John Lee Hooker

Guitariste et chanteur de blues américain (Clarksdale, Mississippi, 1917 [ou 1921]-Los Altos, Californie, 2001).

John Lee Hooker, aujourd'hui unanimement salué, est certainement le plus gros vendeur de disques de l'histoire du blues. Et l'auteur de la discographie la plus fournie avec une carrière de plus de soixante ans qui, à quelques exceptions près, ne comprend rien d'indigne mais une masse de chefs-d'œuvre. Plus étonnant, son style n'a jamais véritablement évolué.

L'apprentissage sudiste. Né à Clarksdale, au cœur de la région dite du Delta, John Lee Hooker n'en est pas moins un bluesman très atypique de cette région. Fils d'un métayer-prédicateur religieux, le jeune John Lee est élevé et initié au blues par le nouveau mari de sa mère, Willie Moore, un bluesman originaire de Shreveport (Louisiane). Le jeu de guitare de John Lee sera toujours empreint de cette influence première, phrasé économique, note par note, présence écrasante des silences, que l'on retrouve chez la plupart des bluesmen de Shreveport. À treize ans, John Lee quitte le domicile familial, rencontre le célèbre bluesman Tommy McClenna qu'il suit quelque temps et atterrit à Memphis. Il y travaille comme souffleur dans un théâtre et participe à la scène locale du blues en compagnie de quelques autres jeunes migrants du Delta comme Robert Nighthawk ou B. B. King. C'est à Memphis que Hooker prend conscience qu'une véritable carrière d'entertainer (animateur), plus que de musicien, est nécessaire pour vivre de son talent. En 1937, il fuit la ségrégation et quitte le Sud pour s'installer à Cincinnati chez une tante. Il est tour à tour gardien d'entrepôt, vidangeur de fosses d'aisance, veilleur de nuit…, mais joue souvent dans les clubs noirs de la ville.

Le roi du Detroit blues. En 1943, attiré par la forte demande de l'industrie de guerre, Hooker s'installe à Detroit. Le quartier des nouveaux migrants noirs s'étale autour de Hastings Street, longue rue bordée de nombreux cabarets où une clientèle de prolétaires noirs partage le souvenir de la chaleur du Sud. John Lee s'impose rapidement comme un des principaux bluesmen de la ville. S'il réussit à attirer l'attention grâce à sa musique, il ne faut pas négliger l'attrait physique qu'il exerce sur les jeunes filles. Fin, musclé, vif et enjôleur, Hooker est un showman tout à fait sexy, à la différence de nombreux bluesmen, excellents mais qui restent avant tout des campagnards mal fagotés. De plus, John Lee utilise la guitare électrique avec un désir, inhabituel dans le blues et le jazz de cette époque, d'expérimenter les sonorités nouvelles. Seul, en compagnie du guitariste-harmoniciste Eddie Burn ou au sein d'un orchestre, Hooker s'impose comme la personnalité principale du blues de Detroit.

En 1948, le producteur indépendant Bernie Besman enregistre Hooker. Boogie Chillen, une adaptation très personnelle d'une ancienne pièce de danse des jug bands de Memphis, dépasse les juke-boxes de Detroit pour atteindre les sommets des Top 40 de rhythm and blues de toute l'Amérique ! Le style lancinant, surélectrifié de Hooker, ce mélange de puissance implacable et de fougue maîtrisée, ce son aux soubassements ruraux et primitifs mais à la conception très moderne pour l'époque rencontrent les faveurs de toute une catégorie de Noirs d'origine rurale et sudiste.

Entre 1948 et 1954, Hooker enregistre à Detroit un nombre impressionnant de titres pour de multiples labels locaux. Il obtient de notables succès commerciaux nationaux : Hobo Blues très autobiographique, Crawlin'Kingsnake, Whistlin'And Moanin'Blues, Wednesday Evening Blues, I'm In The Mood … Que de chemin parcouru depuis la métairie familiale ! Tous ces titres sont enregistrés par Hooker en soliste avec sa guitare suramplifiée ou en compagnie du remarquable guitariste Eddie Kirkland, en entente parfaite avec son leader.

À partir de 1953, ce style de blues, d'essence rurale mais modernisé par l'usage de la guitare électrique, cesse d'être à la mode.

Vee-Jay et le Chicago blues. Le Chicago blues orchestral (Muddy Waters, Howlin'Wolf) est une des grandes musiques à la mode auprès des Noirs des ghettos urbains à la fin des années 1940. Grâce au producteur Al Smith, John Lee signe un contrat intéressant avec Vee-Jay, un nouveau label de Chicago aux dents longues. John Lee Hooker, bluesman soliste, cède la place à John Lee Hooker, maillon vedette d'un orchestre de Chicago blues.

La métamorphose réussit à la perfection. Hooker, encadré d'accompagnateurs hors pair (Eddie Taylor, Earl Phillips, Lefty Bates), entreprend une deuxième carrière, qui engendre encore davantage de succès commerciaux. Dorénavant, Hooker tourne la majeure partie de l'année à travers tous les États-Unis.

Vee-Jay a su saisir le caractère essentiel de Hooker, qui, seul, permet de comprendre la longévité de son succès : il demeure lui-même — l'élève de Willie Moore — mais sait faire face, en toute circonstance, aux demandes du public, toujours un grand entertainer ! Cette capacité d'adaptation, véritable flair psychologique vis-à-vis des auditoires les plus disparates, est très singulière parmi les bluesmen.

Hooker partout et pour tous. À partir des années 1960, trois opportunités de taille se présentent à un chanteur-guitariste noir du ghetto. Hooker les saisira toutes et, partout, il se fera une réputation et une carrière nouvelles.

Le mouvement folk contestataire des campus universitaires est en quête d'une « authenticité » : des laboureurs noirs délaissent alors leur charrue pour chanter le vieux blues devant les étudiants yankees. Hooker est dans ce circuit, financièrement profitable, plus que tout autre.

Dès 1959, il débarque sur les campus, débranche sa guitare électrique pour enregistrer une série d'albums acoustiques destinés à ce public. Et, tout naturellement, il participe aux côtés de vieux chansonniers noirs redécouverts pour la circonstance aux festivals de Newport, « légende vivante » parmi d'autres qui sont tous ses aînés d'au moins une génération. Aucun autre bluesman des ghettos n'a si vite et si bien flairé le coup !.

L'Europe s'ouvre de plus en plus au blues grâce aux groupes britanniques tels que les Yardbirds ou les Rolling Stones : Hooker fait partie de la toute première tournée de l'American Folk Blues Festival en 1962 et réussit à triompher aussi dans les ventes de disques en Europe grâce — encore une fois — à un simple boogie, Shake It Baby, enregistré pour la circonstance.

John Lee Hooker est tout aussi capable de s'associer à la vague déferlante du rock-blues californien de la fin des années 1960 sur fond de surf, de soleil et d'herbe. Pour des raisons personnelles (un divorce), Hooker quitte Detroit en 1968 pour San Francisco. Il est déjà très connu des musiciens américains de rock, particulièrement à travers son association avec les groupes britanniques. La même année, le MC 5, un ensemble progressif de Detroit, reprend son Motor City Is Burning, blues sur les émeutes du ghetto, et en fait un des premiers succès d'un hard-rock naissant et promis à un bel avenir.

La musique de Hooker, avec ce sentiment de dureté implacable, une utilisation extensive de l'amplification électrique, préfigure, dans une certaine mesure, la démarche du genre.

Un bluesman parmi les rockers. À San Francisco, la capacité d'adaptation de John Lee Hooker lui permet de s'insérer sans mal dans la scène locale du blues et du rock, imbriquées là-bas comme nulle part en Amérique. Révéré par les musiciens plus encore que par le public, John Lee apporte une touche d'exotisme (le Sud profond est un autre monde !) que son charisme et son expérience rendent irrésistible.

En 1970, il enregistre avec les Canned Heat, un des meilleurs groupes de rock-blues californien, Hooker'n'Heat, album au succès colossal qui institutionnalise John Lee Hooker en tant que figure patriarcale du rock. Malgré plusieurs disques rapidement bâclés et un léger passage à vide au début des années 1980 (on notera quand même son apparition dans le film The Blues Brothers, en 1980), le bluesman ne cesse d'approfondir sa réputation auprès de ces publics.

Il tourne dans le monde entier avec son orchestre composé de jeunes musiciens californiens. À la fin de la décennie, l'un de ceux-ci, le guitariste Roy Rogers, flaire les prémices d'un nouveau « blues boom » comme le monde musical en connaît désormais tous les dix ans. Il produit Hooker au milieu de gloires du rock — déjà elles aussi des vétérans — dans le but affiché de surfer sur cette vague naissante. Hooker apparaît en leader, entouré de Carlos Santana, Bonnie Raitt ou George Thorogood ….

Le succès de cette entreprise, remarquablement organisée, dépasse toutes les espérances. The Healer, disque d'or en 1989 aux États-Unis, ce qui est rarissime pour un album de blues, connaît un franc succès dans le monde entier. Certains évoquent alors la naissance d'un « latin blues », croisement entre les racines afro-américaines de Hooker et la filiation afro-cubaine de Santana. Dans la foulée, Mr Lucky, bâti sur le même principe, rencontre un engouement similaire.

Les succès de Boom Boom, en 1992, puis de Chill Out, en 1995, lancés avec le même système de marketing, sont encore plus surprenants. À l'exception d'un ou deux titres dans chaque disque, l'essentiel présente un Hooker intemporel, similaire à celui qui avait enregistré à Detroit quarante ans plus tôt. Seule la voix, plus rauque, trahit l'âge.

Ainsi, preuve est faite que le blues pur, après un siècle d'existence, a acquis un public populaire et mondial. John Lee Hooker, un des principaux interprètes de cette musique, a été pour beaucoup dans cette entreprise de reconnaissance internationale.

  • 1948 Boogie Chillen, morceau de J.L. Hooker.