Baruch Spinoza ou Baruch d'Espinoza

Baruch Spinoza
Baruch Spinoza

Philosophe hollandais (Amsterdam 1632-La Haye 1677).

Introduction

« Je suis tout étonné, tout ravi ! J'ai un prédécesseur et lequel ! Je ne connaissais presque pas Spinoza […]. Ma solitude s'est transformée du moins en duo. » Cet aveu vient de Nietzsche (lettre à Franz Overbeck, 1881). Que le penseur révolutionnaire et contestataire par excellence ait reconnu le sens et la portée du spinozisme dans son caractère de modernité, voilà qui justifie l'aversion scandalisée des contemporains de Spinoza et l'enthousiasme suscité par sa philosophie aujourd'hui. En plein xviie s. sont rédigées, mais interdites de publication, éditées, mais sans nom d'auteur, des thèses ayant même valeur qu'un acte politique : renversement blasphématoire de toutes les structures de la conscience et de la société, profession de foi athée, lutte contre toutes les formes d'aliénation et de superstitions (religieuse et politique), entreprise de démystification et de libération des individus (sauvegarde des passions, méfiance vis-à-vis de l'imagination et des fictions), dénonciation de toute perversion idéologique, de toute forme de violence et de tyrannie, condamnation des abus de langage, polémique contre le non-engagement – telles sont les armes de combat du philosophe qui veut faire le salut de l'humanité en établissant par « la béatitude, c'est-à-dire notre liberté », le royaume de Dieu où régneront les hommes.

La vie

Seule une vie de brimades peut éclairer la violence de cette réaction anti-cartésienne de la part d'un cartésien. Baruch Spinoza naît en 1632 de parents descendants de Juifs portugais ; ces derniers, pour échapper à l'Inquisition, se sont fixés aux Pays-Bas à la fin du xve s. et intégrés à la communauté « marrane » d'Amsterdam, c'est-à-dire au cercle des Juifs de cœur, convertis de force au catholicisme par l'édit de Ferdinand. Dans ce milieu, Spinoza reçoit une éducation rigoureuse ; l'école confessionnelle, l'« Arbre de la Vie », où il poursuit ses études, lui donne une connaissance de l'hébreu et de la Bible, mais aussi de la littérature espagnole ; c'est là encore que Spinoza prend contact avec les philosophies rationalistes de Maïmonide et de Crescas (1340-vers 1410), des cabalistes. À l'université, où il suit les cours sans être inscrit, il s'assimile aussi la culture hellénique, latine et chrétienne ; il lit les philosophes anglais, italiens, français et allemands, et entretient de multiples rapports avec les maîtres à penser de son temps – même si ces derniers, tel Leibniz, n'osent en reconnaître le fait. Esprit libre, il refuse de rester enfermé dans le ghetto intellectuel juif de sa ville natale. Aussi les milieux chrétiens l'initient-ils aux sciences profanes, l'aident à progresser en mathématiques et en physique ; des libéraux progressistes, tel le médecin Juan de Prado, lui enseignent l'anatomie et la philosophie de Descartes. À la faveur de cet éclectisme intellectuel et de ce cosmopolitisme culturel, le rationalisme d'un homme de vingt ans met en doute les dogmes fondamentaux de la théologie juive et de la religion chrétienne qui s'y rattache. Soupçonné d'hérésie, Spinoza est excommunié par la synagogue, ses maîtres et ses parents en 1656. Exclu religieusement et socialement, il se réfugie d'abord dans les quartiers chrétiens de la ville, chez des amis, se retire ensuite à Rijnsburg, puis à Voorburg, pour finalement s'installer à La Haye. De santé fragile, il gagne sa vie de méditation en polissant des lentilles. En 1663, il rencontre le régent libéral de Hollande, Jean de Witt, qui commence à lui verser une pension. En 1672, l'assassinat de son protecteur au cours d'une émeute monarchiste et nationaliste est une nouvelle catastrophe pour lui : la victoire des mouvements réactionnaires sur les tendances démocratiques ; le peintre Hendrick Van der Spyck l'empêche d'afficher des placards de protestation. Atteint de tuberculose, Spinoza survivra cinq ans en exil volontaire, après quarante années d'ostracisme : il rejette une offre d'enseigner à l'académie de Heidelberg, interrompt une traduction néerlandaise du Pentateuque, une grammaire hébraïque, un Traité de l'arc-en-ciel et un Calcul des chances. Lorsqu'il meurt, en 1677, son ami et médecin Lodewijk Meyer sauve tous ses manuscrits.

La pensée

On devine que la réflexion philosophique de Spinoza manifeste une grande affinité avec la méditation stoïcienne. Cet héritage spirituel apparaît nettement dans les premiers écrits.

Du vivant de l'auteur ne furent publiés que deux ouvrages : en 1663, les Principes de la philosophie de Descartes, suivis des Pensées métaphysiques ; en 1670, le Tractatus theologico-politicus, imprimé anonymement en Allemagne. De 1660, déjà, date le Court Traité de Dieu, de l'homme et de sa béatitude, composé en latin pour des amis chrétiens. La majeure partie du corpus spinoziste est posthume. Ce sont, dans l'ordre chronologique : l'Éthique (1661-1665), le Traité de la réforme de l'entendement (1662), le Traité politique (1675-1677). Spinoza s'est essayé à tous les procédés littéraires : dialogues dans le Court Traité, méthode biographique (sur le modèle du Discours de la méthode cartésien) dans le Traité de la réforme de l'entendement, exposé philosophique sous forme mathématique (« more geometrico ») dans l'Éthique. Mais l'esprit qui anime ces différents discours est fondamentalement identique. C'est lui qui confère à l'ensemble d'une pensée sollicitée par les conflits quotidiens l'unité d'un système hanté par une même problématique : quelle révolution intellectuelle opérer pour que les hommes cessent d'empoisonner leur propre existence et celle d'autrui ? Comment accroître la puissance de vie et de joie dans le monde ? Comment parvenir à un bien infini qui ne soit pas décevant comme sont les valeurs humaines qui suscitent des passions ? Sous-jacents à ces interrogations, deux postulats inébranlables : l'intelligibilité totale et radicale comme puissance de l'entendement (nous pouvons donc connaître Dieu, nonobstant les théologies négatives) ; la nature est rationnelle et donc elle aussi entièrement connaissable. « Cette union de l'esprit avec la Nature totale », Spinoza l'appelle le « souverain bien », qui n'est donc autre que la joie de connaître « partagée avec d'autres individus si possible » (Traité de la réforme de l'entendement). Pour y accéder, nécessité se fait de connaître la nature : non seulement les lois qui la gouvernent, mais aussi le principe qui la gouverne du dedans et en assure l'intelligibilité, c'est-à-dire, selon le mot des théologiens, « Dieu ». Mais, prenons garde, « notre salut n'est que dans une connaissance vraie de Dieu » (la connaissance fausse étant celle des religions révélées), et « la connaissance vraie s'identifie à la vie vraie ».

On comprend, désormais, qu'une métaphysique puisse conduire à une éthique bien fondée par la médiation d'une gnoséologie, d'une psychologie et d'une anthropologie. Laissons Spinoza exposer lui-même son projet et son programme : « Voilà la fin vers laquelle je tends : acquérir cette nature supérieure et tenter que d'autres l'acquièrent avec moi […]. Pour y arriver, il est nécessaire de comprendre assez la Nature pour acquérir une telle nature humaine, puis de former une société capable de permettre au plus grand nombre d'arriver aussi facilement et aussi sûrement que possible à ce but. Ensuite il faut s'appliquer à la philosophie morale et à la science de l'éducation des enfants […] ; il faudra élaborer une médecine harmonieuse […] et ne mépriser aucunement la mécanique. Mais avant tout il faut réfléchir sur le moyen de guérir l'entendement, pour qu'il comprenne les choses facilement, sans erreur, et le mieux possible. Par où l'on peut déjà voir que je veux diriger toutes les sciences vers une seule fin et un seul but, à savoir, arriver à la perfection humaine suprême » (Traité de la réforme de l'entendement). La première tâche s'avère donc être la connaissance de la nature, c'est-à-dire la philosophie, la médecine et la mécanique. En préliminaire, le Traité de la réforme de l'entendement propose une nouvelle logique purifiée pour servir d'instrument à la science : « L'entendement par sa propre force innée se forge les outils intellectuels grâce auxquels il acquiert d'autres forces pour d'autres œuvres intellectuelles […]. Ainsi, avance-t-il, degré par degré, jusqu'au faîte de la sagesse. » La pensée se trouve donc d'emblée décrite comme pouvoir d'action, comme puissance active, dont les idées ne sont en aucun cas comme « des peintures muettes sur un tableau » (Éthique). Dans ces conditions, la réflexion peut et doit se fixer pour discipline méthodique de réformer ses modes de connaissance.

Du Court Traité à l'Éthique, la classification que Spinoza a établie de ces modes de connaissance a pu subir quelques fluctuations ; tantôt tripartite, tantôt quadripartite, la typologie en est somme toute assez simple et fondamentalement inchangée. La connaissance du premier genre est de nature empirique : croyance ou opinion, perception acquise par ouï-dire ou par quelques signes choisis arbitrairement – entendons les « mots » –, perception acquise par expérience vague ou imagination. Celle du second genre définissait le raisonnement – ou, simplement, la raison –, qui est une croyance vraie sauvegardée de l'erreur, mais condamnée à l'abstraction. Spinoza vise ici la pensée discursive, qui établit des liens de causalité ou procède par enchaînements démonstratifs. C'est enfin le suprême degré de la science : la connaissance claire par intuition de l'essence des choses, connaissance plus rationnelle que mystique si la science intuitive signifie bien la saisie compréhensive de ses objets ou leur aperception immédiate comme conséquence d'une nécessité logique. Ainsi, notre amour de Dieu même, pour autant que nous comprenons que Dieu est éternel, doit être dit intellectuel et assuré par la connaissance du troisième genre. Ce dynamisme de l'idée qui enveloppe l'assentiment et la certitude conduit naturellement au problème classique de la vérité et de l'erreur. Spinoza le résout de façon originale en contestant la dualité par Descartes dans l'acte de juger, entre entendement et volonté : « L'erreur consiste dans la privation de connaissance qu'enveloppent les idées inadéquates, c'est-à-dire mutilées et confuses. Il n'y a pas d'acte positif constituant le faux » (Éthique). En conséquence, être dans l'erreur n'est pas réellement penser. C'est uniquement n'avoir qu'une perspective partielle et présenter ce point de vue comme la connaissance du tout. Le faux est donc tout au plus privation, puisque « pour avoir la certitude du vrai, il n'est besoin d'aucun signe que la possession de l'idée vraie » (Traité de la réforme de l'entendement). L'idée vraie est son propre critère : « Verum index sui. » Comment l'idée, ou encore la connaissance, ne serait-elle pas alors toujours idée de l'idée, connaissance de la connaissance, c'est-à-dire réflexion ? Car, « pour savoir que je sais, il faut d'abord et nécessairement que je sache ». L'esprit conscient de lui-même, en tant qu'il a une idée adéquate, vraie, absolue, indépendante des circonstances fortuites, a une idée adéquate de l'idée adéquate. D'où il ressort que la méthode n'est rien d'autre que la connaissance réflexive ou l'idée de l'idée. Donc la bonne méthode sera celle qui montre comment diriger l'esprit selon la norme d'une idée vraie. Savoir est toujours avoir conscience de savoir, et c'est pourquoi un raisonnement, en tant qu'il est vrai et reconnu pour tel, peut légitimement être formalisé. La conclusion du Traité opère un renversement du doute cartésien dont le lieu est annihilé dans le spinozisme : « Qui a une idée vraie sait en même temps qu'il a une idée vraie et ne peut douter de la vérité de la chose. » L'idée vraie n'a plus besoin d'une marque extérieure d'adéquation à son idéal, puisqu'elle est entièrement déterminée par l'esprit, lequel conçoit clairement et distinctement la liaison interne de toutes les parties de l'objet, de sorte que, au regard d'un être parfait qui n'aurait que des idées vraies, toute indétermination disparaîtrait, toute détermination également, qui est toujours indice de négation et de limitation ; l'existence d'un objet relèverait, à ses yeux, du statut de nécessité ou d'impossibilité. Cet Être suprême hypothétique connaîtrait d'une vision globale l'enchaînement de toutes les causes de ce qui advient au monde, de sorte que la fiction, palliatif de l'ignorance, lui serait nécessairement étrangère. « S'il y a un Dieu ou un être omniscient, il ne peut former absolument aucune fiction […]. La fiction ne concerne pas les vérités éternelles », car « l'esprit est d'autant plus capable de fiction qu'il comprend moins et perçoit plus de choses ; et plus il comprend, plus ce pouvoir diminue » (Traité de la réforme de l'entendement).

Sur une théorie logique de la connaissance vient donc se greffer une critique du sensualisme, elle-même liée à une dévalorisation de l'imaginaire et du nominalisme. Car, de ce que nous savons que penser n'est autre qu'avoir une idée vraie, objectivement et formellement, il s'ensuit que, « tant que nous pensons, nous ne pouvons forger la fiction que nous pensons et ne pensons pas […] ou, après connaissance de l'âme, imaginer qu'elle est carrée, bien que nous puissions dire tout cela en paroles » (Traité de la réforme de l'entendement). Contrairement au travail de l'intellection, le processus imaginatif n'est pas un acte ; l'âme demeure passive ; elle perçoit des images dont elle ignore les causes et « délire » en prenant pour la réalité objective les fruits de son propre fonctionnement. « Les mots font partie de l'imagination, en ce sens que nous concevons nombre de fictions selon ce que les mots composent entre eux dans la mémoire. Les mots comme l'imagination peuvent donc être la cause d'erreurs graves et multiples. » Le langage est par essence ambigu, équivoque, et c'est pourquoi « les affaires humaines iraient beaucoup mieux s'il était également au pouvoir de l'homme de se taire ou de parler » (Éthique).

En vérité, nous le savons désormais, la connaissance débute avec la méthode réflexive ; elle commence avec le silence méditatif devant l'ordre sériel des existences et la recherche logique des causes et des enchaînements dans le monde. Le terme premier, le commencement absolu, se nomme dans tous les systèmes métaphysiques traditionnels « Dieu », l'origine de la Création. Or, le rejet de cette idée caractérise précisément l'originalité de l'ontologie spinoziste et rend intelligibles les interprétations athées de cette doctrine. Chez Spinoza, le premier des êtres ontologiquement, et le dernier dans la hiérarchie ordonnée vers la perfection, s'exprime lui-même non pas comme être créateur ou créé, mais comme « ce qui est en soi et est conçu par soi, c'est-à-dire ce dont le concept n'a pas besoin du concept d'une autre chose à partir duquel il devrait être formé » (Éthique). Il s'agit de la cause substantielle, de l'être le plus parfait puisqu'il est cause de soi, ou encore ce dont l'essence implique l'existence, « c'est-à-dire ce dont la nature ne peut être conçue que comme existante ». La perfection n'étant rien d'autre, selon Spinoza, que la réalité elle-même, il faut établir une équivalence absolue entre l'être parfait et la Nature – « Deus sive Natura » ou « ce qui à notre sens est exactement la même chose, la Vérité » (Court Traité). La connaissance de la Nature devenant la condition de toute vérité, l'immanence, le monisme, sera donc l'âme du système. La Nature, c'est-à-dire la substance, ou encore Dieu, est une ; notre monde est le seul réel ; il existe comme la totalité infinie qui englobe toutes les réalités finies que nous percevons. L'appendice de l'Éthique énumère les qualités naturelles de Dieu et ses propriétés essentielles : « Il existe nécessairement ; il est unique ; il est et il agit par la seule nécessité de sa nature ; il est la cause libre de toutes choses (cause immanente et non transitive) ; toutes choses sont en Dieu et dépendent de lui de telle sorte que sans lui elles ne peuvent ni être, ni être conçues ; toutes choses enfin furent prédéterminées par Dieu, non pas certes par la liberté de sa volonté ou, en d'autres termes, par son caprice absolu, mais par la nature absolue de Dieu, autrement dit, sa puissance infinie ». Les attributs divins sont donc infinis, et chacun exprime l'infinité de Dieu ; l'esprit humain fini n'en peut connaître que deux : l'étendue et la pensée ; mais il les connaît adéquatement : « Par attribut, j'entends ce que l'Entendement perçoit de la substance comme constituant son essence » (Éthique). La notion d'« expression » résout toutes les difficultés concernant l'unité de la substance et la diversité des attributs : elle convient avec la substance en tant que celle-ci est absolument infinie, avec les attributs parce qu'ils sont une infinité et avec l'essence en tant que chacune est infinie dans un attribut. De ce rapport triadique se déduisent d'autres affections de la substance totale et divine : les modes qui expriment à leur tour l'ordre immuable divin hors de la substance sous des aspects différents en chaque attribut. Leur infinité permet de rendre compte de la distinction entre les diverses créatures. Reste que les attributs sont des formes communes à Dieu, dont ils constituent l'essence, et aux modes ou créatures qui les impliquent essentiellement. Ils nous font passer de la « Nature naturante » (Dieu et ses attributs) à la « Nature naturée » (les modes) sans nous faire quitter l'ordre de l'éternel et de l'infini. L'esprit reste ainsi uni avec la Nature totale, dont l'existence même est le fait éternel par excellence ; Dieu, c'est-à-dire l'action effective de la Nature, existe selon des lois permanentes et stables, de sorte que son efficacité n'est autre qu'un enchaînement causal, à la fois libre – non pas en ce sens qu'il n'y aurait point de lois naturelles, mais dans l'exacte mesure où Dieu n'est pas contraint à agir de l'extérieur –, et nécessaire par essence ou nature.

En substituant ainsi le panthéisme ou l'immanence à une théologie émanative ou créationniste, Spinoza confère un sens à l'homme dans le monde et une signification à la philosophie. L'homme rendu adéquat à Dieu doit devenir conscient de son statut ontologique, de ses possibilités de connaissance et de perfection qui tendent vers l'infini ; il doit se donner les moyens de se libérer en se comprenant tel qu'il est dans ses rapports aux choses et à Dieu.

« La définition de l'homme n'indique pas un nombre d'hommes, mais ils existent plusieurs » (Éthique). Donc « l'essence de l'homme n'enveloppe pas l'existence nécessaire ». C'est le premier traumatisme humain, la conscience lucide de notre contingence. En soi, cette multiplicité fortuite n'est pas un mal ; elle est même naturelle comme l'indice de la puissance de Dieu. Le mal n'apparaît qu'avec les conflits contemporains de la pluralité. Que l'homme se connaisse donc lui-même ! Il découvrira que ce qu'il nomme sa contingence ne tient qu'à son ignorance des causes, de la Nature et de Dieu, qu'à son incapacité de se situer dans la totalité des attributs.

Contre tout le xviie s. Spinoza nie que l'homme ait une âme substantielle ; l'esprit singulier d'un homme n'est rien d'autre que la pensée effective de notre réalité corporelle singulière. Par nature, l'esprit est uni au corps, l'attribut pensée à l'attribut étendue. « L'esprit ne se connaît lui-même qu'en tant qu'il perçoit les idées des affections du corps » (Éthique). « L'objet de l'idée constituant l'esprit humain est le corps, c'est-à-dire un certain mode de l'étendue existant en acte et rien d'autre. » Spinoza apparaît en précurseur de la phénoménologie moderne : nous sommes notre corps dans la mesure où nous sommes la conscience de la conscience du corps. D'où le parallélisme suivant : ce qui survient dans le monde affecte notre corps et suscite dans l'esprit de nouvelles idées des affections. Le primat revient ainsi au corps comme totalité, dont l'esprit ne peut acquérir qu'une « connaissance confuse et mutilée ». Mais, si « l'esprit est déterminé à vouloir ceci ou cela par une cause qui est, elle aussi, déterminée par une autre cause, et ainsi de suite à l'infini » (Éthique), il en résulte que le déterminisme est la loi absolue de la Nature et « qu'il n'y a dans l'Esprit aucune volonté absolue, c'est-à-dire libre ». Remarquons, en guise de paracritique, que Spinoza ne se heurte jamais, en dépit de ses thèses sur la liberté, au problème de la responsabilité humaine.

Donc l'individu pâtit, puisqu'il subit des affections dont son propre corps n'est que partiellement la cause ; néanmoins, il agit également en tant qu'à partir d'idées adéquates (comme sont les notions communes à tout être raisonnable) il peut déduire d'autres idées dont il est la cause totale. Il faut donc dire que les choses font varier la puissance d'agir de notre corps, tandis que les idées de ces choses font varier la puissance d'agir de notre esprit. Aussi notre pouvoir d'action se mesure-t-il aux obstacles. Et, pour que l'homme accepte de s'efforcer à persévérer dans l'existence, nonobstant ces difficultés, il faut bien que le désir d'agir préside à son essence même.

Ce désir constitue le fait primitif et originel de l'anthropologie spinoziste : il manifeste l'effort pour persévérer dans l'être – le « conatus » actualisé et conscient d'exister grâce à l'action. Avant Marx, Spinoza avait pressenti le rôle capital de la praxis : « L'esprit s'efforce de persévérer dans son être pour une durée indéfinie et […] comme il est nécessairement conscient de soi par les idées des affections du corps, il est conscient de cet effort […]. Le Désir est l'appétit avec la conscience de soi-même » (Éthique).

Si le désir est constitutif de l'homme et s'il se définit comme notre puissance même d'exister, on conçoit que doive découler de ces prémisses, logiquement et causalement, l'effort de l'Esprit pour imaginer des choses susceptibles d'accroître sa puissance d'action. C'est là le principe même du jeu varié des passions. Mise au service d'un noble but, l'imagination, cependant, en exerçant son pouvoir sans avoir conscience de la nature exacte de son acte, deviendra source d'impuissance et non de vertu : du parallélisme psycho-physiologique déjà mentionné, Spinoza a tiré un modèle mécanique des passions, un rapport de forces, une tentative d'équilibre. La joie et la tristesse témoignent du passage d'un plus grand degré de perfection à un degré moindre. La joie étant l'affection procurée par la possession des idées adéquates, plus l'esprit d'un individu sera actif et progressera dans la connaissance, plus il sera heureux.

À l'inverse des affections, toute passion réside dans l'imagination ou inadéquation des idées ; elle intervient dans le « transfert » des sentiments : l'amour, la haine, la jalousie, l'espoir, la crainte, l'intolérance, le mépris. Tels sont les dérivés de la tristesse. Mais, lorsque l'imagination se mêle à la force de l'esprit actif et joyeux, les passions, à leur tour, se font vertu : fermeté, tempérance, sobriété, générosité, modestie, clémence… Ne voyons à cela nul paradoxe : si les passions sont – qui le nierait tant leur force est grande ? –, c'est qu'elles ont leur raison d'être ; elles sont naturelles, éthiquement neutres, ni bonnes ni mauvaises, pourvu qu'elles n'entrent pas en conflit avec la raison. Fondée par la nature des choses, une passion ne pourra être combattue que par une autre, plus forte, aidée des sentiments, mais non pas les seules idées ; nulle maladie dans la passion, nulle perversité ; c'est une puissance à éduquer ; de l'ordre de la nature, elle appartient aussi bien à la raison. D'ailleurs qui proposerait un critère objectif du bien et du mal s'illusionnerait naïvement : « Nous ne désirons, nous ne voulons pas, nous ne poursuivons pas une chose parce qu'elle est bonne, mais inversement elle est bonne parce que nous la désirons, la voulons et la poursuivons » (Éthique). Spinoza intègre la valeur au désir sans sombrer dans le subjectivisme. La grande affaire devient de transformer les tendances passives en puissance active, de libérer l'homme sans le sortir de la nature. Cela est possible dès lors que tout conflit provient des passions et que la raison est à même d'accorder un homme avec lui-même.

En outre, ce qui vaut pour l'individu vaut pour la société ; ce qui est vrai pour la morale le sera aussi pour le droit. « L'impuissance de l'homme à gouverner et à contenir ses passions, je l'appelle servitude », écrit Spinoza. Et la servitude règne sous d'autres espèces que la passion : la superstition religieuse en est une forme, le régime monarchique une autre. « C'est donc la servitude et non pas la paix qui est favorisée par le transfert de tout le pouvoir à un seul homme ; car la paix […] ne consiste pas dans l'absence de guerre, mais dans l'union des âmes, c'est-à-dire la concorde » (Traité politique).

Le dessein du philosophe demeure constant : la joie intérieure ne peut être dissociée de la démocratie. « Cela fait partie de mon bonheur de donner mes soins à ce que beaucoup d'autres comprennent comme moi, de sorte que leur Entendement et leurs désirs s'accordent avec mon Entendement et mes désirs » (Traité de la réforme de l'entendement). Si l'on veut construire la « béatitude », il faut, en même temps, édifier une société qui rende possible et garantisse la liberté. Loin de Spinoza le projet d'un modèle social utopique ; il faut viser à la pratique et à sa réalisation en tenant compte des imperfections et des mauvaises dispositions des individus avant leur libération intérieure. À cette fin, les passions de chacun seront mises au service de tous. La première initiative proposée est, en conséquence, l'utilisation de la contrainte et d'institutions coercitives pour obtenir une conduite sociable, raisonnable et juste des individus. Le pouvoir légitime appartiendra à une assemblée démocratique qui, pour faire persévérer dans l'être le groupe social qu'elle incarne, s'efforcera d'instaurer des relations de « paix et d'amitié » entre les hommes également législateurs. La terre deviendra propriété collective, et chaque citoyen sera susceptible, quel que soit son rang, de servir sous les drapeaux : car « rien n'est plus utile à l'homme qu'un autre homme vivant sous la conduite de la Raison », et enfin « il est plus libre dans l'État que dans la solitude » (Éthique).

« Le bien que tout partisan de la vertu poursuit pour lui-même, il le désirera aussi pour les autres, et cela d'autant plus qu'il a une plus grande connaissance de Dieu » (Éthique). Se comprendre ainsi, c'est se connaître par la connaissance du troisième genre, grâce à laquelle nous « éprouvons une Joie accompagnée de l'idée de Dieu comme cause éternelle […]. Et si la Joie consiste dans le passage à une perfection plus grande, la Béatitude consiste alors pour l'esprit à posséder la perfection même » (Éthique). Cette béatitude se confond avec la libre unification de soi-même et du monde, jointe à l'amour intellectuel de Dieu. Alors, nous expérimentons notre âme, non comme immortelle, mais comme éternelle ; l'idée que nous formons de nous-mêmes n'est plus que le reflet de celle que Dieu pense « sous l'espèce de l'éternité ». « L'Amour intellectuel de l'Esprit envers Dieu est l'Amour même par lequel Dieu s'aime lui-même, non en tant qu'il est infini mais en tant qu'il peut s'expliquer par l'essence de l'esprit humain considéré sous l'aspect de l'éternité ; c'est-à-dire que l'Amour intellectuel de l'Esprit envers Dieu est une partie de l'amour infini par lequel Dieu s'aime lui-même » (Éthique).

Est-il utile d'ajouter qu'une doctrine aussi subversive que peu orthodoxe ne recueillit guère les faveurs des philosophes en son temps ? Malebranche, Fénelon, Leibniz, Bayle s'en prirent à elle. « Nul n'est prophète en son pays. » Spinoza fit toujours l'expérience de cette règle. Au cours des xviiie s. et xixe s., l'herméneutique perdit en clairvoyance ce qu'elle gagna en bienveillance. Comme firent les romantiques allemands, les interprètes tentèrent une réduction du système tantôt à une pure ontologie, tantôt, à la manière de Jabobi, de Schelling et de Hegel, à une simple philosophie de la nature. On a déjà indiqué que les pensées spinoziste et nietzschéenne étaient parentes dans leur effort de transvaluation des valeurs établies. N'appartient-il pas au premier chef à la philosophie et à la science contemporaines de reconnaître leur dette à l'égard d'une réflexion dont on voudrait suggérer qu'elle subsiste tout entière au service de l'univocité et de la lucidité, de l'être, du produire, du connaître et du langage ?