critère
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du grec kritêrion, mot de la famille de krinein, « juger », pouvant désigner aussi un tribunal.
Notion centrale de la philosophie de la connaissance dans la philosophie hellénistique, cristallisant l'opposition entre les écoles dites « dogmatiques » (stoïcisme, épicurisme) et le scepticisme, qui conteste à ces écoles qu'il existe un critère de la vérité. Un critère est ce qui permet de juger si une connaissance est vraie ou fausse, ou si une action doit être ou non accomplie. Le premier critère était appelé dans la philosophie hellénistique un « critère logique », ou « critère de la vérité ».
Philosophie Antique
Élément discriminant permettant de mettre en œuvre le jugement.
Le premier philosophe à employer le terme « critère » semble avoir été Platon, pour désigner la faculté qui permet à l'homme de juger de la vérité de ses sensations (Théétète, 178 b) : même si le terme a été rétroactivement appliqué à l'ensemble des philosophes présocratiques, il s'agit là d'un anachronisme.
C'est Épicure qui, le premier, utilise le terme de façon technique, dans son ouvrage le Canon, où il énumère trois critères : sensations, anticipations et affections. Toutes celles-ci sont vraies et évidentes, et nous permettent de juger de la vérité de nos opinions sur ce qui n'est pas évident, principalement les sensations qui jouent le rôle de critère immédiat, tandis que les anticipations proviennent d'évidences passées. Quant aux affections (plaisir et douleur), elles jouent plutôt le rôle d'un critère d'action(1).
Le sens du critère est différent chez les stoïciens : pour eux, toutes les impressions des sens ne sont pas vraies, et il faut un critère pour départager les vraies des fausses. Le critère de la vérité est donc la représentation compréhensive (katalêpsis) : nous sommes assurés que notre représentation est vraie si elle provient d'un objet réel et lui est conforme. Une telle représentation se reconnaît à son évidence.
Les académiciens sceptiques contestèrent l'existence d'un tel critère(2). La discussion du critère soulève alors deux questions : le critère existe-t-il, et si oui, quel est-il ? Les sceptiques tirent argument du dissentiment entre dogmatiques pour montrer l'impossibilité d'un critère fiable(3). L'essentiel de la polémique porte sur l'évidence de la représentation compréhensive, contestée par les académiciens, qui lui opposent l'impossibilité de discerner entre deux représentations ou deux objets similaires. Pour les stoïciens au contraire, il n'y a pas d'objets identiques et indiscernables. L'évidence est pour eux une propriété de certaines représentations qui résulte de l'affinement des sensations par l'exercice : une oreille avertie reconnaît la façon de jouer d'un musicien, une mère sait distinguer ses deux jumeaux.
La notion de critère de la vérité tombe en désuétude à la fin de l'Antiquité après le Critère et l'hégémonique de Claude Ptolémée au iie s. ap. J.-C., au point que Kant s'en moquera dans la Critique de la raison pure en disant que demander un critère de la vérité revient à « donner le ridicule spectacle de deux personnes dont l'une trait le bouc tandis que l'autre tient une passoire » (trad. Barni-Archambault, p. 114). L'une des composantes essentielles de la doctrine, la notion d'évidence, est pourtant restée une notion centrale de la philosophie de la connaissance, notamment depuis Descartes, et la polémique hellénistique reste très éclairante pour mieux comprendre ce débat.
Jean-Baptiste Gourinat
Notes bibliographiques
→ anticipation, canon, épicurisme, katalêpsis, scepticisme, stoïcisme
Philosophie Cognitive
Condition suffisante pour la présence d'une certaine propriété ou pour la vérité d'un énoncé.
À la différence des symptômes, définis comme relevant de l'évidence empirique inductive, un critère q en faveur de l'affirmation que p est une raison de la vérité de p, mais en vertu simplement de règles grammaticales et non d'une hypothèse inductive ; q est donc une partie de la signification de p. Ainsi, un comportement peut être considéré non pas simplement comme un symptôme de la signification d'un terme psychologique, mais en constitue un critère(1) ; par exemple, certains comportements ne seraient pas des symptômes de l'amour, mais des critères, aussi bien que certaines performances sont des critères de potentialité, et non leurs symptômes.
La question reste de savoir si une conception critériologique de certains phénomènes ne se réduit pas à une prise de position antiréaliste : les phénomènes décrits n'existeraient pas véritablement et devraient être réduits à ceux qui constituent leurs critères. Cela ne revient-il pas à éliminer toute ontologie au profit de l'épistémologie (conditions de connaissance) ? Ainsi, un réaliste mental considère que les comportements sont des témoignages (symptômes) d'événements intérieurs, accordant une réalité véritable aux événements mentaux.
Roger Pouivet
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Wittgenstein, L., Blue and Brown Books, trad. le Cahier bleu et le Cahier brun, Gallimard, Paris, 1996, pp. 24-26.
→ raison
Esthétique
Trait distinctif ou règle permettant de porter un jugement ou une appréciation.
Critères techniques
La question des critères se pose en esthétique, à partir du moment où il y a incertitude sur l'attribution des phénomènes artistiques ou esthétiques à certaines catégories, sur la valeur et l'importance qu'il convient d'accorder soit aux œuvres d'art, soit à la beauté ou à la qualité de certains objets, personnes ou paysages, etc.
Les questions d'attribution relèvent de considérations techniques ou génériques : tel texte relève-t-il ou non du genre poétique, dramatique ou romanesque ? Tel poème est-il un sonnet, tel tableau est-il une scène de genre, un paysage ou un tableau historique, etc. ? La réponse à ces questions consiste à actualiser la définition des genres ou des catégories en question.
La question devient plus délicate lorsqu'il s'agit de décider si un texte relève de la littérature ou plutôt d'une autre catégorie : du document, de l'histoire, de la philosophie, etc. Certains pensent alors que l'appartenance à tel genre règle en même temps la question de la littérarité (ou, dans le cas des images, de l'articité). Le problème se complique lorsque des catégories entières ou des genres (par le passé, le roman, les dessins d'enfants ou de fous, la photographie, le film) sont exclus de l'art. Et, lorsque le principe a été admis que certaines de ces œuvres pouvaient légitimement prétendre au titre d'œuvre d'art, la question était de savoir pourquoi cette qualification ne s'appliquait pas à toutes.
Critères esthétiques
Certains ont pensé que l'appartenance à la « littérature » ou à « l'art », loin d'être une question de genres ou de catégories, ne pose pas seulement un problème factuel de classification. On a alors invoqué des critères précis pour considérer que telle réalisation textuelle, plastique ou musicale était ou n'était pas une œuvre d'art « digne de ce nom », et on est entré dans des considérations de qualité et de valeur.
Nul doute que de tels critères sont couramment appliqués. Ce sont là, tout d'abord, des critères de fait, fondés sur des goûts individuels et surtout collectifs. Toute société, tout groupe, voire tout individu, manie des critères qui lui sont propres, mais qui sont aussi susceptibles de contestation, d'évolution ou de révision. Quel que soit l'élargissement des critères de sélection, certains candidats sont classés dans la catégorie des produits d'amateur et ne sont pas publiés ni exposés. On leur reproche, parmi d'autres choses, leur insuffisance technique, leur signification purement privée ou leur caractère documentaire et non artistique. Reste à savoir si, parmi ces critères fréquemment appliqués, il en existe qui permettent dans tous les cas de porter un jugement correct ou acceptable pour tous. C'est la question des critères « de droit », des critères universels. En existe-t-il pour décider si un produit est ou n'est pas une œuvre d'art, pour dire si cette œuvre est grande, bonne, moyenne ou mauvaise ?
Critères d'exclusion et critères d'excellence
Certains (M. Beardsley notamment) ont tenté de montrer que de tels critères existent : l'unité de l'œuvre, par exemple, l'intensité ou la complexité. Ces critères sont à la fois des critères d'inclusion ou d'exclusion (les œuvres qui répondent à ces critères font partie de la catégorie « œuvre d'art », les autres en sont exclues) et des critères d'excellence (les œuvres en question sont « bonnes »). Il n'y aurait donc pas d'« œuvres d'art mauvaises » ni « ratées ». Or on peut penser qu'une œuvre mauvaise ou médiocre ne cesse pas forcément d'être une œuvre d'art.
Critères universels et critères factuels
Au nom de ses critères, Beardsley a été amené à exclure de l'art des créations que la plupart des critiques considèrent pourtant comme des œuvres importantes ou significatives (sculptures surréalistes de Giacometti). De plus, il n'a pas tenté d'appliquer ces critères, pour en tester la validité, à des œuvres de cultures non occidentales ou à la culture de masse.
De ce fait et dans la mesure où aucune autre proposition de critères ne s'est imposée jusqu'à présent, il semble difficile d'établir des critères universels du jugement esthétique. On ne dispose que de critères factuels propres à certaines cultures, à certains arts et à certaines périodes. Dans le cadre du drame baroque ou de la tragédie classique, de la musique symphonique classique ou romantique, de la peinture réaliste ou impressionniste, de la sculpture tribale d'Afrique, de la danse ou de l'installation contemporaine, on dispose chaque fois d'un certain nombre de repères, de modèles ou d'attentes qui déterminent les sélections et les hiérarchies, mais qui ne permettent pas d'extrapoler des critères plus généraux.
Si la notion de valeur esthétique n'est pas dénuée de sens, sa justification doit sans doute emprunter d'autres voies que celle qui consiste à invoquer des critères passe-partout et infaillibles.
Rainer Rochlitz
Notes bibliographiques
- Beardsley, M., Aesthetics. Problems in the Philosophy of Criticism, Hackett, Indianapolis et Cambridge, 1958 et 1981.
- Michaud, Y., Critères esthétiques et jugement de goût, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1999.
- Rochlitz, R., l'Art au banc d'essai. Esthétique et critique, Gallimard, Paris, 1998.