviction farouche de l'évidence afin de ne pas assumer et de ne pas constater sa misère profonde, sa faiblesse, son inauthenticité, ses manquements ; la mauvaise foi imprègne l'être du personnage qui se voudrait aussi peu libre que le minéral ou le végétal pour n'avoir pas à supporter sur lui ce regard qui le révèle si peu humain...

Le cynisme travaille donc dans la cruauté : il braque la lumière sur ce qui fait mal, il fouille et creuse là où, pour sa défense, un être échafaude des fictions, fabrique des illusions, construit des romans à l'aide desquels il supporte plus facilement un réel douloureux. En quoi ce réel est-il douloureux ? Pour la raison qu'il ne correspond pas à ce que l'esprit a imaginé pendant longtemps, parce qu'il témoigne d'un écart considérable entre l'idée fantasmatique et la réalité de soi.

La déconstruction cynique invite à passer de l'autre côté du miroir : nous sommes finis, limités, impuissants, coincés entre deux néants tissés de la même étoffe. Le cynique propose de se remettre au centre de soi et de se défaire de tout ce qui nous en empêche. Pas aussi mauvais que le christianisme et les idéaux ascétiques de la morale le disent, pas aussi bon, non plus, que chacun se le dit. Il s'agit de trouver la mesure, puis de parvenir à une véritable conscience de soi : ce qui, en chacun, demeure irréductible à l'autre, ce que seul je puis être, voilà ce que je dois fabriquer.

Sur les autres, le travail cynique oblige à une pareille lucidité. À l'aide des moralistes du Grand Siècle, on renoncera à croire aux fictions présentées sous les rubriques de l'amour : charité, pitié, amour du prochain, altruisme, philanthropie et autres vertus qui supposent l'homme capable de placer autrui au centre de son dispositif éthique et de s'installer à la périphérie dudit mécanisme. La lucidité oblige à dévoiler le mobile de toute intersubjectivité : la lutte pour la maîtrise du territoire, pour la reconnaissance, la domination, le contrôle d'un espace, d'une parole, d'un milieu, l'empire sur l'autre, par la force ou la ruse, la violence ou l'hypocrisie.

Que dit le cynique sur les autres ? Ne soyez pas dupes, ne vous illusionnez pas : l'intérêt, l'amour-propre, l'amour de soi, voilà les mobiles de toute action. Le bien n'existe que quand il semble une force déterminante plus active que le mal, moins dommageable, moins coûteuse en conséquences : les grands sentiments cachent de petites motivations, les belles actions dissimulent des mobiles mesquins, les gestes généreux cèlent des motifs sordides... D'où une solitude radicale : le cynique évolue dans un monde hostile en tragique hagard mais lucide. Voilà pour quelles raisons il ne se déplace jamais sans son bâton...

Métaphoriquement, il conserve le gourdin à portée de la main. Toute intersubjectivité oblige au combat : le cynique met toute son énergie à le refuser ; il refuse d'être maître aussi bien qu'esclave, il ne veut ni l'un ni l'autre ; il aspire à une réelle autonomie ; aristocratique, il se soucie moins de sa position sociale que de son état ontologique. Sa question prioritaire n'est jamais : qui suis-je pour autrui ? Comment suis-je perçu par lui ? Mais : que suis-je pour moi ? Qui suis-je véritablement ? Sa certitude généalogique : au marché de la relation avec l'autre, il n'existe que des dupes... Rien n'est vrai quand deux êtres humains sont ensemble, sinon la loi qui régit la forêt. Quand la violence et la force ne suffisent pas, on peut toujours recourir à la persuasion, à la rhétorique, au discours, au langage qui agissent en auxiliaires efficaces des fictions utiles à l'escamotage du réel douloureux et insupportable.

Quand il a réglé le problème du rapport entre soi et soi, le cynique sait qu'il est un individu ; lorsqu'il a résolu celui des relations avec autrui, il n'ignore plus qu'il est également une solitude ; reste à envisager son commerce avec le monde. Alors il va découvrir qu'il est une finitude... Autant dire que la progression vers toujours plus de lucidité suppose le dépouillement du maximum d'illusions – la totalité supposerait la disparition de toute raison même d'exister. Réduire les illusions au plus petit nombre viable, vivre tout de même, se défaire du plus possible d'étais pour mener son existence debout, voilà le projet d'ascèse proposé par les comparses de Diogène.

Pour achever ce travail de sape des fictions « bovaryques », le cynique affirme la seule existence du monde réel. Sa condamnation des arrière-mondes est sans appel : rien n'existe en dehors de l'ici-bas et du maintenant, pas de ciel, pas de monde intelligible, pas de salut post-mortem, rien qui ressemble à une immortalité, une survie, une raison irrationnelle de croire, d'attendre et d'espérer. Le ciel est vide, Dieu est mort, pas question de remplir les niches laissées vides par les dieux défunts avec de nouvelles idoles : l'État, le travail, la famille, la patrie, la nation, la société, la communauté, le parti et autres fétiches inutiles à l'édification de soi – inutiles et nuisibles.

L'athéisme à l'endroit du ciel se double d'un athéisme en direction de la terre : pas de zones de repli métaphysique dans lesquelles renoncer facilement à soi, éviter de se regarder en face, puis succomber à la tentation du déni. Le dépouillement des illusions, la déconstruction des fictions, l'éradication des espoirs, la mise à mort des tromperies, voilà d'excellentes façons de réaliser l'autonomie chère au sage. Devenus forts, les individus n'ont plus besoin de religions – ni celles qui s'inspirent d'en haut, ni les autres qui veulent régenter l'ici-bas.

Ni Dieu, ni maître ; ni dieux, ni maîtres : le cynique refuse de sacrifier aux valeurs communes de toutes les époques et se moque du prince et du prêtre, du roi et des marchands, autant de fantômes qui supposent l'aliénation et sa dévotion au service d'une cause dévorante d'énergie, de temps et de liberté individuelles. Seul est maître celui qui dispose de lui. La maîtrise de soi ouvre la porte à la sagesse : elle ondoie celui qui n'a cure de maîtriser les autres ou le monde, mais soi seul, unique projet qui mérite la dépense, la débauche et l'épuisement de ses forces.

Réactiver le cynisme antique passe moins par le décalque de la geste de Diogène et des siens que par l'intraitable refus d'agir en courroie de transmission du monde comme il va – autant dire : mal. Ne pas être de ce banquet mondain hystérique et furieux, refuser les fêtes mortifères et les danses macabres communautaires : fabriquer sans relâche son existence dans la solitude, travailler inlassablement à déconstruire les illusions, continuer son chemin sans composer, savoir que cette oeuvre s'achève une fois dans la tombe, et encore. Puis rire.

Michel Onfray