critique d'art

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la peinture ».

Définitions

Au sens étroit : genre littéraire spécifique dont l'apparition tardive coïncide avec la reprise, au xviiie s., de l'organisation régulière d'expositions publiques. Les Salons de Diderot en sont le prototype par excellence. Le critique d'art s'oppose ici à l'historien (il prend parti et cherche souvent à infléchir la production contemporaine) et au théoricien (dont il peut utiliser les principes, mais dans une perspective qui vise toujours l'individualité concrète de l'œuvre). Au sens large : tout commentaire sur une œuvre contemporaine ou du passé. La critique d'art peut alors s'intégrer à d'autres disciplines (esthétique, poétique ou théorie artistique, histoire de l'art) ou à d'autres genres (poésie, fiction romanesque, biographie, essai, correspondance, journal). Ses débuts sont à chercher dans un procédé littéraire cultivé par les Grecs sous le nom d'ekphrasis, dont la description par Homère du bouclier d'Achille est souvent citée comme le premier exemple.

Quelle que soit l'extension que l'on donne à ce terme, toute critique d'art implique un jugement, explicite ou non, sur l'œuvre considérée, le fait d'en parler constituant à lui seul un choix. Et c'est ainsi que l'on a pu qualifier d'" actes critiques " (Longhi) l'achat, le vol, la falsification, la copie, la restauration ou la destruction d'œuvres d'art, tandis que Panofsky voyait dans l'attribution l'essence même d'une compréhension critique, celle du " connaisseur " défini comme " historien de l'art muet ". Qu'elle se veuille franchement normative ou objectivement analytique, la critique se réfère inévitablement à une échelle de valeurs et à une certaine conception de l'œuvre d'art. C'est dire qu'il n'y a pas de critique innocente (une simple description fait déjà appel à la notion d'imitation et suppose une première lecture, donc une interprétation) et que tout commentaire d'un tableau engage obligatoirement un goût, une praxis ou une doctrine artistique, une vision de l'histoire et une esthétique qui, même sous-entendue, ne peut que renvoyer à une ontologie implicite, voire à une idéologie. Toute critique est donc datée, en ce qu'elle prend racine dans un contexte socioculturel donné qui lui suggère à la fois ses normes de référence et ses catégories d'analyse. D'où l'intérêt de l'histoire de la critique comme branche d'une " histoire de l'esprit " aussi bien que comme discipline auxiliaire de l'histoire de l'art. Et si l'étude de commentaires anciens est précieuse pour restituer la situation et l'intention d'œuvres d'art du passé, il en découle que toute bonne critique ne peut être qu'historique, de même que toute histoire de l'art valable se doit d'être critique, les deux activités convergeant à la limite vers une prise de conscience qui vise à assumer la distance entre deux relativités, celle de l'œuvre à son milieu et celle du critique au sien.

La découverte de cette interdépendance ainsi que la réflexivité croissante, depuis le siècle dernier, de l'œuvre d'art, qui tend à assumer elle-même une dimension critique, ont favorisé l'approfondissement récent d'une double interrogation relative au statut (nature, buts, devoirs, limites) et à l'histoire d'un genre que, par ailleurs, la multiplication des manifestations artistiques et la diffusion de la presse et de l'édition avaient contribué à vulgariser. Cristallisé d'abord autour de quelques centres (à Vienne : J. von Schlosser ; en Allemagne : A. Dresdner ; en Italie : L. Venturi et la revue L'Arte ; en Angleterre : D. Mahon, A. Blunt, E. Gombrich ; aux États-Unis : F. P. Chambers, E. Panofsky, R. W. Lee), l'intérêt pour ces problèmes semble aujourd'hui se généraliser.

Les débuts : l'Antiquité

La possibilité d'une critique d'art présuppose, de la part des écrivains, une certaine considération pour les artistes. Son avènement passe donc par l'émancipation du statut social du peintre et du sculpteur, longtemps relégués dans l'anonymat ou méprisés comme pratiquant un métier manuel et rétribué. À ce dédain de la part des " arts libéraux " s'est ajoutée la méfiance des philosophes, dévaluant le sensible au profit de l'intelligible et préférant la vérité à l'illusion, l'être à l'apparence. Enfin, la difficulté propre à la critique d'art étant l'hétérogénéité des langages (faire correspondre des mots à des images), sa réussite dépend d'un certain nombre de connaissances techniques ainsi que de l'élaboration d'une terminologie spécifique. Tout cela explique peut-être que les premières tentatives aient été souvent le fait des artistes eux-mêmes, tel le sculpteur Xénocrate, principale source de Pline l'Ancien. Mais si la critique des " professionnels " a le mérite d'une certaine technicité, son orientation théorique, voire pédagogique, risque de lui conférer une allure normative, et la codification de " canons " (Praxitèle), la définition de modèles idéaux (Apelle, Lysippe, puis Phidias) ou de critères dogmatiques (vérité de l'imitation, harmonie des proportions numériques) devaient la conduire tout naturellement à concevoir l'évolution comme un progrès ou une décadence.

Avec le développement du marché, la constitution de collections, l'intégration des arts visuels dans les programmes d'éducation culturelle (Aristote) et la multiplication des voyages (Pausanias) apparaît une critique d'amateurs profanes, souvent hommes de lettres pour qui l'intérêt d'un tableau est plus dans le contenu (le sujet) que dans le mode de représentation (la forme). D'où les premiers conflits entre artistes et critiques, et l'apparition de la querelle de la compétence (Zeuxis). De plus, la spéculation sur la correspondance entre art et littérature (Aristote, Quintilien, Cicéron, Horace [ut pictura poesis]), mettant encore l'accent sur l'" histoire " figurée, encourage la pratique de l'ekphrasis (Callistrate, Ovide, Lucien, les Philostrate, etc.) et imprime aux commentaires un caractère narratif ou descriptif qui, lui aussi, aura la vie dure.

L'Antiquité n'a pas connu la critique d'art stricto sensu, puisque aucun auteur ne s'est attaché à rendre compte d'œuvres de son temps. D'autre part, tous les textes qui nous intéressent ici sont insérés dans des genres non spécifiques (traités, vies, guides géographiques, fiction, etc.). Mais, bien que normative ou descriptive, la réflexion antique sur l'œuvre d'art a préparé les instruments de la future critique d'art. Certes, la terminologie reste embryonnaire, mais les concepts se dessinent, les catégories se précisent : " mimesis " (Platon, Aristote), vraisemblance et convenance, beauté (mais les domaines esthétique et artistique ne sont pas encore explicitement reliés), hédonisme, utilitarisme, mystique du nombre, etc. Vers la fin de l'Antiquité, les derniers obstacles semblent être levés lorsque, dans le contexte du stoïcisme et du néoplatonisme, se développe la notion de " fantaisie ", ancêtre de celle d'" imagination " et signe d'une reconnaissance de la créativité de l'artiste.

L'intermède médiéval

Mais le quasi-monopole de l'Église dans l'organisation de la production artistique, entraînant une brusque mutation des conditions socioculturelles, devait bientôt bloquer l'émancipation théorique du génie inventif et retarder de plus d'un millénaire la naissance d'une véritable critique d'art. En effet, renaît la vieille ségrégation que le Moyen Âge va systématiser en codifiant les arts mécaniques, où les peintres mettront d'ailleurs du temps à trouver une place, reconfinés d'abord dans l'anonymat, puis groupés tardivement dans des gildes professionnelles où ils voisineront parfois avec les droguistes. Lorsque ces artisans prendront la plume, ce ne sera que pour transmettre des procédés techniques, les recettes du métier : et les seuls écrits consacrés à la peinture seront longtemps des " manuels " d'ateliers (Heraclius, Schedula du moine Théophile, Hermeneia du mont Athos, etc.). De plus, toute la métaphysique théologique tendait à développer un contexte fort peu propice à la reconnaissance de l'œuvre d'art comme valeur sui generis : méfiance iconoclaste, ascétisme et dévaluation du monde terrestre, manichéisme de l'esprit contre la matière détournent l'attention de la forme individuelle et concrète vers un contenu transcendantal et exclusif dont le clergé se réserve la clé. C'est pourquoi les quelques notations critiques positives qui émergent de la littérature médiévale, et qu'a brillamment dégagées E. de Bruyne, assument parfois un caractère presque clandestin et sont à cueillir, souvent entre les lignes, dans des textes fort dispersés : tandis que des formes héritées de l'Antiquité se perpétuent, comme l'ekphrasis (descriptions de monuments chrétiens, réels ou imaginaires, où l'accent est toujours mis sur le programme iconographique et sa valeur édifiante : Paulin de Nole, Grégoire de Nysse, Asterius, Jean de Gaza, Paul le Silentiaire), les dérivés de l'épigramme (titulus, puis sonnet ou canzone), les guides topographiques (axés sur les trésors des itinéraires de pèlerinage), etc., de nouveaux genres doivent être pris en considération, comme les inventaires, les chroniques (Suger, Gervais de Canterbury) ou les écrits polémiques (Libri Carolini, Bernard de Clairvaux). Parallèlement, la spéculation esthétique se poursuit (saint Augustin, saint Bonaventure, saint Thomas), mais dissociée de la théorie artistique, tout comme la réflexion sur la perspectiva naturalis et les problèmes d'optique (Witelo, Peckham, Grosseteste).

Cependant, et même sans tenir compte du xive s. florentin, où l'importance croissante des arts plastiques dans la vie culturelle de la cité suscite une première renaissance de la critique picturale (Dante et Boccace sur Giotto, Pétrarque sur Simone, Filippo Villani et les commentateurs de la Divine Comédie), le bilan demeure positif et certaines découvertes resteront acquises, comme celles de la valeur morale ou mystique de la couleur (Theophilus, Suger) ou de l'intérêt, pour une lecture symbolique ou allégorique de l'image, des méthodes de l'exégèse à plusieurs niveaux (pseudo-Denys l'Aréopagite, Scot Érigène).

Les prémices théoriques : Renaissance, maniérisme, classicisme

Au xve s. s'ouvre en Italie l'âge d'or de ce que l'on pourrait nommer la poétique artistique : le traité succède au manuel et prépare l'avènement de l'essai, qui fleurira souvent au siècle suivant sous la forme du dialogue. Certes, les genres traditionnels survivent et se développent (chroniques patriotiques, vies, inventaires, " Mirabilia " et guides topographiques, nouvelles et romans allégoriques, poèmes, etc.). Mais la soudaine prolifération de textes théoriques, le besoin de principes et de règles sont révélateurs de la soif de respectabilité qui pousse la peinture à chercher dans la pratique des sciences (perspective géométrique, mathématique des proportions, anatomie) et dans l'érudition (Ghiberti) la justification de sa prétention au statut d'art libéral. De cette reprise de l'émancipation sociale de l'artiste, bientôt sacré " divin " avec Michel-Ange, témoigne encore l'interminable querelle sur la prééminence (" paragone ") qui oppose le peintre au poète, au musicien, voire au sculpteur. Alberti, Léonard, Dürer, Vasari, Zuccaro, Lomazzo, Poussin, Reynolds et bien d'autres s'inscrivent ainsi dans une généalogie de peintres-philosophes, humanistes érudits dont un Delacroix ou un Paul Klee seront les héritiers lointains. Des écrivains (l'Arétin, Dolce, R. Borghini, bientôt suivis par Agucchi, Bellori, Baldinucci, Félibien) apportent leur caution et participent à ce renouveau d'une réflexion esthétique avant la lettre, dont l'effet à long terme sera l'élaboration des fondements théoriques du discours critique. Mais d'emblée les critères du jugement se précisent, les catégories de l'analyse se cristallisent. Invention, dessin, couleur seront les " parties " de la peinture, dont la distribution, empruntée à l'ancienne rhétorique, connaîtra une stabilité durable. Théories de la convenance (décorum), de l'expression des passions, de l'unité d'action se définissent en fonction de l'" histoire " représentée et témoignent encore de l'influence renouvelée de la critique littéraire. Quant à des concepts comme ceux de " relief ", de " sfumato " ou d'" union chromatique ", plus spécifiquement picturaux, ils marquent un enrichissement de la terminologie. Au début, tout ordre est soumis à la mesure, fruit de l'expérience, et la peinture s'affirme comme une méthode rationnelle de connaissance. Mais à la nature, qui trouve une nouvelle consistance dans la réhabilitation de l'apparence, s'ajoute un deuxième objet de l'imitation : l'antique, bientôt relayé par les grands maîtres, Raphaël, Michel-Ange, Titien, dont l'œuvre est appelé à jouer le rôle d'une nature seconde, épurée et source de la " grande manière ". D'où l'oscillation entre " naturalisme " et " idéalisme ", vérité et beauté, qui accompagnera longtemps ce premier dépassement de la doctrine de la mimesis, mais dont l'aspect positif sera le dégagement progressif de la notion de style, issue précisément de la multiplication des comparaisons. En effet, la redécouverte de l'histoire, amorcée dès le xive s. florentin et qui culmine avec les Vite de Vasari, devait déclencher une méditation sur les causes et le sens de l'évolution des formes. Et c'est alors que se fixe le fameux schéma ternaire (âge d'or-décadence-renaissance) qui prévaudra au moins jusqu'à Winckelmann et dont les faiblesses, définitivement dénoncées par Riegl, ne devraient pas masquer l'ébauche d'une théorie du milieu (les invasions barbares, responsables des ténèbres médiévales) promise au plus bel avenir (Taine, sociologie de l'art) ni faire oublier l'importance de l'apparition des premières catégories historico-stylistiques, dont l'origine polémique (manières " grecque ", " gothique ") et péjorative (définitions négatives, par opposition à une norme " classique ", fruits de l'adaptation de la condamnation vitruvienne de la peinture de grotesques, comme l'a bien montré E. Gombrich) n'empêchera pas la fortune (v. l'origine des mots baroque, rococo, impressionnisme, fauvisme, cubisme).

Ces éléments se développent au cours de la période dite " maniériste ", aussi prolifique que complexe. Le sentiment confus d'une maturité dépassée —cette nostalgie automnale dont parle si justement Schlosser —, joint à l'hyperconscience des moyens plastiques mis en œuvre, semble déboucher sur une sorte de distance critique, dont la naissance de la caricature est une autre manifestation. Le mot art, par un double mouvement de dégagement et de synthèse, achève la mutation d'où sortira son sens moderne : esthétique et visuel (les " arts du dessin "), tandis que l'artiste, loué pour la " virtuosité " avec laquelle il triomphe de la " difficulté ", revendique le respect pour son " idée " et prend souvent l'initiative de la création, laissant au collectionneur, qui ne l'a pas commandée, le soin d'acheter l'œuvre qu'il aura bien voulu produire. Un véritable culte de l'art coïncide avec un renouveau de la spéculation esthétique, dont la jonction enfin explicite des réflexions sur l'art et sur la beauté, due à une recrudescence de l'influence néoplatonicienne, est la caractéristique principale. Mais le dualisme latent s'aggrave à la faveur de l'intellectualisme dominant : le concept clé de " dessin ", déjà subdivisé par Cennino, éclate chez Zuccaro en " dessin interne " (la conception) et en " dessin externe " (l'exécution), et leur réconciliation se fera attendre trois siècles. Par ailleurs, les notions de fantaisie et de génie (Aretino, Giordano Bruno, Francis Bacon) ressuscitent et amorcent un glissement sémantique qui conduira au Romantisme. C'est que le rationalisme est en recul : la mathématique est chassée du temple de la peinture, où l'on préfère, depuis Vasari, la " grâce " à la " mesure ", la " licence " à la " règle ", et l'évolution du mot goût, étudiée par R. Klein, est là pour le confirmer.

Et pourtant, cette époque éprise de liberté individuelle est aussi celle du retour à l'autorité. La résurgence d'éléments médiévaux, véhiculés par la Contre-Réforme, entraîne un recours à des critères extrinsèques (morale, dogme), et la lecture inquisitoire de la censure, qui vise le seul contenu de l'image, s'appuie sur une interprétation restrictive du " décorum " comme décence : le Jugement dernier de Michel-Ange en fera les frais. C'est l'âge de la feuille de vigne, dont Gilio, Molanus ou Paleotti illustreront la déviation critique. Autorité encore : la codification de préceptes (Danti, Armenino) destinés à restaurer la bonne peinture par le biais de programmes pédagogiques, bientôt sanctionnés par les académies nouvellement créées. La brusque multiplication de ces institutions de prestige, qui détrônent les anciennes gildes et où s'investit la revendication de " noblesse " des artistes, est à la fois le signe d'une consécration et l'annonce d'un danger : le patronage équivoque de l'aristocratie prépare le terrain pour l'utilisation des académies par le pouvoir à des fins centralisatrices et de propagande (Colbert-Le Brun). Pour avoir trop bien échappé à la corporation, le peintre tombe sous la coupe du prince.

Et c'est bien sur l'enseignement et les règles plutôt que sur le génie que parieront les théoriciens du xviie s., qui, dans l'ensemble, se situent à la fois dans le prolongement et en réaction contre l'esthétique maniériste : mêmes intérêts, mêmes problèmes. La lente redécouverte de la peinture médiévale, amorcée sous le signe de la pieuse érudition issue du concile de Trente, se poursuit (Mancini), et culminera dès la fin du siècle suivant avec les mouvements " primitifs ". Continuité aussi dans le domaine de l'iconologie, où le goût maniériste du hiéroglyphe (Alciati, Ripa) débouche sur l'allégorie baroque (Tesauro, Menestrier), objet, elle aussi, de doctes exégèses. Des résistances corporatives au nord des Alpes provoquent des séquelles de la querelle sociale (en France : brevet contre maîtrise, Académie royale contre celle de Saint-Luc), qui viennent confirmer la dichotomie du cerveau et de la main, de la théorie et de la pratique (Félibien). Mais, si la doctrine académique reprend bien des éléments apparus au cours de la seconde moitié du xvie s., tels l'éclectisme ou le " décorum " entendu comme " bienséance ", elle se nourrit aussi d'une réflexion antérieure, dont le retour à une définition néo-aristotélicienne de l'imitation idéale est caractéristique : la " belle nature ", c'est bien la nature vue à travers l'antique, mais c'est surtout la nature corrigée par elle-même, saisie dans la perfection de son " intention ", comme forma agens, et restituée à ce qu'elle " devrait être " par un processus de sélection et de généralisation visant le type, la species, processus dont Alberti et Danti avaient posé les premiers jalons et que Diderot, Reynolds ou Quatremère de Quincy développeront à leur tour. Cette théorie de l'idée extraite du sensible s'inscrit dans un contexte dont le rationalisme, encouragé par Descartes, a plus d'un point commun avec la première Renaissance. Et c'est bien à cette période que nous renvoie une querelle qui se rallume, celle de la perspective, qui met aux prises Bosse, Huret et Chambray, traducteur de Léonard et pour qui l'optique est l'" art de voir les choses par la raison ". Clarté, équilibre et mesure constitueront ainsi les piliers d'un Classicisme rigoriste, dont l'exemple de Poussin sera longtemps la grande référence.

En fait, Poussin lui-même, dont les lettres nous révèlent un peu la conscience critique, s'appuyait sur une tradition rencontrée à Rome et dont Agucchi, avant Bellori, s'était fait le porte-parole : doctrine du juste milieu qui voit en les Carrache et leurs disciples bolonais les sauveurs de la peinture, menacée par un excès à la fois de " naturalisme " (Caravage) et de " manière " (le Cavalier d'Arpin). L'hostilité à Michel-Ange, détrôné au profit de Raphaël, et aux Vénitiens entretiendra en France une polémique analogue contre " libertins " et " cabalistes ", tandis que Winckelmann et Reynolds poursuivront cette lutte sur deux fronts, le Rococo tenant alors le rôle de la " manière " et les Flamands celui de la nature vulgaire. Est-ce à dire que toute la doctrine " classique " est marquée du sceau de l'italianisme ? Il convient, sur ce point, de nuancer les affirmations de Schlosser. Mais il n'en reste pas moins que Rome et Florence garderont longtemps la prééminence. Et si, dès la fin du xvie s., on constate un élargissement européen de la théorie picturale, tant Van Mander ou Sandrart, les " Vasari du Nord ", que F. Junius, Hoogstraeten ou Lairesse aux Pays-Bas, Hilliard ou Richardson en Angleterre, Carducho, Pacheco, Palomino en Espagne ne sauraient cacher leurs sources, et leur originalité ne peut se définir que par rapport à elles. La filiation peut d'ailleurs être indirecte, et l'influence de la France comme relais est indéniable en Angleterre, par exemple, où le De arte graphica de Dufresnoy, déjà traduit et commenté par De Piles, le sera encore par Dryden avant d'être réannoté par Reynolds près d'un siècle plus tard.

En Italie même, tandis que l'héritage vasarien fructifie sous la plume des Baglione, Baldinucci, Passeri, Pascoli, Bellori, qui mêlent habilement le genre théorique du traité (introductions) et celui, historique, des vies, des oppositions s'affirment contre l'impérialisme artistique romano-florentin : Lomazzo à Milan, Mancini à Sienne, Malvasia à Bologne, Ridolfi ou Boschini à Venise développent une historiographie locale souvent d'une haute valeur critique et qu'un certain chauvinisme n'empêchera pas de contribuer à la prise de conscience de la relativité des styles.

Le tableau de genre évolue lui aussi progressivement. Avant que l'ère des traités ne touche à sa fin (ceux de Richardson, Hogarth ou Liotard seront parmi les derniers essais significatifs), une variante apparaît, dont l'origine résulte directement de l'organisation des académies : la conférence (Zuccaro, Bellori, Le Brun, C. A. Coypel, Reynolds, Füssli), qui peut prendre, comme à Paris, la forme du commentaire d'un tableau modèle. Les vies elles-mêmes consacrent de plus en plus de place à l'étude des œuvres, tandis que les dérivés de l'ekphrasis (Borghini, Bocchi sur le Saint Georges de Donatello, Bellori sur les Stances de Raphaël, De Piles sur la collection du duc d'Orléans) gagnent en précision analytique. Les récits de voyages (De Brosses, Montesquieu) se multiplient, ainsi que les guides touristiques, notamment en Angleterre à l'époque du " Grand Tour ". Le roman critique, grâce aux voyages fictifs de Scaramuccio ou de Boschini, ou le poème (Dufresnoy, Molière, Watelet) connaissent leur chant du cygne. Enfin, l'apparition de dictionnaires techniques, dont le Vocabolario de Baldinucci est le prototype, marque un progrès important dans la fixation de la terminologie.

La frontière entre classique et baroque est, au niveau des doctrines, fort difficile à cerner. En effet, rien ne ressemble plus aux idées de Bernin (rapportées par Baldinucci ou Chantelou) que celles de Bellori, qui refusa d'écrire sa biographie. Et si l'un des critères préférés des historiens modernes, l'insistance sur une rhétorique de la persuasion, fait presque figure de " topos " à l'époque, l'esthétique du sentiment n'apparaît guère avant la littérature préromantique. Il est cependant un domaine dans lequel se dessine un clivage plus net : c'est celui de la critique d'art à proprement parler, à laquelle il nous faut revenir, après en avoir exploré les fondements et les alentours.

Formation des instruments critiques : connaisseurs et coloristes

Si la théorie, nécessaire au départ, peut jouer le rôle de ressort de la critique, en serait-elle aussi l'obstacle, les préjugés doctrinaux empêchant de voir l'œuvre individuelle et concrète ? Certains l'ont prétendu, arguant d'un fréquent divorce apparent entre préceptes et goûts réels, principes et pratique de l'art (sensible chez Le Brun, par exemple). Un cas exemplaire montre qu'il peut n'en être rien : Vasari, que son " système ", exposé dans les préfaces (et qui n'a, certes, rien de bien rigide, comme en témoigne l'hésitation constante entre l'illusionnisme naïf et la " grande manière "), n'empêche pas d'être parfois un critique remarquable dont les caractérisations stylistiques, même péjoratives, peuvent être très fines (la manière " sèche, dure, coupante " qu'il reproche aux primitifs trop " minutieux "). Et si ce précurseur de l'histoire de l'art a si bien différencié les " 3 âges " de la " renaissance " de la peinture, il sait aussi mettre en relief l'élément personnel, irréductible d'un tableau, qu'il conçoit, à la suite de Cennino, de Ghiberti ou de Filarete, comme une écriture. Peintre et collectionneur, Vasari va voir les œuvres, propose des attributions, et, même s'il lui arrive souvent de se tromper, ses notations empiriques, ses réactions immédiates sont parfois assez précises pour être utilisables par la critique moderne, comme dans la tentative spectaculaire de reconstitution d'un catalogue de " Stefano Fiorentino " par Longhi. Ses maladresses sont souvent le fait d'une terminologie encore hésitante, bien qu'une série d'oppositions commencent à se dessiner : " grâce " de Raphaël, " terribiltà " de Michel-Ange, " furie " de Schiavone. Très sensible à la chaleur, à la rapidité d'exécution, Vasari est le premier à poser le problème du non-fini, et ses pages sur le vieux Titien montrent qu'en dépit de ses préjugés florentins et de son obsession du dessin, il sait reconnaître l'intérêt de l'" esquisse ", de l'" ébauche ".

Mais c'est au nord que l'on semble avoir apprécié d'abord les qualités matérielles de la peinture, et, si la sensibilité chromatique d'un Jean Lemaire mérite d'être signalée au passage, c'est à Venise, patrie de la couleur, qu'il faut chercher les principaux précurseurs de la critique d'art. Marcantonio Michel est le prototype du connaisseur : laconique mais précis, il visite les collections, discute des attributions et fonde les siennes sur une observation directe et intelligente (Saint Jérôme d'Antonello) qui révèle un œil exercé à distinguer les caractéristiques de chaque école, sans que son objectivité l'empêche d'émettre des jugements de valeur (il est friand de giorgionisme). Avec l'Arétin, dont le franc-parler provoquera la brouille avec Michel-Ange, c'est au contraire le type du journaliste moderne qui apparaît : marchand à ses heures, trafiquant de son influence, cet amateur passionné, dilettante mais sûr de lui, Florentin transfuge et ennemi des pédants, ne s'embarrasse pas de théories, mais fait confiance à son intuition, qui lui révèle le génie de Titien. Ses lettres abondent en trouvailles, telle la célèbre description du Grand Canal, sorte d'ekphrasis inversée où la nature imite l'art en empruntant au peintre sa palette. Les dialogues de Pino et Dolce, où la couleur n'est vantée qu'au nom de l'illusion, font pauvre figure entre l'Arétin et Boschini, autre grand précurseur d'une approche sensuelle de la peinture. Polémique, passionnée, la critique de ce peintre médiocre, grand admirateur de Tintoret, se veut technique (l'enrichissement du lexique y est considérable) et se déclare deux buts : distinguer le bon du mauvais et " connaître le caractère des auteurs ". Point d'" idée " ou d'" invention ", peu de " dessin ", beaucoup de " taches " et de " touches ", et le mot " pinceau " revient ici sans cesse pour qualifier la " pâte " du tableau, dont la facture est toujours saisie dans sa genèse. On ne saurait trop souligner l'audace et la nouveauté d'un discours qui se permet, en plein xviie s, d'ignorer le sujet et de préférer ouvertement le sensible à l'intelligible, l'accident à la substance et l'exécution à la conception.

La voie est ouverte pour De Piles, dont les rapports avec son génial prédécesseur restent mystérieux. Quoi qu'il en soit, le combat que mène ce chef du parti rubéniste contre les poussinistes de l'Académie, qui prépare celui des delacruciens contre les ingristes, voire de l'Abstraction lyrique contre l'Abstraction géométrique, n'est qu'un épisode d'une confrontation apparue dès la fin de l'Antiquité (Orient contre Méditerranée, Denys d'Halicarnasse, Plutarque contre Pline, Vitruve) et reprise au xvie s. (Venise contre Florence), puis à Rome vers 1630, au sein de l'Académie de Saint-Luc. De Piles est d'abord un théoricien, et sa réflexion, qui s'inscrit aussi dans le contexte de la querelle des Anciens et des Modernes et du " paragone " peinture-sculpture, accepte l'essentiel de la doctrine de Félibien, mais étend l'effort de rationalisation aux domaines du clair-obscur, entendu dans sa fonction chromatique d'agent privilégié de la composition picturale, et de la couleur, " âme " et " différence spécifique " de la peinture, dont il définit la première syntaxe systématique, allant jusqu'à poser les bases de la théorie du " mélange optique " de Seurat. Développant la notion boschinienne d'apparence et celle, berninienne, de solidarité des parties du champ visuel et de relativité de la perception à la distance et au point de vue, il résume les éléments d'une poétique baroque (" effet ", " beau fard " d'un art qui veut plaire, " persuader les yeux " et surprendre le spectateur en stimulant son imagination), tandis que son intérêt pour le paysage annonce, avant Dubos, la sensibilité préromantique. Mais De Piles est aussi un critique averti, et, si sa Balance des peintres ressemble fâcheusement à la manie du palmarès de certains chroniqueurs artistiques de nos jours, ses analyses de tableaux de Rubens mettent en œuvre une méthode dont Diderot se souviendra.

L'attention à la physionomie concrète et unique de l'œuvre implique la considération de son caractère manuel et technique. L'apparition de faux, consécutive au développement du marché artistique, ne pouvait manquer d'entraîner la multiplication des experts, " professori " en Italie, " amateurs " ou " antiquaires " en France, " dilettanti ", " virtuosi ", puis " connaisseurs " en Angleterre. Un nouveau concept se dessine, celui d'" original " opposé à la copie (le mot plagiat n'apparaîtra qu'au xviiie s.) ; d'où l'insistance sur la valeur graphologique du non-fini, dont Boschini notait déjà qu'il est beaucoup plus difficile à imiter. Parallèlement, l'incidence stylistique des divers procédés graphiques se dégage (Baldinucci pour le dessin, Bosse pour la gravure), tandis que la méthodologie du " connoisseurship " se précise (Sanderson, Baldinucci, Richardson).

L'activité nouvelle de l'Angleterre, dont l'importance pour l'histoire de la sensibilité a été récemment mise en lumière par la monumentale étude de J. Dobai, est due d'abord à la présence de grands collectionneurs (Arundel), puis au développement d'une école de peinture fécondée à la fois par une pratique rubéniste et par la théorie du Classicisme franco-italien. Qu'on y ajoute l'impact de l'empirisme de Locke, l'orientation subjective de la discussion sur le goût (Hume), l'héritage du néoplatonisme élisabéthain, qui véhicule les notions d'imagination, d'inspiration, d'enthousiasme et de génie (Shaftesbury), l'évolution des catégories de sublime (Burke) et de pittoresque (Gilpin), liée à la mode des jardins et à un nouveau sentiment de la nature, et l'on aura déjà un aperçu de l'horizon culturel du premier grand critique d'art moderne : Diderot.

L'avènement d'un genre autonome

L'importance du xviiie s. tient ici à une double cristallisation : celle du système des " beaux-arts ", dont les classifications modernes ne feront que perfectionner le schéma, et celle des disciplines qui s'y rapportent. C'est dans ce contexte, qui voit l'histoire de l'art, avec Winckelmann, commencer à remplacer celle des artistes, et l'esthétique, baptisée par Baumgarten, prendre conscience de sa personnalité, que va naître la critique d'art comme genre spécifique. Tandis que le Néo-Classicisme, de par son attitude rétrospective, entraîne la réactivation d'une certaine distance critique, favorisée encore par la simultanéité des courants rococo tardifs et préromantiques et le libéralisme de l'Académie depuis la victoire des rubénistes, la reprise, en 1737, de l'organisation d'expositions régulières au Louvre va créer à la fois le climat propice et le prétexte à une multiplication de comptes rendus sous forme de conversations, " correspondances ", lettres, brochures, pamphlets, articles de gazettes. Paris est alors la capitale de l'art moderne, et le public, soudain fait juge de la production contemporaine, se passionne pour un débat auquel les plus grands écrivains vont bientôt prendre part. C'est que, depuis Dubos, puis sous l'influence de l'Angleterre et de l'Allemagne (Sturm und Drang), le sentiment a détrôné les principes, et la nouvelle conception du goût —le triomphe du je-ne-sais-quoi — tend à remettre en question l'exclusivité de l'artiste en matière de pertinence critique. Et si La Font de Saint-Yenne, l'un des premiers illustrateurs du genre, ne se veut que le porte-parole des spectateurs, à la sensibilité desquels la peinture fait d'ailleurs de plus en plus appel, d'autres ne se priveront pas de faire la leçon aux peintres, provoquant ainsi leur réaction violente. Le premier résultat de cette polémique sera un partage des compétences exacerbant encore le vieux dualisme : la " technique " aux hommes de l'art, l'" idéal " aux gens de lettres.

L'intervention de Diderot, dont la personnalité va influencer toute l'histoire d'un genre auquel il n'a pourtant fait que conférer ses lettres de noblesse (Cochin, Caylus, Grimm et d'autres l'avaient précédé), marque une charnière : héritier du long travail préparatoire de la réflexion théorique, qu'il prolonge par ses digressions et dont il reprend les catégories (sa conception de l'expression est encore celle de Léonard ou de Le Brun), il est aussi le promoteur d'une critique empirique et subjective, fondée sur l'impression immédiate, mais dont la technicité s'enrichit progressivement au contact de ses amis artistes. Son attitude à l'égard de l'Académie, dont il accepte les principes (grand style, belle nature, hiérarchie des genres) tout en refusant ses produits (" laissez-moi cette boutique de manière ! "), est significative, comme son oscillation entre imitation et transposition expressive, raison et enthousiasme, sens de l'équilibre et goût des extrêmes, généralité du type et particularité du caractère. Esthéticien opportuniste, cherchant à concilier dans une synthèse audacieuse, mais boiteuse, Locke et Platon, révélateur fidèle des goûts d'une époque de transition, c'est au nom de l'antique et de la nature qu'il oppose à la dépravation de la mode Pompadour la " peinture morale " de Greuze ou la " magie " de Chardin. Primesautière, volontiers ironique, parfois contradictoire, déjà " partiale, passionnée, politique " comme le voudra Baudelaire, la critique de Diderot, malgré l'hypothèque du parti pris littéraire, qui lui sera souvent reproché, malgré son obsession du théâtre et sa manie de substituer son " idée " à celle du peintre, reste le premier chef-d'œuvre du genre, et, si ses promenades dans les paysages de Vernet relèvent encore de l'ekphrasis, la plupart de ses descriptions sont déjà des analyses.

Destinés à la Correspondance littéraire de Grimm, les neuf Salons de Diderot ne furent publiés qu'à partir de la fin du siècle, mais leur audience posthume sera considérable : Goethe, Stendhal, Gautier, Balzac, Delacroix, Baudelaire, Zola, Huysmans, les Goncourt, Breton et bien d'autres s'y référeront tout au long d'une ère où la résurgence, malgré Lessing, de l'ut pictura poesis favorise l'intérêt des écrivains pour la peinture, tandis que le succès des expositions ne fait que croître. Certes, les instruments critiques vont se perfectionner, les goûts évoluer. Mais il y a peu d'apports nouveaux dont on ne trouve, au moins à l'état virtuel, l'origine chez Diderot. C'est ainsi que l'on peut situer dans le prolongement de sa quête du " naïf " et du " sauvage " bien des modes qui vont marquer la critique du xixe s. (préraphaélisme, orientalisme, hollandisme, hispanisme, japonisme). De même, le culte de la passion (Stendhal), de l'expression (Toepffer), de l'imagination (Baudelaire), du tempérament (Zola) ou de la suggestion (Mallarmé) dérive du délire inspiré de l'auteur du Neveu de Rameau, qui réclamait déjà une " école où l'on apprend à sentir " et qui fut le premier à viser explicitement l'homme derrière l'œuvre. Quant à l'enrichissement terminologique, ses deux voies les plus fécondes ont, elles aussi, été suivies par Diderot : emprunts au jargon des ateliers, favorisés par la fréquentation des rapins dans les cénacles de la bohème et qui donneront lieu à de véritables morceaux de bravoure (Gautier, Goncourt, Huysmans), ou recours aux correspondances et aux métaphores synesthésiques (Baudelaire, musicalisme symboliste).

Baudelaire, qui définissait la critique comme " un tableau réfléchi par un esprit intelligent et sensible ", écrivait aussi : " Dans un artiste, le critique est toujours égal au poète. " N'est-ce pas là définir le génie de Diderot, chez qui la notion de " mensonge " préfigure l'" artifice " baudelairien et dont la critique est déjà conçue comme une création parallèle cherchant à restituer, par le travail du langage, la teneur affective du tableau ? Une lignée de critiques-poètes s'en souviendront, dont Mallarmé, Valéry, Rilke, Proust, Apollinaire et surtout Breton. Par ailleurs, la critique investit de nouveau le domaine de la fiction à la faveur de la multiplication des romans ou nouvelles ayant pour héros un artiste (Heinse, Balzac, Musset, Zola, Goncourt, Proust, H. James, O. Wilde, H. Hesse, C. F. Ramuz).

Mais à côté de ces sommets se poursuit une critique plus modeste, celle d'écrivains mineurs, de chroniqueurs professionnels, d'amateurs éclairés ou de sympathisants, dont la qualité littéraire peut d'ailleurs réserver des surprises : critique de partis, avant-gardiste ou conservatrice, souvent éclectique, qui réclame tour à tour idéal, modernité, vérité, naïveté, sincérité, tempérament, impression, expression, émotion, pensée, décoration et dont l'orientation suit celle des divers mouvements artistiques au gré des " batailles " successives (Romantisme, Réalisme, Impressionnisme, Divisionnisme, Symbolisme). Parmi les plus intéressants, il faut citer Delécluze, Guizot, Toepffer, Planche, Thoré-Bürger, Champfleury, Castagnary, Sylvestre, C. Blanc, Burty, Duranty, Duret, Laforgue, Aurier, Fénéon, L.-P. Fargue notamment. Cependant, le succès des comptes rendus, qui croît avec la fréquentation des Salons, puis des expositions privées, et le développement de la presse n'empêchent pas la persistance d'autres formes de critique, comme l'essai ou le journal, que pratiquent avec bonheur des peintres-écrivains comme Delacroix, Fromentin, Redon, Signac ou Maurice Denis. Quant aux premiers historiens de l'art du xixe s., ils peuvent être assimilés aux chroniqueurs dans la mesure où ils étudient des œuvres qui leur sont encore presque contemporaines (Mellerio, Geffroy ; Muther, Meier-Graefe en Allemagne).

Hors de France, la diversité des conditions tend à s'accentuer. L'Italie, après un xviiie s. encore très brillant, en particulier à Venise (Algarotti), connaît une éclipse, qui est aussi celle de sa peinture. L'Angleterre, stimulée par l'œuvre théorique de Hogarth, Webb Reynolds, Barry, Paine Knight, Blake, Füssli ou Constable, voit se développer une critique de qualité, dont Hazlitt, Hamerton ou Wilde seront parmi les représentants majeurs. Ruskin, de par sa double influence sur le Naturalisme et le Symbolisme européens, mérite une mention spéciale, et les 5 volumes de ses Modern Painters, qui cherchent à concilier l'éloge de Turner et la défense des préraphaélites, sont un chef-d'œuvre d'intelligence critique. En Allemagne, après les floraisons néo-classique (Winckelmann, Mengs, Lessing, Goethe) et romantique (Wackenroder, Tieck, Gessner, Friedrich, Runge, Carus, F. Schlegel, Schelling, Hegel, Heine), la tendance spéculative s'affirme et, bientôt fécondée par l'expérience d'un Hans von Marées, culmine avec Fiedler, pionnier de la critique " visibiliste " et de l'esthétique moderne.

Le xxe siècle

L'augmentation du nombre des écrits sur la peinture se poursuit à la faveur de la démocratisation artistique et de la multiplication des moyens de communication. Mais, alors que la critique historique et la théorie picturale connaissent des développements spectaculaires, la critique d'art proprement dite semble entrer en crise, et la véritable inflation qui l'affecte trahit une baisse sensible du niveau moyen. Certes, il y a des exceptions de taille, comme dans l'orbite du Cubisme (Apollinaire, Kahnweiler) ou du Surréalisme (Breton, Eluard, Aragon), mais elles sont le plus souvent le fait d'écrivains de premier plan (Malraux, Sartre, Butor). À cela, plusieurs causes. L'accélération de l'évolution et la balkanisation de l'avant-garde (valse des étiquettes, pléthore de manifestes) engendrent un désarroi qui, avant d'être celui du public, atteint les critiques, voire les artistes eux-mêmes. Faute de critères stables de référence, c'est la tendance plus que l'œuvre qui est souvent jugée, et la mode tend à se substituer au goût. D'où l'éclatement de la critique en chapelles, accentué par la multiplication des galeries privées et des revues spécialisées. Et tandis qu'un nouveau genre apparaît, la préface d'exposition, celle-ci tourne volontiers à l'hagiographie, voire au dépliant publicitaire, parfois rédigé par le marchand lui-même. Ce mercantilisme s'accommodant souvent d'un obscurantisme concerté, où le charabia pseudo-philosophique, mystique, technologique, linguistique ou autre tient lieu d'analyse, la fonction même de la critique s'en trouve corrompue, qui, de tribune d'expression du spectateur ou d'introduction à l'œuvre, devient discours pour initiés convertis. Enfin, l'avènement de l'Abstraction, en la privant de l'alibi descriptif, longtemps cultivé malgré l'apparition de la reproduction photographique, a mis à nu la faiblesse fondamentale de la critique occidentale, qui reste la défaillance d'une terminologie spécifique et adéquate, dont la présence en Chine, où la peinture fut toujours considérée comme l'apanage d'une élite, les mandarins, vient nous rappeler les origines sociales.

La critique historique

Définie moins par son objet (l'œuvre du passé) que par sa méthode (préférant l'analyse à la suggestion, elle cherche à situer l'œuvre plus qu'à traduire une impression), la critique historique voit son développement conditionné par celui de l'histoire de l'art, dont elle est l'aboutissement nécessaire. Dans le sillage du Néo-Classicisme, l'histoire de la peinture acquiert avec Lanzi une orientation plus systématique, et, bien que l'auteur de la Storia Pittorica dell'Italia pratique encore l'histoire des artistes, sa classification raisonnée par écoles marque, par rapport aux schémas d'un Lomazzo ou d'un Agucchi, un progrès certain. Mais c'est au xixe s., celui de l'histoire et du comparatisme, qu'apparaîtront, en Allemagne surtout, ces sommes que sont les premiers grands manuels (Rumohr, Kugler, Schnaase, Springer) ; siècle aussi des " revivals ", ces révisions du goût inaugurées par le préromantisme et qui vont rapidement transformer l'horizon culturel. Directement tributaire de la production artistique contemporaine, qu'elle contribue d'ailleurs à infléchir, l'histoire de l'art va participer à cette double entreprise de prospection et de réhabilitation dont la multiplication des musées, puis l'avènement de la photographie seront des instruments privilégiés. Grünewald, Piero della Francesca, Greco, Vermeer, les Le Nain, La Tour, Saenredam et bien d'autres vont être ainsi successivement redécouverts. Et si la Renaissance garde des adorateurs inconditionnels (Burckhardt, Pater), le monopole du Classicisme ne tarde pas à céder sous la poussée du Néo-Gothique et du Préraphaélisme anglais, des Nazaréens allemands, des " Barbus ", puis du style " troubadour " en France, où Artaud de Montor, Séroux d'Agincourt, Paillot de Montabert ou Rio, premiers historiens de la peinture médiévale, ouvrent la voie à Viollet-le-Duc, tandis que la restauration catholique suscite un renouveau d'intérêt pour l'iconographie chrétienne, dont E. Mâle sera le grand exégète.

Entreprises parfois sous le signe d'un nationalisme des peuples, qui succède alors au patriotisme des cités, tant l'étude des diverses " écoles " que celle du Moyen Âge ne pouvaient manquer de déboucher sur une prise de conscience de la relativité des styles, déjà affirmée par Delacroix dans son article sur " les Variations du beau ". Théories de l'évolution cyclique et projections sur l'histoire de schémas biologiques vont conduire, par-delà Hegel et Ruskin, au refus par Riegl de la notion de décadence, éliminée au profit de celle de " volonté artistique " propre à chaque époque. Ainsi, les anciennes catégories normatives assument enfin une valeur historique objective. Et, dans la foulée, Wickhoff, Wölfflin ou Dvořák pourront revaloriser les peintures de la basse Antiquité, du Baroque et du Maniérisme, ces phases tardives constituant le pendant des archaïsmes, dont la cote continue à monter.

Bien qu'amoureux du passé, le Romantisme avait aussi réclamé la " modernité " (Baudelaire) : la peinture de la vie contemporaine. Le Réalisme, reprenant cette exigence, devait la fonder sur une découverte du Siècle des lumières : l'œuvre d'art est l'" expression d'une société " (Castagnary). La théorie du milieu (Taine), l'" histoire de la culture " (Burckhardt), l'" histoire de l'esprit " (Dvořák, école de Vienne), l'étude des " formes symboliques " (Panofsky), l'analyse marxiste ou certaines tentatives structuralistes récentes ont ceci en commun qu'elles cherchent à situer le tableau dans un contexte plus général, qu'il soit d'ordre climatique, racial, social, économique, politique, scientifique, philosophique. Mais à postuler ainsi l'unité d'une époque ou d'une culture et le parallélisme de ses diverses manifestations (Riegl, Sedlmayr), on s'exposa, dans un premier temps du moins, au risque de manquer l'individualité de l'œuvre et d'aboutir à cette " histoire de l'art sans noms " dont se réclamaient, mais pour des raisons inverses, les premiers théoriciens de la critique formelle (Wölfflin).

Après le Romantisme, le positivisme est l'autre parrain de la jeune histoire de l'art, qui chercha d'abord à fonder sur l'essor de la nouvelle philologie sa quête d'un statut scientifique. Le premier fruit en fut l'énorme travail de publication et d'interprétation critique des sources, et leur utilisation pour l'inventaire et le classement des collections ; d'où la naissance du catalogue raisonné (Passavant). Waagen, Cavalcaselle, Morelli, Berenson, Longhi, Offner, M. J. Friedländer et nombre d'autres connaisseurs vont élaborer des méthodes d'attribution et d'expertise, dont des querelles, comme celle de la Madone de Holbein de Dresde, ont permis d'éprouver la solidité et qui reprennent les intuitions de Boschini ou De Piles en les systématisant. D'autre part, l'esprit scientifique, inspirant le programme d'une esthétique " expérimentale " (Fechner), ne devait pas tarder à entraîner l'application de " lois " et de modèles déterministes à la genèse et à l'évolution des formes. En effet, les progrès de la chimie des couleurs, de l'optique physiologique et de la psychologie de la perception (Chevreul, Maxwell, Rood, Helmholtz, Brücke), renforcés par l'héritage de l'empirisme et du sensualisme et par l'influence d'une esthétique formaliste néo-kantienne (Herbart, Zimmermann), allaient marquer à la fois la théorie picturale (Ruskin, D. Sutter, C. Henry, Seurat) et la méthode critique : empruntant à Hildebrand la distinction entre visions proche-tactile et lointaine-optique, Riegl et Wölfflin relativisent, en les projetant sur l'histoire des styles, des catégories qui, chez l'auteur du Problème de la forme, n'étaient encore que génétiques et normatives. L'histoire de la vision est ainsi née. Mais, ici encore, la réflexion théorique inaugurée par la Renaissance a préparé le terrain, car c'est dans le contexte du " paragone " peinture-sculpture que s'est dessinée l'opposition du visible et du tangible, et les noms de Zuccaro, Galilée, De Piles ou Molyneux précèdent celui de Berenson, le vulgarisateur des fameuses " valeurs tactiles ".

Avec l'Impressionnisme et la consécration de la tache comme atome visuel, puis comme unité plastique autonome s'achève la métamorphose du pittoresque en pictural. De nouvelles générations de théoriciens vont bientôt redéfinir les principes d'une grammaire plastique : le Modern Style (Van de Velde et les mouvements " décoratifs "), le Cubisme (Gleizes, Gris, Severini, Léger, Ozenfant, Lhote) et ses dérivés (Néo-Plasticisme, Constructivisme, Bauhaus, Abstraction, etc.), relayés par la psychologie " gestaltiste " (Arnheim), conduisent à la réflexivité de l'Op Art. Or, cette effervescence théorique n'est pas sans avoir influencé la critique historique, où l'apparition de nouvelles catégories d'analyse (celle d'espace pictural par exemple) ainsi qu'un renouveau d'intérêt pour la mathématique des proportions (section d'or) ou la géométrie perspective confirment une fois encore l'importance de l'action rétrospective du présent sur la vision du passé. Le long débat sur la " science de l'art " en Allemagne, C. Bell ou R. Fry en Angleterre, Focillon en France témoignent de cet approfondissement de la réflexion sur la forme.

Parallèlement, les courants néoromantiques (Symbolisme, Expressionnisme, Surréalisme) suscitent eux aussi une révision du " musée imaginaire " et une orientation de la critique vers l'analyse des contenus. Deux directions dominent : la psychologie des profondeurs (inspirée de Freud ou de Jung) et l'iconologie, avec l'institut Warburg, qui élargit au paganisme antique et à toutes les sources littéraires, scientifiques, astrologiques, alchimiques, philosophiques et autres le travail entrepris dans le cadre des recherches sur la symbolique chrétienne.

La diversité des approches reflète un enrichissement fructueux de la critique d'art, qui continue à s'ouvrir aux apports des diverses sciences humaines : psychologie (Gombrich), sociologie (Hauser, Antal, Haskell), phénoménologie existentialiste (Merleau-Ponty, Sartre), linguistique structuraliste, sémiologie (Barthes, Marin), théorie de l'information (Moles). Cette multiplication des points de vue ne saurait être que bénéfique, à condition que l'emploi inconsidéré de terminologies d'emprunt n'entraîne pas la méconnaissance du caractère spécifique de la peinture, qui est d'être visible.