autrui

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».

Philosophie Générale, Morale, Politique

Synonyme d'alter ego.

Par définition, un alter ego est contradictoire, comment peut-il à la fois être même et autre que moi ? Cette difficulté joue pleinement quand on considère que l'expérience d'autrui engage le problème de l'accès à une autre conscience pour une conscience qui ne se saisit que de l'intérieur d'elle-même. C'est dans cette mesure que l'interrogation sur autrui ne semble explicitement apparaître que dans le sillage de la phénoménologie de Husserl au xxe s. Le rôle que l'epokhê accordait à l'« expérience interne transcendantale et phénoménologique » conduit en effet à affronter, dans les Méditations cartésiennes(1) le risque d'un « solipsisme transcendantal ». Il est cependant envisageable de discerner une analyse de l'expérience d'autrui tout au long de l'histoire de la philosophie.

Histoire du concept

On considère souvent que c'est dans la philosophie de Descartes que le rapport à autrui devient problématique. Le doute, conduit dans les Méditations métaphysiques(2), n'autorise à admettre pour première certitude que la proposition « je suis, j'existe ». Il n'y a cependant pas là un solipsisme, dans la mesure où la certitude ne sera vraiment atteinte que par la médiation de Dieu, qui garantira l'existence du monde et des autres. C'est plutôt la manière dont Descartes doit définir la pensée qui peut interdire l'expérience d'autrui (« tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l'apercevions immédiatement par nous-mêmes »)(3).

Avec Malebranche, la connaissance d'autrui devient conjecturale ; elle est dépendante de l'union de l'âme et du corps et échappe au savoir proprement dit, c'est par l'intermédiaire des passions que s'effectue l'interaction avec l'autre(4).

Au xviie s. plusieurs auteurs vont développer une anthropologie des passions selon laquelle le rapport affectif aux autres joue un rôle essentiel dans l'action et le développement de l'individu. Ainsi, pour Hobbes, nous sommes tous mus par la crainte de l'autre et par le désir qu'il reconnaisse notre pouvoir. Les conflits provoqués par ce système d'interactions passionnelles nous conduisent à entrer dans une république(5).

Spinoza accordera, quant à lui, un rôle déterminant à l'« imitation des affects » (imitatio affectuum). Imaginer les sentiments d'un autre être humain n'engage ni un altruisme spontané ni une comparaison : c'est d'emblée éprouver ses sentiments. Des mouvements correspondant à ces derniers s'esquissent dans notre corps, et les variations en jeu vont augmenter ou diminuer notre puissance d'agir. Quand l'imitation porte sur les désirs d'autrui, elle devient « émulation » (aemulatio). C'est par son intermédiaire, et selon ses aléas, que peut se développer une communauté humaine(6).

Au xviiie s., dans un contexte empiriste, Hume, définira la « sympathie » (sympathy) comme une contagion affective, une transmission d'émotion d'individu à individu(7). Mais Adam Smith considérera que la sympathie est plutôt une substitution imaginaire à l'autre. Ainsi, l'universalité du jugement moral n'engage pas un lien émotionnel, mais la forme d'un changement imaginaire de situation, par lequel l'autre est posé de manière fictive en moi(8).

À l'inverse, pour Kant, le jugement moral ne peut être fondé sur un sentiment. L'universalité et la nécessité en jeu peuvent seulement être l'expression d'une raison pratique. Un être raisonnable devient ainsi en lui-même une « fin en soi ». C'est pourquoi l'impératif pratique me commande de traiter l'humanité dans ma personne et dans celle de tout autre « toujours en même temps comme une fin »(9). Dans ces conditions, il semble que je rencontre autrui au centre même de ce qui constitue ma liberté comme être rationnel. C'est précisément un point que développera l'idéalisme allemand, en élaborant le concept de « reconnaissance » (Anerkennung).

Fichte tente ainsi de déduire a priori l'existence d'autrui comme une condition nécessaire de la conscience de soi(10). En tant qu'elle appartient à un être raisonnable fini, la conscience de soi rencontre une limitation. Pour que cette limitation soit une condition du développement de cette conscience, il faut qu'elle soit un appel à sa liberté. Elle doit donc provenir d'un sujet libre pouvant la reconnaître comme un autre sujet.

Selon Hegel, la conscience de soi suppose aussi la reconnaissance par une autre conscience. Mais Hegel ne tente pas une simple déduction a priori, il élabore une science de l'expérience de la conscience(11). Celle-ci va permettre de rendre compte des formes historiques concrètes et contradictoires de la reconnaissance, y compris de celles qui comportent une domination. À la différence de Fichte, Hegel peut donner d'emblée à ma conscience la certitude immédiate de l'autre conscience. Mais la place accordée à cet « être hors d'elle-même », à cet « être autre », implique que ma conscience de soi ne peut se développer qu'en s'assurant qu'elle est reconnue. Kojève, dans son interprétation de la Phénoménologie de l'esprit(12), en conclura que le désir humain est constitutivement un désir de reconnaissance.

La structure générale qui se développe alors montre comment l'expérience de la conscience tente d'élever la certitude de soi et de l'autre à la vérité. Elle comporte divers moments partiels, qui n'ont leur sens que par rapport à l'ensemble du développement de la Phénoménologie. Sous l'influence de Kojève, on s'en tient souvent aux deux premiers : la lutte à mort et la dialectique de la maîtrise et de la servitude. Cela ne doit pas faire oublier que le mouvement engagé trouve son accomplissement en vérité dans le « oui réconciliateur », la représentation du « Je » divin dans le « nous » de la communauté, à l'issue de la section « Esprit ».

Les deux consciences qui se font face au début du processus doivent accomplir l'une pour l'autre la même activité. Elles doivent se manifester l'une à l'autre comme étant « pour elles-mêmes ». Encore englouties dans l'être de la vie, il leur faut abolir l'être immédiat. Elles doivent exposer leur vie, tenter d'anéantir l'autre. C'est pourquoi elles doivent faire leur preuve par un combat à mort.

Dans ce processus négatif, rien n'est retenu ni conservé de ce qui est supprimé. Ce n'est pas le cas si l'une des deux consciences cède devant l'autre par peur de perdre la vie. C'est ainsi que se développe la dialectique de la maîtrise et de la servitude comme forme de reconnaissance inégale et dissymétrique. La conscience du maître est celle qui a triomphé en montrant qu'elle était pour elle-même, mais elle ne peut le faire que par l'intermédiaire de la conscience serve. Cette dernière n'est pas reconnue comme conscience, ne s'est pas effectivement dégagée de l'être de la vie. Cependant, nécessaire à la reconnaissance du maître, nécessaire à sa jouissance par son travail, elle constitue la vérité de sa conscience. Sa peur de la mort, la formation que lui donne son labeur l'engagent dans une figure supérieure de la conscience de soi qui s'éprouve comme libre. Dans ce contexte précis, la question d'autrui comme alter ego semble soit se réduire à une question de conflit et de domination (qu'on voit notamment se rejouer dans les analyses de Sartre), soit appeler son dépassement par une philosophie du travail, de la culture ou de la reconnaissance sociale et politique.

Ainsi qu'il l'a été rappelé, la phénoménologie, telle qu'elle est élaborée par Husserl au xxe s. est confrontée de manière cruciale à la question d'autrui par la place qu'elle est conduite à donner, à l'epokhê. Ma conscience est, par définition, conscience de quelque chose, elle n'est que dans l'intention qui la projette vers les objets et le monde, mais par l'epokhê cette relation doit être située sur le plan de ce qui lui apparaît. C'est ainsi que la transcendance est immanente à la conscience. Comment donner une place à une autre conscience qui n'en fasse pas seulement un objet pour la mienne (Méditations cartésiennes, « 5e méditation »)(13) ? Pour résoudre ce problème, Husserl, par une deuxième réduction, fait apparaître ma « sphère d'appartenance », ou « sphère primordiale ». Elle s'organise autour de mon « corps de chair » (Leib). Autrui peut m'être ainsi présenté indirectement par son corps. Celui-ci m'en offre une « apprésentation analogique » grâce à sa ressemblance avec le mien. Il n'y pas ici un raisonnement, mais une synthèse passive, une association mentale qui s'opère sans que j'y réfléchisse et par laquelle s'opère un « appartement » (Paarung) de nos deux « corps de chair » (Leib). Ainsi, il peut être rendu compte de l'immédiateté de l'expérience d'autrui et, en même temps, de son altérité.

Sartre, comme beaucoup de philosophes, considérera que la tentative husserlienne échoue. Il opérera sur ce point un certain retour à la phénoménologie hégélienne.

Selon lui, par l'intentionnalité, notre conscience est une pure extériorisation et ne contient donc aucun ego. Ma conscience est d'emblée consciente d'elle-même, mais elle n'est pas conscience d'un contenu. Elle n'est pas immédiatement conscience d'un soi. Cette non-coïncidence définit notre subjectivité comme un néant. Comme le prouve l'expérience de la honte, c'est précisément le regard d'autrui qui va me révéler mon moi comme un objet. Ce regard est donc une condition nécessaire de l'apparition du moi, en même temps qu'il nie ma liberté, fige mes possibilités. Autrui est indispensable à l'existence de ma conscience comme conscience de soi, mais je n'éprouve sa subjectivité qu'en tant qu'elle m'objective. Ainsi, le conflit est le sens originel de notre rapport aux autres(14).

D'autres auteurs vont tenter de prolonger les analyses de Husserl en mettant au contraire l'accent sur l'expérience de la proximité avec l'autre. Max Scheler tente de corriger les descriptions de Husserl par une nouvelle analyse de la « sympathie » (Mitfühlen)(15). Merleau-Ponty, en partant d'une analyse de la perception, montre comment je coexiste avec autrui dans une « intercorporéité »(16). De manière opposée, Lévinas souligne que cette proximité n'est ni fusionnelle ni neutre(17). Elle est marquée par la non-indifférence et l'asymétrie. L'autre ne s'y réduit jamais au même.

La question d'autrui engage des couples d'opposés centraux et fondateurs dans l'histoire de la métaphysique ; comme celui du même et de l'autre, elle interroge le rôle joué par la conscience dans la philosophie moderne. En ce sens elle intervient toujours en philosophie de manière critique, voire « déconstructrice ».

Jean-Paul Paccioni

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Husserl, E., Cartesianische Meditationen (1949), trad. E. Lévinas et G. Peiffer, (« Méditations cartésiennes », 1931), Vrin, Paris, 2001.
  • 2 ↑ Descartes, R., Meditationes de prima philosophia (1641), trad. de Luynes, (« Les méditations métaphysiques », 1647), édition M. Beyssade, Le Livre de poche, Paris, 1990.
  • 3 ↑ Descartes, R., Renati Descartes principia philosophiae (1644), trad. Picot, (« Les principes de la philosophie », 1647), Œuvres philosophiques, t. III, 1re partie, § 9, p. 95, Garnier, Paris, 1973.
  • 4 ↑ Malebranche, N., De la recherche de la vérité (1674), Œuvres complètes, t. I, Vrin, 2e édition, Paris, 1972, et Entretiens sur la métaphysique et sur la religion (1re édition, 1688), Œuvres complètes, t. XII, Vrin, 2e édition, Paris, 1972.
  • 5 ↑ Hobbes, Th., Leviathan (1re édition anglaise, 1651 ; édition latine, 1668), trad. F. Tricaud (« Leviathan »), Sirey, Paris, 1971.
  • 6 ↑ Spinoza, B., Ethica (1677), trad. C. Appuhn (« Éthique »), Vrin, Paris, 1983.
  • 7 ↑ Hume, D., An Enquiry Concerning the Principles of Morals (1751), trad. Ph. Barangeret et Ph. Saltel (« Enquête sur les principes de la morale »), GF-Flammarion, Paris, 1991.
  • 8 ↑ Smith, A., The Theory of Moral Sentiments (1759), trad. C. Gautier, M. Biziou et J.-F. Pradeau (« Théorie des sentiments moraux »), PUF, Paris, 1999.
  • 9 ↑ Kant, E., Grundlegung zur Metaphysik der Sitten (1785), trad. Delbos (« Fondements de la métaphysique des mœurs »), Delagrave, Paris, 1981.
  • 10 ↑ Fichte, J. G., Grundlage des Naturrechts (1796), trad. A. Renaut (« Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science »), PUF, Paris, 1984.
  • 11 ↑ Hegel, G. W. F., Phänomenologie des Geistes (1806), trad. J.-P. Lefebvre (« La phénoménologie de l'esprit »), Aubier, Paris, 1991.
  • 12 ↑ Kojève, A., Introduction à la lecture de Hegel (1947), Gallimard, Paris, 1976.
  • 13 ↑ Husserl, E., Cartesianische Meditationen (1931), trad. E. Lévinas et G. Peiffer (« Méditations cartésiennes »), Vrin, Paris, 2001.
  • 14 ↑ Sartre, J.-P., l'Être et le Néant (1943), Gallimard, Paris, 1980.
  • 15 ↑ Scheler, M., Wesen und Formen der Sympathie (1923), trad. H. Lefebvre (« Nature et formes de la sympathie »), Payot, Paris, 1928.
  • 16 ↑ Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception (1945), Gallimard, Paris, 1981.
  • 17 ↑ Lévinas, E., Totalité et Infini (1961), Le Livre de poche, Paris, 1996, et le Temps et l'Autre (1948 / 1979), PUF, Paris, 1983.
  • Voir aussi : Deleuze, G., « Michel Tournier et le monde sans autrui », postface au roman de Tournier, Vendredi et les limbes du Pacifique, Minuit, Paris, 1972.

→ amitié, conscience, intentionnalité, phénoménologie, sens commun