Howard Phillips Lovecraft

Écrivain américain (Providence, Rhode Island, 1890-Providence, Rhode Island, 1937).

La négation du réel

L'homme fut un être étrange, à la mesure des écarts de ses récits fantastiques et de la clôture de l'imaginaire qu'ils dessinent. Reclus, il ne sortait guère de sa chambre. Né dans une ville portuaire, il avait une phobie de la mer, l'élément qui amène le pourrissement de la terre et des êtres. Il tenta de mener une vie normale (séjour à New York), mais ce fut l'échec et le retour à Providence. Dans la Nouvelle-Angleterre, riche des souvenirs de sorcellerie, il retrouva la négation du réel, qu'illustra E. A. Poe, et l'autonomie de la création symbolique, qui est, par là même, totalisation. L'homme qui entreprit ainsi de créer des mondes par le livre resta un angoissé, un maladif, un inconnu — son œuvre ne fut appréciée de son vivant que par quelques amis (August Derleth, Robert Bloch) avec lesquels il correspondait (il a laissé près de 100 000 lettres !), avant d'être largement célébrée après sa mort.

Cette fortune posthume de l'œuvre est contemporaine d'un renouveau du « gothique » américain, reprise à la fois de l'obscurité ancestrale de la Nouvelle-Angleterre et entreprise de révélation de la noirceur de la modernité, imprésentable en elle-même, mais saisissable par la notation du mouvement de dissolution qui la caractérise. Symboles, mythes, fantastique de Lovecraft ne sont rien d'autre que cette approche du défaut de réalité, qui appelle, dans son évocation, toute une orthopédie narrative, toute une systématique de signes qui ne sont pas indice de croyance, ni de fuite dans l'imaginaire, mais le dessin de l'arbitraire du langage et, en conséquence, de toute création : se révèle alors, sous l'effet de la peur invoquée par l'écrivain et suscitée chez le lecteur, l'arbitraire même de la réalité, toujours illégitime.

Fantastique et surnaturel

Dans ses principaux récits et recueils (la Couleur tombée du ciel, 1927 ; les Montagnes hallucinées, 1936 ; le Cauchemar d'Innsmouth, 1936) et les diverses publications posthumes (Celui d'autre part, 1939 ; Par-delà le mur du sommeil, 1943 ; l'Abomination de Dunwich, 1945 ; l'Affaire Charles Dexter Ward, 1963), qui reprennent le plus souvent des publications antérieures dans la revue Weird Tales, Lovecraft propose une géographie, une mythologie, une approche de l'indicible du fantastique. La géographie atteste que l'insolite a toujours partie liée avec une topographie identifiable, même si cet insolite, par nature, peut être de n'importe quel lieu et de n'importe quel moment. Cette géographie (qui permet de reconnaître partiellement l'espace de la Nouvelle-Angleterre) divise la terre des hommes en domaines désolés, ponctués de villes et de communautés, fermées sur elles-mêmes, et prises ainsi dans l'espace parce qu'elles attestent la fin de l'Histoire.

Cette géographie de la surface, qui dit toutes les dégénérescences et l'inaptitude de l'espace à s'ouvrir, est complétée par une géographie de la profondeur : ici habitent les puissances maléfiques, signes d'une énergie ou d'un vouloir-agir qui a abandonné le monde visible des hommes. Cette géographie de mondes hiérarchisés fait correspondre la fin de l'Histoire avec une « pro-Histoire » qui persiste dans la profondeur. L'organisation de l'espace est donc un jeu sur la contemporanéité des temps, tels qu'ils peuvent figurer, hors de l'usuelle norme historique, l'horreur et l'impensable de l'Histoire rapportée aux limites existentielles de l'homme. Car si l'Histoire est déchéance, l'homme est d'abord promesse de ruine. Contemporanéité des temps, double géographie, et fantastique qui en résulte sont la fable de ces constats : tout discours reçu sur la réalité est vain ; la parole du monde doit être créée.

Lovecraft invente ainsi un livre maudit, sorte d'anti-Bible écrite par un Arabe dément, le Nécronomicon. À l'origine de la lettre, il y a donc le négatif ; le récit fantastique répète ce négatif. Une telle inversion des mythes usuels des origines est encore lisible dans la légende des « Grands Ancêtres », que construit Lovecraft. Ces ancêtres sont arrivés de l'espace, porteurs de l'effroi absolu ; ils ont dominé la Terre et veulent la reprendre aux hommes qui tiennent pour certain le retour des Grands Ancêtres. Par cette légende, que Lovecraft précise dans la notation d'un culte imaginaire, le culte de Cthulhu, le fantastique ne retrouve pas tant le surnaturel que son imitation et sa déformation hors de toute croyance repérable. L'origine et les témoins de l'origine sont à la fois insupportables et non pas objets de fables, mais fables mêmes. Le fantastique se confond avec l'involution dans le mime des grandes mythologies, qui ne désigne explicitement plus rien.

Cette invention d'une mythologie, qui ne redouble aucune mythologie, est caractéristique de Lovecraft ; elle définit la seule utilisation possible du surnaturel dans le fantastique : le surnaturel construit, celui dont rien ne peut être dit. Le fantastique de Lovecraft n'appartient pas à l'ordre du descriptif ; il témoigne de ce dont rien ne peut être dit. Il y a donc une vacuité au cœur du récit fantastique, d'autant plus inquiétante qu'elle appelle l'évocation de ses effets. Le vraisemblable, chez Lovecraft, est à la mesure de ce rapport à l'indicible. Avec Horreur et Surnaturel en littérature (1945), Lovecraft a précisé son esthétique, essentiellement à partir d'un commentaire de Poe : le fantastique se définit moins par ses moyens littéraires que par son effet sur le lecteur — la peur et l'horreur. Du calcul à l'affect, les mots de l'homme conduisent inévitablement à ce passage de l'intelligence à l'effroi. L'esthétique rejoint donc une anthropologie : la citation du surnaturel, dans le récit fantastique, est le témoin de la distance et du glissement des moyens de la lucidité à l'obscurité de la peur, dès lors que l'homme entreprend de parler ou d'écrire.