Ivan Sergueïevitch Tourgueniev ou Ivan Sergueïevitch Tourguenev
Écrivain russe (Orel 1818-Bougival 1883).
Introduction
Lorsqu'il rentre en Russie en 1850, couronné des lauriers de son premier livre, Récits d'un chasseur, Tourgueniev reçoit un accueil enthousiaste : il est séduisant, riche et célèbre. Les cercles cultivés et libéraux de Saint-Pétersbourg s'arrachent le jeune auteur et cherchent à lui faire oublier la grande passion qui l'a retenu à Paris, Pauline Viardot. Les femmes lui adressent des icônes ; même le tsar a lu avec un intérêt mélangé d'inquiétude son recueil de nouvelles. Les Récits d'un chasseur bouleversent la Russie en lui révélant d'elle un visage nouveau : les aristocrates découvrent soudain entre deux bals que les moujiks peuvent aimer, rire ou raisonner comme eux, qu'ils souffrent de la brutalité des intendants et de l'ignorance des barines !
Le destin semble avoir comblé Tourgueniev. Pourtant, son histoire est celle d'un homme sans foyer, sans patrie, sans croyance. À mi-chemin entre deux mondes, il va décevoir l'un et l'autre : trop libéral pour les conservateurs, trop réactionnaire pour les futurs bolcheviks, trop russe pour les Français, trop français pour les Russes… On le prend pour un réformateur, c'est en réalité un sceptique qui refuse de s'engager et se comporte en éternel spectateur. On le prend pour un passionné, c'est un indécis qui préfère la sereine amitié aux orages de l'amour.
Au bord du nid d'un autre
« Trouver un nid, je n'avais encore jamais connu ce bonheur ! », cet aveu du héros du Journal d'un homme de trop (Dnevnik lichniago tcheloveka, 1850) pourrait bien être celui d'Ivan Tourgueniev : Spasskoïe-Loutovinovo, l'immense propriété maternelle où l'enfant a vécu près d'Orel, ressemblait, plutôt qu'à un nid douillet, à une caserne régimentée par un hussard en jupons, Varvara Tourgueniev. Depuis que le colonel Tourgueniev avait déserté le foyer, la barinia régnait toute-puissante sur son domaine de vingt villages et de cinq mille âmes. De ses serfs elle exigeait une discipline très rude et punissait de knout la moindre défaillance. Le sensible Ivan et son frère Nikolaï subissaient la même poigne de fer, mais ils jouissaient d'une liberté immense pour courir la campagne et jouer avec les petits paysans. Ivan n'oubliera jamais ces limpides matinées de printemps, lorsque les brumes se dissipent et découvrent le seigle en fleur. Mystérieuse beauté de la campagne russe…
Mystérieuse beauté aussi de Moscou aux coupoles d'or, où Ivan arrive en 1827 pour faire des études. Par réaction contre son milieu, l'adolescent se déclare républicain et accroche au mur de sa chambre un portrait de Fouquier-Tinville. À quinze ans, en 1833, il entre à l'université, où fermentent les idées libérales, puis, selon l'usage des familles nobles, il poursuit ses études à Berlin. Là, il noue des amitiés, décisives pour son évolution, avec Herzen et Bakounine, tous deux jeunes étudiants révoltés contre le tsar. Pétris de philosophie hégélienne, ils portent un même diagnostic sur les maux de la société ; mais ces fils de barines sont des idéalistes ; ils hésitent devant l'action et ne réforment qu'en paroles…
À dix-huit ans, Ivan est un jeune homme doux et rêveur. De son père, il a hérité la blondeur et la stature de géant, mais aussi une faiblesse quasi féminine, que la violence de Varvara a encore renforcée. Cette amazone, d'ailleurs, toute brutale qu'elle soit, chérit passionnément son fils, qu'elle appelle « sa Jeannette, sa favorite ». Elle influence ses goûts, et toute sa vie Ivan va chercher à trouver une femme passionnée et volontaire.
Le jeune homme du reste confond aisément l'inquiétude métaphysique et les émois amoureux. À son retour en Russie, il s'éprend de Tatiana, la sœur de Bakounine. Un même goût pour la philosophie unit les jeunes gens. Ivan épanche son cœur vers l'âme sœur, et les mots d'amour suffisent à la griser. Tatiana, ardente et exaltée, a tôt fait de percer sous l'écorce dure le bois mou ; son soupirant éprouve moins de l'amour qu'il ne sait en parler. Ignorant la passion, il en simule l'apparence. Cet indécis ne cherche que des aventures sans lendemain ou d'imaginaires émotions. Déjà, il se prête plus qu'il ne se donne à la vie : « C'est étrange, écrit-elle tristement, comme les jeunes gens peuvent se faire croire à eux-mêmes tout ce qu'ils veulent… Pourquoi ne peuvent-ils être honnêtes, simples, sérieux ? Ne savent-ils pas ce que sont la vérité et l'amour ? » Et Tolstoï prononcera ces mots sévères : « Tourgueniev n'aime pas, il aime seulement aimer. »
Et pourtant, cette passion que Tourgueniev, toute sa vie, vouera à Pauline Viardot (1821-1910) ? « L'âme d'autrui est une forêt obscure… » ! C'est au cours d'une partie de chasse qu'Ivan a rencontré la célèbre cantatrice française. Depuis ce jour de 1847, il se rend tous les soirs au concert, à Saint-Pétersbourg, où il a pris un poste de fonctionnaire. Après le spectacle, Pauline accepte de recevoir dans sa loge cet admirateur, dont on lui a dit qu'il était « adroit tireur, aimable causeur… et piètre poète ». Tourgueniev est alors un jeune homme lancé, qui a reçu les compliments de Belinski pour une de ses nouvelles, Andreï Kolossov (1844), et qui fréquente les cercles littéraires, « occidentalistes » de préférence aux « slavophiles », encore que ses positions, comme son caractère, restent nuancées. Bientôt, tout Saint-Pétersbourg est au courant de ses sentiments et, l'été venu, fuyant l'emprise d'une mère abusive, il décide de suivre Pauline en France, dans son château de Courtavenel.
À Courtavenel, Tourgueniev trouve du gibier, de la musique et surtout un foyer. Même le mari, Viardot, se prend d'affection pour cet étrange soupirant, naïf et exalté. L'hiver, il s'installe dans une petite chambre à Paris, près du Palais-Royal ; il fait la connaissance de George Sand, Chopin, Mérimée. Et surtout il se met au travail.
De sa patrie, Tourgueniev garde une vision sereine et se plaît à songer, un peu mélancoliquement, aux maisons de bois, aux paysages brumeux de Spasskoïe-Loutovinovo. Ces rêveries lui inspirent de courts et merveilleux récits où il raconte, avec un art accompli, des scènes de campagne entre paysans et propriétaires. Publiées dans une revue russe, le Contemporain, ces histoires seront rassemblées quelques années plus tard (en 1852) sous le titre Récits d'un chasseur (Zapiski okhotnika) et seront accueillies comme une satire indirecte, mais violente, du servage.
« De la littérature de propriétaire foncier », commentera Dostoïevski, qui jugera toujours avec partialité cet homme tiède : il tracera même de lui une méchante caricature dans les Possédés, sous les traits de Karmazinov ! Certes, l'auteur observe du dehors la vie paysanne, en propriétaire qu'il est, et il n'approfondit aucun caractère. Mais le pouvoir de suggestion, le lyrisme de l'atmosphère, l'art des nuances, la simplicité de la langue, le ton si familier et si plein de fantaisie qu'il semble tenir de l'improvisation font de ces nouvelles un chef-d'œuvre de la littérature russe.
Roudine
« Suis-je capable de quelque chose de grand et de calme ? Réussirai-je une œuvre aux lignes claires et simples ? » Après le triomphe des Récits d'un chasseur, telle est la question que se pose Tourgueniev. La réponse viendra trois ans plus tard avec Roudine.
Tourgueniev est rentré en Russie. Sa mère meurt en 1852 et lui laisse une immense fortune. Les responsabilités de propriétaire embarrassent fort l'écrivain ; il n'ose affranchir ses serfs, mais s'attache à améliorer leur sort. Les paysans le volent à qui mieux mieux et les vaches viennent brouter sous ses fenêtres, le bon géant n'en a cure. À Saint-Pétersbourg, où il séjourne quelque temps, il est reçu partout. Il travaille un peu, soigne sa popularité, songe à se marier sans parvenir à s'y résigner, et chasse beaucoup… Cette existence mondaine n'est qu'une courte parenthèse : en 1852, un article nécrologique sur Gogol lui vaut les foudres de la censure, un mois de prison et l'exil à Spasskoïe-Loutovinovo.
Exil bénéfique pour le travail. Le talent mûrit dans la solitude, et Tourgueniev écrit son premier roman, Roudine (1856), qui contient en germe tout son univers romanesque et, par le ton de rêverie poétique, s'apparente à Eugène Onéguine de Pouchkine. Le héros, Dmitri Roudine, s'invite chez une femme à la mode, retirée à la campagne. Sa conversation brillante, ses paradoxes philosophiques et son charme séduisent Natalia, la fille de la maison. Une idylle s'ébauche, à peine explicitée, jusqu'au jour où Natalia avoue sa passion et exige du jeune homme une décision.
Mais pour Roudine, il ne s'agissait que de mots. Il joue à aimer plus qu'il n'aime. Par faiblesse, il refuse cet amour. Est-il un imposteur ? Pas exactement, le cœur est sincère, mais il lui manque le nerf. Est-il un raté ? Ce n'est pas sûr : « Qui a le droit d'affirmer que ses paroles n'auront pas fait germer de nobles pensées dans plus d'une âme à laquelle la nature n'aura pas refusé comme à lui l'activité nécessaire ? » Le roman s'achève sur la mort de Roudine. Il donne sa vie sur les barricades de Paris en 1848, pour une cause en laquelle il ne croit pas. Mais sa vie, usée par tant d'échecs, n'a plus de valeur.
Dans le personnage de Roudine, Tourgueniev a décrit Bakounine et, à travers lui, l'homme russe des années 1850. Surtout, il s'inspire de son propre caractère : cet être généreux mais faible, lucide mais indécis, éloquent mais sceptique qui s'attache à une femme exaltée et absolue, n'est-ce pas l'histoire de Tourgueniev ? Comme Roudine, il entreprend sans désirer la victoire. Tatiana l'avait découvert à ses dépens : « Ce qui est grave, c'est qu'il est froid comme de la glace et qu'il s'ingénie à jouer la passion. »
En fait, l'univers romanesque de Tourgueniev est assez simple. L'intrigue tourne généralement autour d'un amour contrarié : Un nid de gentilshommes (Dvorianskoïe gnezdo, 1859), Premier Amour (Pervaïa lioubov, 1860), Pères et fils (Ottsy i deti, 1862), Fumée (Dym, 1867), les Eaux printanières (Vechnie vody, 1871), Terres vierges (Nov, 1877). La description psychologique se double d'un tableau social, et les mêmes personnages s'y affrontent toujours, le héros bavard et désœuvré, la jeune fille pure et volontaire, la femme intrigante. Quand il cherche à décrire un homme fort, la peinture semble moins juste, car le modèle lui manque.
« Fumée, fumée et rien de plus. »
Pourtant, en 1861, à l'aube des grandes réformes, l'homme fort serait plus que jamais nécessaire à la Russie. Mais Tourgueniev, en politique comme en amour, est désabusé : il voit bien que les paysans, pour demeurer sur leurs terres, doivent payer un prix qui dépasse souvent les redevances dues autrefois au seigneur. De ce malaise qui atteint toutes les couches sociales et brouille les générations, il tire un roman, Pères et fils. En ces temps troublés, la Russie est remplie de pères qui ne comprennent pas leurs fils, de fils qui refusent toute autorité. Avec Bazarov, l'étudiant austère, intransigeant, négateur, Tourgueniev décrit un nouveau type de révolutionnaires ; il leur forge même un nom, les nihilistes. Mais parce que Bazarov, qui méprise le confort, condamne la littérature et raille les sentiments, tombe au terme du livre dans le piège de l'amour et qu'il meurt résigné, la jeunesse crie à la caricature. Le roman, publié en 1862, déclenche une violente polémique entre conservateurs et radicaux, qui s'indignent pour des raisons inverses.
Tourgueniev, lui, est atteint par les critiques acerbes de ses contemporains. Il s'écarte de Herzen, son vieil ami, se brouille avec Tolstoï, dont il a le premier pressenti le génie ; plus déraciné que jamais, il va rejoindre Pauline Viardot à Baden-Baden. Là il écrit Fumée, donnant libre cours à son amertume, dénonçant les serments des jeunes révolutionnaires et le verbalisme des faux grands hommes : « Fumée, fumée et rien de plus. Et ses propres efforts, ses sentiments, ses essais et ses rêves… » Avec Terres vierges, la critique se fait plus âpre encore. L'ouvrage, qui irrite autant les conservateurs que les futurs bolcheviks, est un échec : privé de la sève natale, Tourgueniev a perdu le contact avec la nouvelle Russie révolutionnaire des années 1870.
Il vit alors à Paris, où l'on traduit ses œuvres et où il a acquis une renommée européenne. Les écrivains débutants le considèrent comme un maître : il est l'un des premiers à découvrir Maupassant. Chaque semaine, il rend visite à Flaubert, qu'il admire immensément, rue Murillo ou dans son cabinet de Croisset ; il participe aussi aux joyeuses réunions de Nohant, chez Mme Sand ; pour Zola, il éprouve moins d'attrait : avec ses troubles mystérieux, ses sentiments indécis, son tempérament slave, il ne peut guère apprécier la conception « gastronomique » de l'amour des Rougon-Macquart ; il déclare même que l'ouvrage « pue la littérature ».
Pauline, « la reine des reines », occupe toujours la première place dans son cœur. Il retourne toujours auprès d'elle, après chaque séjour en Russie, comme à son vrai foyer. Mais l'âge pèse. En 1883, une angine de poitrine, qui le fait atrocement souffrir, l'oblige à se coucher. Vieillard mélancolique, il se regarde déchoir sans illusion, mais il écrit encore ses Poèmes en prose (Stikhotvorenia v proze, 1882). Et comme cet « homme de trop », il se résigne : « Je vais mourir, les rivières vont dégeler, je m'en irai avec les derniers glaçons. Où irai-je ? Dieu le sait. À la mer aussi… »
Le 22 août (3 septembre) 1883, le « bon géant » s'éteint à Bougival, rejoignant dans l'immortalité Pouchkine et Gogol. Européen par sa culture, par son respect de la science et son goût pour les raffinements de la vie, il est resté foncièrement russe par ses sympathies et tendances profondes ; et la partie éternelle de son œuvre réside dans le tableau poétique qu'il trace de la nature, de la paysannerie et de la femme russes.