crise
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du grec krisis, « décision ».
Philosophie Générale
Déséquilibre, manifestation violente d'un trouble, d'un malaise ou d'une maladie.
Cette première évocation désigne davantage les manifestations de la crise ou ses conséquences que la crise elle-même. L'une des questions essentielles est alors de savoir si la crise est simplement une manifestation désordonnée, dont le principe d'intelligibilité échappe aux acteurs et aux spectateurs, ou bien si la crise désigne ce moment où le principe d'intelligibilité est absent. Peut-il y avoir une interprétation de la crise au même titre que tout autre phénomène ? La crise est-elle une impasse ou une épreuve, un mauvais chemin ou un moment nécessaire ?
La crise est, en premier lieu, un conflit, un affrontement entre des forces. La crise désigne le moment où le malade combat la maladie, combat qui se terminera par un échec ou une victoire. En ce sens, c'est pendant la crise que se décide l'issue : elle est un moment critique et décisif. Le moment de la crise est celui de l'antagonisme des forces, qui sera suivi de l'agonie ou de la convalescence.
Si la maladie, le vocabulaire et les métaphores médicales ont fréquemment servi à désigner la crise, c'est peut-être parce que la médecine, le corps malade et le vivant ne constituent pas seulement un modèle permettant de rendre plus commode l'intelligibilité de la crise, mais parce qu'ils sont à l'origine même de la notion de crise. Seul le vivant peut être en crise, et seule une pensée qui juge la science, l'histoire ou la culture à l'aune de ce qu'exige le vivant peut évaluer la crise, ses dégâts et aussi ses bienfaits. La question qui se pose alors est celle des rapports entre l'ordre du vivant et l'ordre historique.
On peut remarquer que, avant la constitution de l'économie comme science, le vocabulaire de la médecine est largement utilisé pour décrire la crise. Ainsi R. Burton, au début de l'Anatomie de la mélancolie (1621), a-t-il recours au vocabulaire médical pour caractériser ainsi que juger la crise qui affecte l'Angleterre au tout début du xviie s. Le discours économique s'accompagne d'un discours moral, et affecte l'ensemble des systèmes de représentation. La crise devient ainsi totale pour une conscience qui l'interprète dans le cadre général d'un effondrement des valeurs. La crise n'est ici le moment décisif que parce que s'y décide le sort d'une certaine conception de l'ordre, et est une crise du vivant dans la mesure où le vivant pose des valeurs et qu'il ne les reconnaît plus comme telles.
On peut considérer que la crise est un moment favorisant les emprunts d'un discours à un autre, puisqu'elle désigne ce moment où cherche à émerger une nouvelle forme de rationalité, sans que celle-ci ait nécessairement les instruments pour le faire. Il y a ainsi une fécondité de la crise, liée à la redéfinition des champs du savoir. De manière plus générale, c'est la crise de la pensée qui impose la recherche d'un nouveau modèle de rationalité, et l'on peut comprendre la crise comme le moment où un modèle de rationalité trouve ses limites. En ce sens, chaque fois qu'il y a un moment fondateur de la pensée, cela correspond à une crise.
Eric Marquer
Notes bibliographiques
- Arendt, H., la Crise de la culture, trad. P. Lévy, Gallimard, Paris, 1972.
- Blumenberg, H., la Légitimité des temps modernes, Gallimard, Paris, 1999, trad. M. Sagnol, J.-L. Schlegel, D. Trierweiler, « Comparaison systémique des crises de l'Antiquité et du Moyen Âge », pp. 156-201.
- Burton, R., Anatomie de la mélancolie, trad. B. Hoepffner, José Corti, Paris, 2000.
- Caillé, A., Splendeurs et Misères des sciences sociales : esquisses d'une mythologie, Droz, Genève, 1986.
- Donne, J., Méditations en temps de crise (1624), trad. F. Lemonde, Payot-Rivages, Paris, 2002.
- Habermas, J., Raison et Légitimité, problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, trad. J. Lacoste, Payot, Paris, 1978.
- Hazard, P., la Crise de conscience européenne, 1680-1715, Gallimard, Paris, 1968.
- Husserl, E., la Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Gallimard, Paris, 1976.
- Klossowski, P., Nietzsche et le cercle vicieux, Mercure de France, Paris, 1969.
- Kortian, Garbis, Métacritique, Minuit, Paris, 1979.
- Koselleck, R., le Règne de la critique, trad. H. Hildenbrand, Minuit, Paris, 1979.
- Kuhn, T., la Structure des révolutions scientifiques, trad. L. Meyer, Flammarion, Paris, 1982.
Philosophie des Sciences
À la veille de la révolution einsteinienne, Poincaré fait état d'une « crise de la physique » qui annonce une transformation profonde. Les scientifiques ont, d'abord, pris leurs distances avec le schéma explicatif des forces centrales ; ils ont ensuite été conduits à s'interroger sur les grands principes qui leur servaient de guide. Cette crise succède à des bouleversements dans le domaine des mathématiques : l'extension et l'approfondissement de l'arithmétique et la découverte des géométries non euclidiennes. Elle s'accompagne d'une réflexion à la fois critique et historique sur la science, sur l'épistémologie, selon un terme qui s'introduit alors dans la langue.
Il s'agit là d'un processus habituel du changement scientifique, et les philosophes des sciences se sont efforcés d'en décrire le mécanisme. Ainsi, selon Kuhn, une crise correspond à la remise en cause d'un paradigme scientifique, cet ensemble de principes, de méthodes et de valeurs, qui explique la parenté des théories pendant de longues périodes. La communauté scientifique prend alors conscience des difficultés ou anomalies rencontrées par le paradigme. Le consensus caractéristique de la pratique scientifique ordinaire, de la science normale, est rompu. C'est une époque d'interrogation et d'innovation que Kuhn qualifie de science extraordinaire.
Anastasios Brenner
Notes bibliographiques
- Bachelard, G., la Philosophie du non (1940), PUF, Paris, 1994.
- Feyerabend, P., Contre la méthode (1975), Seuil, Paris, 1979.
- Koyré, A., Études d'histoire de la pensée scientifique (1966), Gallimard, Paris, 1973.
- Kuhn, Th., la Structure des révolutions scientifiques (1962), Flammarion, Paris, 1983.
- Poincaré, H., la Valeur de la science (1905), Flammarion, Paris, 1970.
