primitif

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin primitivus.

Esthétique

Se dit d'un artiste quand il travaille dans une époque qui est antérieure à la période qu'on reconnaît pour être celle de la maturité et de l'épanouissement de son art. Cette notion, longtemps tenue pour simplement chronologique, suppose donc un jugement de valeur.

En art les « primitifs » désignent, dès le début du xixe s., dans le cercle des peintres nazaréens (Overbeck, P. von Cornelius), le style réputé naïf des artistes qui précèdent l'apogée de la Renaissance, que l'on faisait alors coïncider avec l'art de Raphaël : Fra Angelico, le Pérugin, et plus tard, en Angleterre (où les « primitifs » prendront le nom de « préraphaélites »), Botticelli redécouvert par Ruskin. Les Effusions d'un religieux épris d'art du jeune Wackenroder (1797) sont à l'origine de cette inclination romantique pour un art qu'on suppose ingénu(1). On oppose alors la douce piété des primitifs à la brutalité et au peu de foi des temps modernes. Selon Schiller, la naïveté, qui est la spontanéité irréfléchie de l'enfance, donne aux temps primitifs cette grâce que la réflexion a dissipée dans les temps modernes, qui connaissent une poésie sentimentale et tourmentée, mais nullement naïve(2).

Pourtant, la notion est ambiguë : elle désigne ce qui est originaire, donc pur et non encore corrompu, ou bien au contraire ce qui n'est pas encore sorti de l'abrutissement supposé de l'état de nature, à moins qu'il n'y soit revenu après un long processus de dégénérescence. De 1745 à 1784, Court de Gé-belin publie en neuf volumes le Monde primitif : la langue primitive contiendrait en germe toutes les langues de l'Europe, et traduirait les vérités révélées qu'on retrouverait dans les diverses mythologies et religions. Pour ce pasteur protestant, le « primitif » détient le secret d'un savoir universel, non encore altéré par la transmission ou l'interprétation. Pour J. de Maistre en revanche, l'innocent sauvage de Rousseau n'est qu'un être « primitif », c'est-à-dire dépravé par la maladie ou le péché, et retombé dans l'hébétude de la nature (Soirées de Saint-Pétersbourg, « Deuxième entretien »). Toutefois, la figure ambivalente du « primitif », en se rapprochant dès la fin du xviiie s. de celle du « barbare », son jumeau et son antagoniste, prend une vigueur nouvelle. Dès 1774, la philosophie de l'histoire selon Herder réhabilite les invasions barbares qui triomphent de la Rome tardive, victoire de la vitalité et de la robustesse sur l'intellectualité excessive de la décadence. En se confondant avec le barbare, le primitif, débile et corrompu, devient un solide gaillard, vigoureux et d'une éclatante santé.

Il se peut alors que la civilisation, pliant sous le poids de son histoire, rêve de la vie primitive comme un vieillard de sa jeunesse perdue. Le « primitivisme », qui coïncide avec la découverte de l'art « nègre » au début du xxe s., se réclame d'une antériorité sauvage, une vie ardente et proche de la nature, non encore domestiquée par les contraintes de l'état civil(3). Idole d'un hymne païen qui célèbre la jouissance des sens, le « primitif » est alors bien éloigné des sages et pieuses figures des nazaréens. Il demeure pourtant l'objet d'une rêverie confuse, et maintenant non exempte de racisme : « Le Nègre, écrit Gobineau en 1854, possède au plus haut degré la faculté sensuelle sans laquelle il n'y a pas d'art possible ». De cet art hypothétique et qu'on imagine véhément, l'Occident hanté par le déclin attend le renouvellement de son inspiration. Il apprendra lentement à conjurer l'attraction de ce fantasme. Contre Lévy-Bruhl, qui s'était voulu l'analyste rigoureux de la pensée primitive, Lévi-Strauss mettra en lumière la logique complexe de la pensée sauvage(4). Au xxe s., la chimère de l'art primitif se dissocie en une double figure : proclamant son attachement à l'innocence supposée de l'enfance, et renonçant à l'alibi ethnologique, elle donne lieu à « l'art naïf » ; prenant au contraire le parti pris de la science, elle s'intègre dans une histoire générale des civilisations, et donne alors naissance aux « arts premiers ».

Cette dernière expression n'est pas elle-même dénuée d'ambiguïté : faut-il comprendre qu'ils sont « premiers » en tant qu'ils sont radicaux (dans le sens où l'on parle, par exemple, de nombres « premiers »), ou bien au contraire qu'ils sont premiers parce qu'ils sont encore trop grossiers pour s'élever à un rang supérieur ? Décidément, cette notion a bien du mal à surmonter ses équivoques. Il faut croire que le « primitif » n'a pas encore cessé de hanter les rêves, ou les cauchemars, du « civilisé ».

Jacques Darriulat

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Wackenroder, W. H., Fantaisies sur l'art, trad. J. Boyer, Montaigne, Paris, 1945.
  • 2 ↑ Schiller, F. (von), Poésie naïve et poésie sentimentale, trad. R. Leroux, Aubier-Montaigne, Paris.
  • 3 ↑ Laude, J., la Peinture française (1905-1914) et « l'Art nègre ». Contribution à l'étude des sources du fauvisme et du cubisme, Klincksieck, Paris, 1970.
  • 4 ↑ Lévi-Strauss, C., la Pensée sauvage, Plon, Paris, 1962.
  • Voir aussi : Goldwater, R. J., Primitivism in Modern Painting, Vintage Books, New York, 1967, trad. D. Paulme, le Primitivisme dans l'art moderne, PUF, Paris, 1988.
  • Rhodes, C., le Primitivisme et l'art moderne, trad. M. de Pracontal, Thames and Hudson, Paris, 1997.