Russell Banks
Écrivain américain (Newton, Massachusetts, 1940).
Une enfance sous le signe de la violence
Le romancier américain Russell Banks est né le 28 mars 1940. Il grandit dans une atmosphère de violence, marquée par la mésentente de ses parents, la pauvreté, l’alcoolisme. Il est hanté par le souvenir de son jeune frère Christopher, mort carbonisé dans un train de marchandises où il voyageait en fraude. Insidieusement, et à la suite de divers petits boulots, Banks devient le chantre des paumés. « L'écriture, explique-t-il, a représenté deux choses dans mon existence : elle lui a donné un sens et elle m'a permis, en racontant l'histoire d'autres personnes, de rendre cohérente mon histoire personnelle. »
Le thème du remords irradie son roman le plus autobiographique, Affliction (1989), où le narrateur, écrivain, tente de reconstituer l’emploi du temps de son frère fugitif, Wade Whitehouse, et celui des derniers jours de la vie de leur père, qu’il a vraisemblablement assassiné. « Pourquoi ai-je survécu ? », se demande Rolfe Whitehouse. Quel coup du hasard a fait qu’il a pu s’en sortir, lui, et pas son frère ? La violence est-elle indéfectible ? Peut-on y échapper quand on l’a connue dès l’enfance ? Autant de questions qui hantent Russell Banks dont l’univers romanesque, principalement cantonné à sa région natale, tente de donner forme et cohérence à sa propre histoire. « Si je n’étais pas devenu écrivain, explique-t-il, j’aurais certainement péri jeune d’une mort violente. » Le roman est dédié à son père, Earl Banks : « Il ressemblait beaucoup à Wade Whitehouse et à son père. Il […] était alcoolique, battait sa femme et ses enfants […]. Il s'efforçait, comme Wade Whitehouse, de devenir différent. Écrire ce livre a été pour moi un moyen de pardonner à mon père, de comprendre son combat. Il fallait que je le fasse pour ne pas être dominé par ma propre colère. »
Le goût des autres
Banks bricole jusqu’à l’âge de 24 ans ; de plombier, comme son père, il devient étalagiste, puis représentant en chaussures. C’est la mère de sa deuxième épouse qui le pousse à reprendre l’université qu’il avait abandonnée faute de parvenir à s’y intégrer. Son diplôme lui ouvre la voie de l’enseignement, à Sarah Lawrence puis à Princeton. Mais depuis l’enfance, c’est l’écriture qui l’attire ; d’abord les métafictions, très en vogue dans les années 1970, dans le sillage de Nabokov, de Borges et des formalistes américains tels que John Barth. Un de ses premiers livres, Hamilton Stark (1978), tente de dresser, à travers les regards croisés de différents personnages, le portrait d’un homme qui nous échappe sans cesse, attestant de l’impossibilité de cette tentative. « Mes livres restent dominés par la forme et la structure, prévient-il. »
Puis la lecture de l’œuvre de Jack Kerouac, Sur la route (1957), lui ouvre une porte qu’il ne refermera plus, celle de l’attrait pour les marginaux rencontrés au bord du chemin. D’où l’écriture parfois distendue, propre au journal de voyage, qu’il adopte dans certains de ses récits, comme Sous le règne de Bone (Rule of the Bone, 1995) où un garçon de 14 ans, toxicomane, décide de quitter le mobile home où il vivait avec sa mère et son compagnon. Le thème de l’adolescent en dérive est également l’occasion, au fil des rencontres, de pratiquer les nombreux courants qui traversent la langue anglaise des États-Unis, « je suis très sensible au langage parlé par les marginaux, explique Russell Banks, et beaucoup plus sensible à l'anglais parlé qu'à l'anglais écrit. » Ce goût pour le langage lui permet d’envisager non seulement les différences entre les classes sociales – le jeune Bone parle la langue des travailleurs, des gens de la rue – mais également la question du brassage des cultures. « On assiste dans la littérature publiée en anglais, observait Banks dans une interview de 1999, à un phénomène que j'appelle la revanche des colonies. »
Des histoires entrelacées
Dans un premier temps, Bone ne s’écartera pas vraiment de chez lui ; il rejoindra un bus abandonné en pleine nature dont Russell Banks nous avait déjà parlé dans De beaux lendemains (The Sweet Hereafter, 1991), adapté au cinéma en 1997 par Atom Egoyan. Le livre, divisé en cinq chapitres, rapporte les récits de quatre personnes liées à un accident de bus scolaire au cours duquel de nombreux enfants périrent : d’abord celui de la conductrice, Dolorès Driscoll, puis celui de Billy Ansel qui, comme chaque matin, suivait en voiture ses enfants. Vient ensuite le récit de l’avocat qui tente rageusement d’obtenir des réparations d’éventuels responsables. Et enfin celui de Nicole Burnell, une adolescente qui a perdu l’usage de ses jambes et que chacun, à sa grande contrariété, estime « chanceuse » d’avoir survécu. Chanceux, James et Richard, les deux frères de Nicole, pensent également l’avoir été puisque, ce jour-là, comme ils l’expliquent à Bone dans Sous le règne de Bone, ils étaient tous les deux malades, et ont gardé le lit. Les deux livres d’ailleurs ne se recoupent pas totalement car, dans De beaux lendemains, ça n’était pas James et Richard (ou Skip et Rudy) qui étaient malades mais leur petite sœur, Jenny. Toujours est-il que, persuadés du bon « karma » du bus à leur égard, James et Richard ont demandé à l’administration scolaire de bien vouloir le leur céder, puis au garagiste du village de Sam Dent de le remorquer sur un terrain en lisière de forêt, pour eux. « On s’est mis à y habiter parce que notre vieux, explique Richard, qui nous en voulait parce que Nicole a été dans l’accident et pas nous, a pas voulu qu’on revienne à la maison. En plus il savait qu’on était dans la drogue, ce qui est la raison pour laquelle on s’est fait virer de l’équipe [de basket] et qu’on a merdé en classe. » L’accident de bus fait éclater toutes les structures du village, il n’épargne rien ni personne. Le cinéaste Atom Egoyan, qui a mis en images l’histoire de Russell Banks, parvient à rendre cet aspect du récit particulièrement poignant en ajoutant dans son scénario une scène où Nicole, avant l’accident, employée en tant que baby-sitter des deux enfants de Billy Ansel, leur lit le conte du Joueur de flûte de Hamelin dans la version versifiée de Robert Browning.
Selon Russell Banks, ses deux romans, De beaux lendemains et Sous le règne de Bone, sont les deux versants d’une même histoire, « celle des enfants perdus et abandonnés. […] Notre civilisation a abandonné ses enfants en en faisant des consommateurs de marchandises. Nous avons suivi les variations économiques qui ont exigé la dissolution de la famille, de la communauté. »
Soi-même parmi les autres
Dans sa dérive initiatique, Bone, qui apparaît comme une sorte de double de l’auteur, renouvelant les Aventures d’Huckleberry Finn (1884), fait la connaissance dans le bus d’un véritable Noir, son « Jim », l’esclave en fuite du roman de Mark Twain, pas comme « l’agent de sécurité du centre commercial, ou un de ceux de l’armée de l’air qu’on voyait en ville. Ce mec-là était un vrai Noir, presque Africain ». En réalité, I-Man est Jamaïquain, un rastafari embauché temporairement aux États-Unis pour la récolte des fruits, mais qui se sauve de l’exploitation agricole qui l’emploie lorsqu’il s’aperçoit qu’il ne pourra pas y pratiquer sa religion. Ensemble, ils partiront pour la Jamaïque où Bone retrouvera son père. Dans son combat aux côtés des marginaux, Russell Banks s’interroge sur l’action politique, conscient du fait que l’homme est « la seule espèce [sommée de] redécouvrir en permanence ce que représente le fait d'être soi-même ».
Dans Pourfendeur de nuages (Cloudsplitter, 1998), il revient aux origines de la guerre de Sécession et relate le rôle qu’a joué l’abolitionniste John Brown. « La guerre civile est la période centrale de l'histoire de l'Amérique, explique-t-il, et le problème essentiel celui des relations entre les races. » Cet événement fondateur de l’unité américaine n’est cependant plus aussi clairement perçu par les nouvelles générations. « Nous vivons une période de totale incertitude sur ce que cela signifie d'être américain. Nous savons ce que cela représente d'être afro-américain ou anglo-américain ou latino-américain, mais nous ne savons pas ce que nous avons en commun. »
Cette réflexion sur l'histoire des peuples se poursuit dans American Darling (The Darling, 2005), centré sur une femme des années 1960 engagée dans les mouvements contestataires. Le récit de Russell Banks procède par un long flash-back ; Hannah Musgrave, d'origine bourgeoise, relate l'histoire de sa vie, son engagement au sein des Wethermen, un groupe révolutionnaire violent des années 1970, sa clandestinité, son départ pour le Liberia où elle se marie et élève deux enfants, puis l'épisode révolutionnaire au cours duquel sa vie africaine bascule. Le livre décrit également la dichotomie de deux mondes radicalement différents où se débat son mari : celui de la tribu où il a passé son enfance et celui du monde occidental qui lui a permis d’accéder à la fonction de ministre de la santé et de se marier à une femme blanche américaine. Sans aucun manichéisme, Russell Banks montre la dérive d’un couple formé sur un malentendu et dont l’histoire s’achève dans les horreurs de la guerre civile.
Russell Banks a présidé le Parlement international des écrivains de 1998 à 2004, cet organisme avait été créé par Salman Rushdie. Il est aujourd'hui le président fondateur de Cities of Refuge North America, qui s'est donné pour mission d'établir aux États-Unis des lieux d'asile pour des écrivains menacés ou en exil.