bayésianisme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du nom du révérend Thomas Bayes (1702-1761), mathématicien anglais.

Mathématiques, Philosophie des Sciences

Doctrine philosophique et scientifique, dans le champ des probabilités et de la décision, accordant une importance centrale à la révision d'une distribution initiale de probabilités au sujet de certains événements, cette distribution étant établie ou postulée en l'absence d'information complète. Par extension, on parle également de « doctrine bayésienne » à propos des théories de la décision qui reposent d'une part sur des postulats personnalistes en ce qui concerne les jugements individuels sur le probable et, d'autre part, sur le principe de l'utilité espérée appliqué au moyen de probabilités subjectives.

Le traitement de la probabilité inverse chez Bayes(1) a constitué le point de départ d'une approche spécifique du probable, de la statistique et de la décision qui s'est développée en particulier au xxe s. en mathématiques et en philosophie, ainsi que dans les sciences sociales. Le « théorème de Bayes » n'est en lui-même qu'une conséquence des axiomes traditionnels de la probabilité, le propre de la doctrine bayésienne étant de l'utiliser pour fonder une théorie de l'inférence. Considérons un ensemble d'événements A1, ..., An formant une partition de l'univers des possibles, et un événement D. Si l'on note p (A / B) la probabilité conditionnelle de A sachant B, le théorème énonce que la probabilité d'un Ai (pour i compris entre 1 et n) sachant D est égale au produit de la probabilité de Ai et de celle de D sachant Ai, divisé par la probabilité de D.

Cette formule peut s'interpréter (selon l'« approche bayésienne ») comme un moyen de réviser des croyances initiales (les probabilités des A1, ..., An), considérées comme des degrés de croyance subjective, en les multipliant par la « vraisemblance » de Ai (le produit de la probabilité de Ai et de celle de D sachant Ai), normalisée par la probabilité de D, pour obtenir finalement une croyance révisée (la probabilité de Ai sachant D). On modélise ainsi, par une simple interprétation d'un théorème élémentaire des probabilités, un processus d'inférence à partir d'une observation ou d'une information supplémentaire (la certitude que D s'est produit) qui n'est autre qu'une induction. Une telle interprétation s'enracine dans la conception des probabilités de Bayes, qui donne le premier rôle aux attitudes ou aux propensions des agents, à travers l'évaluation par ceux-ci d'un pari équitable sur des perspectives aléatoires.

Cette approche est dite aussi « subjectiviste » ou « personnaliste », pour marquer le lien entre cette doctrine et l'interprétation subjectiviste de la probabilité que l'on rattache en général à l'Ars conjectandi de J. Bernoulli. On trouvait un exposé voisin et immédiatement influent dans la Théorie analytique des probabilités de Laplace. La théorie de Jeffreys est souvent considérée comme un bon exemple de traitement bayésien de la probabilité(2). La doctrine s'est ramifiée, donnant naissance, en particulier, au courant personnaliste (subjectiviste) en théorie des probabilités et des fondements des statistiques, illustré par les travaux de Ramsey, de De Finetti et de Savage(3).

Très tôt, le bayésianisme a été considéré comme une voie possible pour offrir une solution constructive au problème de la justification de l'induction. Ainsi, présentant le travail de Bayes, R. Price y cherchait un fondement « pour tout raisonnement à propos du passé et de ce qui doit en découler » et un acquis nécessaire pour quiconque souhaite se former une idée claire de « la force du raisonnement analogique ou inductif »(4). À ce titre, il a joué un rôle effectivement important dans l'analyse philosophique de l'induction, dans la mesure où l'on a pu chercher dans la révision de la distribution initiale de probabilités (au vu des observations successives ou des expériences) le modèle de la confirmation empirique progressive des hypothèses générales.

Les épistémologues ont mis en lumière certains présupposés du bayésianisme(5). Tandis que les théories de la probabilité subjective et de la révision des croyances ont pénétré différents domaines des sciences du comportement et des sciences sociales, le bayésianisme reste l'objet de controverses concernant la prise en compte du probable et la rationalité des décisions. Il a joué un rôle critique dans les tentatives de modélisation des aspects dynamiques de la croyance (théories de l'apprentissage) ou de la formation des préférences(6). On peut également espérer que les théories bayésiennes contribuent à une meilleure compréhension des mécanismes cognitifs et sociaux par lesquels les agents découvrent l'utilité des types de comportements que la théorie de la décision et des jeux caractérise comme « rationnels »(7). Elles jouent un rôle notable dans l'étude de la formation du consensus et de la coïncidence des opinions des experts(8).

Les critiques générales relatives à l'approche bayésienne de la rationalité individuelle sont influentes. L'essentiel de la controverse autour des conceptions bayésiennes de la rationalité concerne en fait le statut qu'il convient d'accorder aux prétendues « réfutations empiriques » dans un contexte de modélisation de la conduite humaine. D'autres critiques visent le caractère formel de la conception bayésienne de la rationalité et son indifférence aux finalités. On a pu mettre en cause, également, la liaison entre rationalité, usage des probabilités conditionnelles et résolution de suivre une règle fixée d'avance pour faire évoluer ses propres croyances(9), l'insuffisance des interprétations probabilistes traditionnelles de la croyance partielle et de l'approche des préférences par les espérance(10), ou encore, le rapport problématique entre le type de rationalité associé à la révision bayésienne des croyances et une conception plus forte de la rationalité (conduisant par exemple à repérer des différences d'expertise entre agents disposant des mêmes informations)(11).

Emmanuel Picavet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Bayes, T., « An Essay towards Solving a Problem in the Doctrine of Chances », Philosophical transactions of the Royal Society of London, 53 1763, pp. 370-418. Repris in E. Deming, Facsimiles of Two Papers by Bayes, Washington (D.C.), 1940, New York, 1963.
  • 2 ↑ Jeffreys, H., Theory of Probability, Clarendon Press, Oxford, 1939, 1948.
  • 3 ↑ Ramsey, F. P., « Truth and Probability » (1929), in The Foundations of Mathematics and Other Logical Essays, éd. de R. B. Braithwaite, Londres et New York, 1931.
    De Finetti, B., « La prévision : ses lois logiques, ses sources subjectives », in Annales de l'Institut Henri Poincaré, 7 (1937).
    Savage, L. J., The Foundations of Statistics, New York, Wiley, 1954, 2e éd. New York, Dover, 1972.
  • 4 ↑ Price, R., A Review of the Principal Questions and Difficulties in Morals, 3e éd. augmentée, Londres, 1787, et Oxford, 1948.
  • 5 ↑ Hacking, I., Logic of Statistical Inference, Cambridge (U. P.), 1965, chap. xii.
  • 6 ↑ Cyert, R. M., et De Groot, M., « Adaptive Utility », in R. H. Day et T. Groves, dir., Adaptive Economic Models, Academic Press, New York, 1979 ; Bayesian Analysis and Utility in Economic Theory, Rowman & Littlefield, Totowa, 1987.
    Domotor, Z., « Probability Kinematics and the Representation of Belief Change », in Philosophy of Science, 47, 1980, pp. 384-404.
    Skyrms, B., The Dynamics of Rational Deliberation, Harvard University Press, Cambridge (MA) et Londres, 1990.
  • 7 ↑ Blume, L. E., et Easley, D., « Learning to be rational », in Journal of Economic Theory, 26, 1982, pp. 340-351.
  • 8 ↑ Esteves, L. G., Wechsler, S., Leite, J. G., et Gonzalez-Lopez, V. A., « Definettian Consensus », in Theory and Decision, 49, 2000, pp. 79-95.
  • 9 ↑ Van Fraassen, B., Laws and Symmetry, Clarendon Press, Oxford, 1989, chap. vi, vii et xiii.
  • 10 ↑ Cooke, R. M., « Conceptual Fallacies in Subjective Probability », in Topoi, 5, 1986, pp. 21-27.
  • 11 ↑ Suppes, P., Logique du probable, Flammarion, Paris, 1981, chap. ii et iii.

→ décision (théorie de la), probabilité, rationalité