couleur

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».

Esthétique

Un des principaux moyens d'expression artistique. Polyvalent et polysémique, il peut être utilisé de façon décorative, symbolique, constructive, ou expressive, pour ne mentionner que quelques-uns de ses usages.

Ce n'est pas le moindre paradoxe de cet objet fascinant et complexe qu'est la couleur que tout le monde puisse saisir ce qu'elle est, bien qu'il n'en existe pas de définition satisfaisante. Toute tentative de la définir entraîne en effet de nombreuses difficultés dues non seulement aux concepts utilisés pour l'appréhender, mais aussi au fait que la notion de couleur ne semble claire qu'à rester dans le vague. Elle réfère en effet à des phénomènes bien distincts, quoique liés : la qualité d'une surface qui réfléchit la lumière, ou d'un milieu qui filtre la lumière, ou encore l'attribut d'une sensation visuelle. Le même terme renvoie ainsi au stimulus comme à la sensation, ainsi qu'aux propriétés physiques de la lumière qui produisent l'impression visuelle, de même qu'il désigne à la fois les pigments (naturels ou artificiels), et le résultat de leur combinaison dans une œuvre. Cette multiplicité de significations, qui fait la richesse du vocable, n'en facilite évidemment pas l'analyse.

Aussi n'est-il pas étonnant de constater que la couleur continue de poser un grand nombre de problèmes philosophiques : est-elle objective ou subjective, relative ou absolue, est-elle une qualité primaire ou secondaire, etc. ?(1) Elle a été considérée depuis Aristote comme un prédicat accidentel (la particularité d'être blanc n'appartient pas en propre à l'essence de l'homme puisqu'il existe des hommes noirs)(2) ; ou encore, à partir de Locke, comme une qualité secondaire (à la différence de la solidité et de la forme, qui seraient des qualités primaires des choses)(3). Comme, en outre, la couleur est instable (elle se modifie souvent avec le temps) et relative (à l'éclairage, à la couleur du fond, aux couleurs contiguës, à la distance, etc.), il n'en fallait pas plus pour lui attribuer une fonction secondaire.

Il existe en ce sens un imaginaire de la couleur, dont les conséquences esthétiques sont nombreuses, et qui s'est caractérisé par le fait de la confiner à un rôle décoratif, à une fonction d'« attrait » (Reiz) dira encore Kant(4). D'où sa sujétion générale au dessin (qui a fait l'objet de nombreux débats au sein de l'Académie, à l'époque classique(5)), et le fait qu'elle fut, en tant qu'ornement, associée dès l'Antiquité à la femme, au maquillage, à la rhétorique, à la séduction, aux sentiments et au plaisir. Cette polarité sexuée la situe, face au dessin, du côté du cœur, de la passion et de la ruse, le dessin incarnant l'esprit, la raison et la vérité(6). Le vieux débat entre le dessin et la couleur, qui pourrait sembler bien suranné, persiste cependant de nos jours, quoique sous des formes différentes : c'est ainsi que de nombreux photographes continuent de soutenir que le noir et blanc constitue l'« essence » de la photo, la couleur n'étant une fois de plus qu'un ajout superficiel et décoratif qui n'apporterait rien mais représenterait au contraire une distraction pour l'œil.

Le plaisir optique que procure la vision d'une plage de couleur pure a sans nul doute aidé à reléguer la couleur à cette fonction superficielle et secondaire – « supplémentaire », dirait Derrida – d'ornement ou de décoration dont il semble à première vue difficile de la détacher. Pourtant, les mêmes savants du xixe s. qui soulignaient le plaisir que procure la couleur pure (Goethe, Chevreul, Helmholtz) ont énormément contribué à transformer l'imaginaire de la couleur en montrant que son statut de « sensation » n'empêchait pas qu'elle soit tributaire de lois régissant certains de ses mécanismes(7), de sorte que son caractère subjectif ne devrait plus être un obstacle suffisant pour soutenir que, dès lors, elle serait ineffable.

Il n'en reste pas moins qu'un tel préjugé reste tenace et explique sans doute pourquoi la couleur, bien qu'elle soit un objet esthétique par excellence, n'a paradoxalement que peu retenu l'attention des esthéticiens. Aussi l'esthétique de la couleur est-elle encore largement à constituer, parallèlement aux efforts entrepris par les historiens de l'art afin de comprendre les théories chromatiques dont les artistes ont pu faire usage(8). La tâche restant à accomplir est énorme. D'un côté, il s'agira de repenser le statut dévolu à la couleur par l'imaginaire occidental en mettant systématiquement en question les catégories métaphysiques sur lesquelles il repose, ainsi que les connotations négatives qui lui restent attachées, notamment l'idée qu'elle constitue une distraction au double sens de dévier sur elle-même l'attention qui devrait se porter sur le sujet (dans le cas d'un tableau), et d'être simplement un délassement. D'autre part, il s'agira de s'attaquer à l'idée que la couleur ne serait qu'une « sensation », ce qui revient à la confiner dans son statut superficiel de plaire à l'œil. De ce point de vue, les recherches cognitives s'avèrent fort utiles, en montrant que la couleur a une fonction discriminatoire et classificatoire.

Dès lors que l'on conçoit que la couleur revêt aussi une fonction cognitive, la compréhension de son statut esthétique s'en trouve élargie. En ce sens, une sémiotique de la couleur, intégrant sa fonction cognitive, devrait permettre à la fois de revaloriser son rôle esthétique, et fournir des éléments méthodologiques de nature à analyser le chromatisme des œuvres d'art(9). Si certains artistes contemporains continuent de s'en méfier en la considérant comme superficielle, décorative et « bourgeoise », d'autres en revanche, soucieux de mettre en évidence sa valeur éthique et sociale, l'avaient, dès Delacroix, mise en étroit rapport avec le sujet représenté, afin d'en faire un signe à part entière. Le relatif discrédit dont elle a fait l'objet en esthétique ne l'a pas empêchée d'être présente dans les œuvres d'art, où elle s'est particulièrement développée au début du xxe s., à partir du fauvisme, puis avec l'abstraction. C'est que, comme l'a signalé Matisse, salué comme un des plus grands coloristes, « les tableaux [...] appellent des beaux bleus, des beaux rouges, des beaux jaunes, des matières qui remuent le fond sensuel des hommes »(10).

Georges Roque

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Byrne, A., et Hilbert, D. R. (éds.), Readings on Color, vol. 1, The Philosophy of Color, MIT Press, Cambridge (MA), 1997.
  • 2 ↑ Aristote, Métaphysique, V, 30, 1025 a 13-20.
  • 3 ↑ Locke, J., An Essay Concerning Human Understanding, II, viii, 9-26.
  • 4 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger, § 14, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1984, p. 66.
  • 5 ↑ Lichtenstein, J., La couleur éloquente : rhétorique et peinture à l'âge classique, Flammarion, Paris, 1989.
  • 6 ↑ Roque, G., « Portrait de la couleur en femme fatale », in Art & Fact, no 10, 1991, pp. 4-11.
  • 7 ↑ Roque, G., Art et science de la couleur : Chevreul et les peintres, de Delacroix à l'abstraction, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1997.
  • 8 ↑ Gage, J., Colour and Culture : Practice and Meaning from Antiquity to Abstraction, Thames and Hudson, Londres, 1993 ; Colour and Meaning : Art, Science and Symbolism, Thames and Hudson, Londres, 1999.
  • 9 ↑ Groupe μ, Traité du signe visuel : pour une rhétorique de l'image, Seuil, Paris, 1992, pp. 226-250 ; Roque, G., « Quelques préalables à l'analyse des couleurs en peinture », in Techné, no 9-10, 1999, pp. 40-51.
  • 10 ↑ Matisse, H., Écrits et propos sur l'art, Hermann, Paris, 1972, p. 128.
  • Voir aussi : Goethe, J. W., Traité des couleurs, Paris, Centre Triades, 1990.

→ esthétique, perception