comparatisme
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Sciences Humaines
Attitude épistémologique fondée sur la recherche des apports nouveaux résultant de l'étude comparée d'objets d'études voisins ou éloignés et des approches dont ils sont tributaires.
La comparaison, l'examen de rapports de différence ou de ressemblance, est une opération commune à tout être pensant, dès lors qu'il a pris conscience de l'existence de l'Autre. Champollion se plaisait à comparer les membres de l'Institut à des animaux ; usant de la comparaison au sens commun du terme, il ne faisait qu'établir, de façon très intuitive, des rapprochements sur le mode de l'analogie entre des êtres de nature différente.
Les prémisses
Dans son étude fondée sur l'analyse comparée des traits psychologiques et socioculturels des bédouins et des citadins, Ibn Khaldun (1332-1406) fait figure de précurseur, car il faut attendre la Renaissance européenne, à la suite des grandes découvertes et sous l'influence de l'humanisme, pour voir une telle démarche prendre véritablement son essor. Elle s'oriente dans deux directions, soit une axiomatique relativiste (Montaigne), soit une typologie des cultures ordonnées hiérarchiquement entre barbarie et civilisation (école de Salamanque).
L'usage du comparatisme s'impose avec les philosophes du siècle des Lumières. Le barbare, désormais et plus volontiers le sauvage, n'est plus seulement l'Autre perçu sous la figure de l'étranger, il est le primitif. Prennent alors naissance les couples nature-culture et état sauvage-civilisation, l'état sauvage étant déprécié en raison de ses manques (Diderot, Buffon), et la civilisation, en raison des inégalités qui la caractérisent (Rousseau).
Historique
Trois disciplines, tout particulièrement, ont recours au comparatisme.
1) La linguistique historique ou la grammaire comparée
Elle naît à la suite de la découverte, à la fin du xviiie s., de la parenté existant entre le sanscrit et les langues européennes. On lui attribue conventionnellement l'année 1818 pour date de naissance, l'année de la parution du livre de Bopp, Système de conjugaison de la langue sanscrite, comparé à celui des langues grecque, latine, persane et germanique (Francfort).
Son projet consiste à préciser les liens qui unissent ces diverses langues entre elles. Elle part du principe que le changement linguistique ne résulte pas de la seule volonté consciente de l'homme, que tout état d'une langue n'est qu'une modification d'un état antérieur, que le changement est régulier et respecte des règles précises. Cherchant à établir des correspondances entre langues, elle obtient son meilleur succès dans le domaine de la phonétique.
La méthode est perfectionnée et élargie, au xxe s., principalement par les linguistes du cercle de Prague, à des langues non apparentées et dissemblables dans leurs structures. Elle donne naissance à la phonologie, l'étude des sons de la langue, et non plus des sons de la parole.
Une seconde méthode comparative existe en linguistique, la typologie. Elle met en lumière l'existence de caractères communs à des langues non apparentées.
2) La littérature comparée
Voltaire en trace les prémisses dans son étude sur la poésie épique, lorsqu'il sépare ce qui lui paraît appartenir en propre au genre de ce qui est lié à l'environnement social, aux mœurs et aux usages. Elle préconise comme méthode l'analyse formelle et l'histoire littéraire. Ce faisant, elle peine à se démarquer du champ de l'histoire. Elle a pour objectif des enquêtes sur l'ensemble des grands problèmes en suspens, comme la notion d'invariants esthétiques (Étiemble), ou de « faire connaître les lois fondamentales de toute littérature et de toute la culture de l'humanité » (Mao Dun).
3) L'anthropologie
Son objet même la conduit à s'intéresser, en premier lieu, à la démarche comparative, suivant laquelle elle se propose de décrire une société particulière ou de mettre en évidence des universaux.
Au xixe s., L. H. Morgan (1818-1881) est le premier à l'appliquer aux données recueillies sur le terrain. Il établit, en effet, l'inventaire et le classement des terminologies de parenté propres aux Indiens d'Amérique du Nord. Il complète son étude en réunissant des informations sur les systèmes de parenté à travers le monde et pense l'unité de toutes les différences observées en termes d'évolution.
À peu près au même moment, E. B. Tylor (1832-1917) effectue une étude comparative sur le mariage, recueillant des informations concernant trois cent cinquante sociétés. Préoccupé davantage par la culture, il s'intéresse surtout aux productions de l'esprit humain, mettant en relief une succession de configurations cognitives qu'il classe plutôt qu'il ne hiérarchise. Il n'échappe pas totalement, cependant, au travers de l'évolutionnisme.
Plus récemment, G. P. Murdoch (1897-1986) consacre presque toute sa carrière à mettre au point une méthode et un outil devant permettre l'analyse comparative des données ethnographiques. Il réunit un échantillon de plusieurs centaines de cultures différentes, mais définies par une trentaine de traits qui sont autant de rubriques uniformisées. De cet échantillon, il fait un instrument à fin de comparaison, en même temps qu'une machine à distribuer des renseignements. Tel est l'objet des Human Relations Area Files, l'outil de référence de la méthode comparative. Il plaide en faveur du recours aux méthodes statistiques.
Les travaux de Cl. Lévi-Strauss, tout particulièrement son étude sur les mythes, font bénéficier l'anthropologie de l'apport du comparatisme dans la linguistique structurale. Les critères de comparabilité, désormais, sont transformés. Le choix des objets de la comparaison n'est plus déterminé à l'avance, mais il est le résultat de la démarche comparative. Il en va ainsi des thèmes qui relient les mythes entre eux. Leur sélection fait suite à l'analyse d'un mythe de référence choisi arbitrairement, et se fait au moyen d'une méthode de segmentation par opposition paradigmatique ou syntaxique reliant divers mythes entre eux. Ils n'ont de valeur que par les relations qui les unissent ou qui les opposent au sein du système envisagé et auquel ils appartiennent.
L'œuvre de G. Dumézil
Sa recherche s'inscrit dans une perspective linguistique, celle du champ des langues indo-européennes. Mais le comparatisme auquel il se livre repousse considérablement les limites qui sont habituellement les siennes.
Il consacre sa vie à explorer une découverte de jeunesse, l'idéologie des trois fonctions. Il entend par idéologie une vision du monde. Reconnaissant les différences qui séparent les divers peuples indo-européens les uns des autres, il est en quête des traces du tronc commun dont ils sont issus. Quant aux fonctions, elles bénéficient d'une définition différentielle, chacune s'opposant aux deux autres auxquelles, pourtant, elle est étroitement associée pour former un ensemble homogène ; chacune d'elles renvoie, en outre, à un mode d'action spécifique.
Le comparatisme dumézilien se fonde sur les correspondances mises en évidence entre les diverses langues indo-européennes, non point au plan des mots isolés, mais à celui d'unités plus importantes, comme les mythes, les rites, les épopées, les narrations littéraires. Ce sont, en réalité, tous les modes d'expression qui lui servent de prétexte jusqu'à l'expression artistique.
Le comparatisme aujourd'hui
L'objet du comparatisme est l'analyse des différences et des similitudes qui existent entre des unités données. Cela dit, la démarche n'est pas à l'abri de certains malentendus, comme la tentation de l'histoire. Il menace de se confondre, alors, avec l'étude des rapports qui ont existé entre les unités prises en considération et consiste à repérer des jeux d'influences, d'emprunts, d'héritages ou de contextes, à rechercher des intermédiaires. A. R. Radcliffe-Brown, à juste titre, met en garde contre cette démarche.
D'autres malentendus se font jour, qui ont trait à la difficulté de percevoir l'Autre autrement que par rapport à soi. Nombre d'unités sont étudiées en recourant au modèle du manque. D'une manière générale, les relations entre comparatisme et classification sont loin d'être clarifiées. Un malentendu initial a conduit pendant longtemps à classer certaines unités ordonnées hiérarchiquement en ayant recours à la théorie évolutionniste.
Or, les comparables ne sont ni des types ni des formes propres à construire des typologies ou à établir des morphologies. Ils ne sont ni de simples figures ni de banales occurrences positives qui peuvent faire en tant que telles l'objet d'un comparatisme, mais les réseaux de relations qui les font exister et au sein desquels elles se meuvent. En d'autres termes, dès lors où, au sein d'une unité, est décelé un trait significatif ou une attitude de l'esprit, ce trait ou cette attitude fait partie d'une configuration. Et la manière dont ils sont reliés à cette dernière n'est pas due au hasard, celle-ci faisant système. Telles sont les leçons de F. de Saussure pour la linguistique, ou de C. Geertz pour l'anthropologie. On est donc conduit à repérer des logiques sociales, des mécanismes de pensée.
Bref, il convient de choisir une entrée en forme de catégorie au sein d'une unité avec sa configuration particulière, qui ne soit ni trop générale ni trop spécifique (M. Détienne) afin de poursuivre de l'intérieur pour chacune des unités avec lesquelles la comparaison est proposée (J.-P. Vernant). Ce sont elles qui peuvent faire l'objet du comparatisme. Par essence, elles résultent de choix parmi des possibles.
On ne peut comparer que ce qui est comparable, dit-on, comme pour mieux mettre en garde contre le recours à cette méthode. E. E. Evans-Pritchard conseille de ne s'adonner qu'à des comparaisons limitées et contrôlées portant sur des sociétés relevant des mêmes aires culturelles ou du même type d'organisation. Les choix préalablement effectués permettent, cependant, de se libérer de ces contraintes comme ils mettent à l'abri du danger de recouvrir de quelconques phénomènes de diffusionnisme. Les seules contraintes consistent dans la reconnaissance des configurations mises en perspective.
Le comparatisme se veut une démarche empirique qui procède par hypothèses et par expérimentations. Il veut se donner comme champ d'exercice les représentations culturelles des sociétés passées et présentes. La démarche a le souci de briser la singularité supposée de certaines situations historiques ou culturelles en les confrontant avec d'autres. C'est de cette confrontation que naît l'objet de la recherche.
Mais, au sein des sciences de l'homme et de la société, chaque discipline a sa cohésion, son passé, ses habitudes, ses méthodes, ses traditions académiques, ses modes de questionnement ; la comparaison vise aussi à ouvrir un espace interdisciplinaire de circulation de questions et d'outils de recherche.
Il ne s'agit pas d'établir une typologie des sociétés ordonnées et hiérarchisées suivant un schéma évolutionniste et à l'intérieur de laquelle chacune trouverait sa place. Il ne s'agit pas non plus de mettre en parallèle des sociétés ou des cultures entre elles ou par rapport à la nôtre. Il ne s'agit pas davantage de faire l'analyse comparée de faits sociaux ou culturels ponctuels, ni de mettre systématiquement en parallèle des sociétés différentes présentant des traits similaires, ni de trouver des lois générales permettant d'expliquer la variabilité des inventions culturelles de l'humanité.
La comparaison permet alors d'apporter un surcroît de compréhension au terrain de recherche particulier de chaque spécialiste. Elle apparaît comme le moyen de mettre en évidence des constellations de facteurs et des enchaînements de relations causales qui enracinent un objet ou un champ de recherche dans la culture, l'organisation sociale, l'histoire d'une communauté humaine particulière.
Car le but ultime recherché consiste à décrire et à comprendre une unité déterminée, le comparatisme s'entendant pour sa valeur heuristique : en suscitant une multiplication des questions posées, il aboutit à une conversion dans la manière d'interroger les données, il permet alors une meilleure connaissance de l'objet étudié.
Le comparatisme est donc une de ces « sciences diagonales » dont rêvait R. Caillois. La comparaison, commandant de travailler à plusieurs, est affaire de spécialistes. Elle se construit à travers un réseau composé d'historiens, d'anthropologues, de philosophes ou de linguistes, persuadés que, n'étant plus soumis au seul regard d'un observateur unique, nourris du savoir et du questionnement des autres comme de la connaissance en profondeur dont chacun, à sa place, est l'interprète, l'objet étudié leur devient plus intelligible.
Jean-Jacques Glassner
Notes bibliographiques
- Détienne, M., Comparer l'incomparable, Seuil, Paris, 2000.
- Vernant, J.-P., « Religion grecque, religions antiques », in Vernant, J.-P., Religions, histoires, raisons, Maspero, Paris, 1979.
