collections et collectionneurs

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la peinture ».

Le collectionneur préfère être considéré comme un amateur, même s'il est fier de sa collection, qui est son autoportrait, à la fois sa création et son portrait. Il est vrai que le terme de " collectionneur " remonte au xixe siècle bourgeois, alors que la collection, ou la pinacothèque, a d'antiques lettres de noblesse, depuis Pline. Une définition de la collection de peintures est pourtant impossible, tant la nature (tableaux mobiles ou non), le statut des objets (valeur d'usage ou artistique) et les rapports qui unissent la collection à son propriétaire sont multiples.

Du studiolo à la galerie

L'émergence du collectionnisme pictural est aussi long et complexe que celle de la reconnaissance d'une valeur autonome à la peinture. Au sein du cabinet de merveilles et d'art, héritier de la chambre du trésor médiévale, les tableaux ne brillent guère. Pourtant, un rapport privé de jouissance artistique entre le propriétaire et l'image peinte qu'il possède est attesté à la cour d'Avignon au xive siècle, entre le cardinal Orsini et son polyptyque portatif peint par Simone Martini, ou entre Pétrarque et le portrait de Laure du même artiste. Les collections apparaissent avec le gothique international vers 1400, quand est reconnue à la peinture la capacité de représenter les beautés du monde terrestre, comme le prouvent les écrits des humanistes émerveillés par les œuvres de Jan Van Eyck ou de Rogier Van der Weyden que possèdent les princes d'Este à Ferrare ou le roi d'Aragon à Naples. Cependant Lionel d'Este (duc de 1441 à 1450) préfère rassembler gemmes et médailles pour assurer son statut de prince de la Renaissance. Si une collection de tableaux indépendants (une galerie de portraits) est citée dans l'inventaire de Jean de Berry († 1416), un des premiers grands collectionneurs, les princes de la Renaissance, des ducs de Bourgogne au cardinal Alexandre Farnèse, accordent une bien plus grande importance aux représentations décoratives, tapisseries ou fresques, dans leurs palais, et les collections de portraits ne peuvent concurrencer la possession d'œuvres antiques. C'est à Florence, grâce au mouvement néoplatonicien, que la peinture conquiert ses droits dans la collection, au milieu des sculptures contemporaines et des objets précieux, chez Pierre et Laurent de Médicis ; c'est dans les cours humanistes de l'Italie du Nord, Mantoue et Ferrare, avec le studiolo, que l'œil du commanditaire profite de la beauté de la peinture ; Isabelle d'Este rassemble ainsi des toiles de Mantegna, Costa, Pérugin, et plus tard de Corrège.

En partie grâce aux guerres d'Italie, le modèle se diffuse dans toute l'Europe, d'Henri VIII à Marie de Hongrie, la sœur de Charles V, gouvernante des Pays-Bas de 1531 à 1556, qui possède plusieurs primitifs flamands, dont les Époux Arnolfini de Jan Van Eyck. La collection de François Ier est caractéristique de l'ambiguïté de ce collectionnisme. L'attitude du roi est certes très moderne : il souhaite des œuvres d'un artiste précis, achète à des marchands, relègue le Wunderkammer en haut du donjon ; mais les tableaux religieux sont accrochés dans des chapelles à des fins dévotionnelles (la Grande Sainte Famille de Raphaël), les autres sont encastrés dans le décor de l'appartement des bains de Fontainebleau. La puissante famille Farnèse veut faire de sa collection un musée, encyclopédique dans son contenu, quitte à posséder des copies, et pédagogique dans ses fins. L'intérêt de Philippe II pour la peinture — les scènes mythologiques de Titien, appelées des " poésies " par les contemporains, ou les œuvres des maîtres flamands anciens et contemporains — est plus marqué ; le roi acquiert 1 500 tableaux durant son règne. À peu près le même nombre d'œuvres, notamment (des toiles de Dürer, de Corrège) ornent le palais de Rodolphe II à Prague, mais chez les Habsbourg comme chez l'Électeur de Saxe à Dresde, le modèle de la collection autour de 1590 reste le Kunst und Wunderkammer. Dans la tribune des Offices, inaugurée en 1584, chefs-d'œuvre de Raphaël et d'Andrea del Sarto sont placés à côté de deux meubles-studioli de bois précieux renfermant des merveilles naturelles et gemmes antiques ; dans la galerie trônent les sculptures antiques, justement célèbres. À Venise, dès les années 1520, apparaît un goût certain pour le tableau de chevalet et les collections de peintures se développent chez les lettrés et le patriciat. Celle de Gabriele Vendramin se compose de 60 peintures " de mains d'hommes très excellents, et de grand prix " (testament de G. Vendramin) ; Barbarigo possède exclusivement des tableaux, dont plusieurs Titien. C'est là qu'apparaît le premier guide de collections (Michiel) et le terme de " paysages " à propos de peintures privées, dans la collection Grimani.

Au début du xviie siècle, dans l'Europe des grandes monarchies, qui forme un arc de cercle de Londres à Vienne en passant par Madrid et Rome, trois modifications fondamentales concernent les collections. Les beaux-arts, et notamment la peinture, y tiennent une place de plus en plus importante, voire exclusive : lorsque Catherine de Suède abdique, elle n'emporte à Rome que ses tableaux, alors que sa collection s'est enrichie de celle de Rodolphe II après le sac de Prague (1648). La collection n'est plus uniquement le fait du prince, mais aussi celui d'une élite noble. À Londres, Charles Ier est entouré du " Whitehall group " (Arundel, Buckingham) qui suit l'exemple de Somerset ; à la cour romaine, le pape privilégie la collection du cardinal-neveu (Paul V-Scipione Borghèse, Urbain VIII-Maffeo Barberini) que concurrencent familles anciennes (Farnèse) au nouvellement venues (Del Monte) ; le patriciat urbain de Gênes (Doria, Balbi) ou les familles illustres de Naples se mettent à collectionner. Le lieu de cette collection n'est plus le cabinet, mais la galerie qui vient de recevoir ses lettres de noblesse du cavalier Marin. Cette forme nouvelle, ordonnée, de la disposition commence à reconnaître certaines règles, que formule Mancini, le médecin d'Urbain VIII, afin de permettre une comparaison des manières, et le développement du connoisseurship. La multiplication des collections privées assure l'essor d'un nouveau type de peinture, le tableau de chevalet (" quadro di stanza ") et de nouveaux genres (le paysage et la nature morte). Le patron d'un artiste peut alors être un simple collectionneur (Giustiniani, Del Monte pour Caravage). Ces collections s'enrichissent par des commandes et, pour l'art ancien, à l'occasion de certaines grandes ventes, à l'amiable (Gonzague en 1627), ou publiques (Charles Ier en 1649). Dans les villes marchandes du nord de l'Europe, à Anvers aussi bien qu'à Delft, les collections de peintures se développent chez une élite bourgeoise, mais le phénomène en Hollande est plus limité qu'on ne l'a cru (environ la moitié des œuvres de Vermeer appartenait à P. Claesz Van Rujnen, qui est en quelque sorte le patron de l'artiste) ; elles sont souvent disposées dans un cabinet (W. Van Glaecht, la Collection de Cornelis Van der Gheest, Anvers, Rubenshuis) et encore fortement locales, mais l'ami et le collectionneur de Rembrandt, Jan Six, à Amsterdam, possède des dessins de peintres italiens et des gravures de maîtres allemands du xvie siècle. Quelques grands marchands d'envergure internationale (Forchondt à Anvers, qui fournit l'archiduc Leopold Guillaume, dont la collection émigre de Bruxelles à Vienne en 1656) garantissent un certain lien entre les deux zones. Cet engouement des nobles pour la peinture et la publicité qui lui est donnée (le Theatrum Pictorum de Teniers pour la collection de l'archiduc Leopold Guillaume, 1660) renforcent l'ennoblissement de la peinture. Dans les grandes villes italiennes, à partir de 1670, la galerie de peintures chère à une élite de mécènes ou de marchands cède place à la collection de tableaux, devenue une norme pour la noblesse. Dans les salons, les toiles commandées aux artistes locaux couvrent les murs et les genres décoratifs (nature morte, paysage) se multiplient. Ce modèle de collection patrimoniale est repris par la noblesse d'Europe centrale (le prince de Liechtenstein).

Princes, curieux, connaisseurs

Les collections se développent en France assez tardivement, car le roi préfère investir dans l'architecture pour rendre visible son mécénat et déployer sa symbolique du pouvoir, et c'est le " Premier ministre " — Richelieu, Mazarin, Fouquet ou Colbert — qui comprend la raison d'État du collectionnisme. Vers 1630, une première génération de collectionneurs, liés à l'Italie par des ambassades (Créquy) ou les finances (Particelli-La Vrillière), lance à Paris cette mode qui doit vaincre une certaine réticence des hommes de lettres envers la peinture. Poussin réussit à trouver dans la capitale des amateurs qui lui laissent une grande liberté de création (Chantelou, Pointel), avant même que Louis XIV ne devienne un grand collectionneur. En 1661, le roi achète une partie de la collection Jabach, avec des chefs-d'œuvre provenant de la collection des Gonzague et de Charles Ier, comme la Mort de la Vierge de Caravage ou les Travaux d'Hercule du Guide, mais il ne manifeste un intérêt pour sa collection qu'après 1680. La fréquence des ventes après décès explique les passages des œuvres dans diverses collections : vers 1700, gens de cour et gens de ville collectionnent à peu près les mêmes peintures, des Carrache à Rubens. Car ces petits cénacles de curieux sont aussi le lieu de discussions sur les attributions, dont Loménie de Brienne s'est fait l'écho, ou de débats artistiques, qui se répercutent à l'Académie : vers 1670, la seconde collection du duc de Richelieu (publiée par de Piles en 1677) est axée autour de Rubens et défendue par les coloristes ; en 1715, le cercle du Régent et du financier Pierre Crozat soutient Watteau.

Au xviiie siècle, Paris devient la capitale européenne de cette " culture de la curiosité " (K. Pomian). Mais la croissance du nombre des collectionneurs (150 en 1700 et 1720, 500 dans la seconde moitié du siècle), la modification de leur sociographie (disparition de la noblesse de robe) et la multiplication des ventes aux enchères, dont les catalogues sont rédigés par des marchands (Gersaint, Mariette...), expliquent l'apparition d'un nouveau type de collectionnisme autour de 1750. L'ancien collectionneur, qui s'attachait dans l'œuvre à la disposition de l'histoire, la finesse des idées, est remplacé par le curieux, qui regarde la manière et la touche, la " finesse du pinceau ". Selon Blondel d'Azincourt (la Première Idée de la curiosité, 1749), le plaisir du curieux est un privilège mondain ; il repose non plus sur une lecture du tableau, mais sur le brillant de son faire. Les peintres nordiques sont dès lors préférés aux peintres italiens, " qui n'offrent que des sujets tristes " ; les œuvres doivent être disposées en pendant pour favoriser un effet d'ensemble agréable à l'œil. On achète désormais des œuvres originales, dont le prix s'élève fortement, et dans cette science de l'attribution, une nouvelle figure de connaisseur émerge, le marchand de tableaux.

Suivant l'exemple de Louis XIV, les princes d'Europe amassent des collections dans leurs palais : Auguste III à Dresde ; Fréderic II à Berlin, qui passe de la peinture française contemporaine aux maîtres nordiques ; Catherine II, qui achète des collections en bloc (Crozat, 1762 ; Brühl, 1769) et construit l'Ermitage pour abriter ses tableaux. Quelques grandes ventes européennes (Conti, Verrue, Blondel de Gagny...), le rôle de conseilleurs internationaux (Tronchin, Diderot, Bianconi), la dispersion du patrimoine de grandes familles italiennes (vente de la collection des Este en 1744) expliquent que, de Paris à Londres et à Saint-Pétersbourg, les grands peintres flamands et hollandais du xviie siècle, les maîtres classiques de la Renaissance italienne, la génération des Carrache, Poussin et les peintres français contemporains sont les plus cotés. Ce même goût se retrouve en Angleterre, chez le médecin Richard Mead († 1754) ou chez le duc de Devonshire (la collection, actuellement à Chatsworth, était alors présentée à Londres), alors que les nobles anglais peuvent passer commande aux peintres italiens contemporains, lors du Grand Tour, ou grâce à des intermédiaires eux-mêmes collectionneurs, tel le consul Smith à Venise, l'agent de Canaletto.

Mais l'importance accordée à la main et au nom du créateur implique de nouvelles règles d'accrochage : l'amateur doit être aussi un connaisseur et savoir disposer ses tableaux par écoles, sans les mélanger. Dès 1770, une élite de collectionneurs, suivant l'exemple de Lalive de Jully et souvent conseillés par le marchand-peintre Lebrun, réservent une galerie de leurs hôtels à l'école française contemporaine. Cet accrochage des Lumières se retrouve dans les galeries princières allemandes (Vienne) et correspond à celui prôné par l'érudition (Lodoli) : il est, après quelques vicissitudes, adopté par le Louvre en 1796.

" La norme et le caprice "

En Italie, les années 1780 sont également une période de rupture : les collections princières se transforment en musées, support d'une histoire de l'art (Lanzi) ; les grandes familles nobles bolonaises (Sampieri) souhaitent associer leur patrimoine à la pinacothèque de l'Académie et conforment leurs collections modernes sur le modèle du panthéon européen. Les bouleversements créés par la Révolution et les conquêtes napoléoniennes (1789-1815) engendrent en fait une phase de réaction. La vente à Londres de la collection d'Orléans, l'arrivée sur le marché de célèbres collections italiennes (Giustiniani) ou la dispersion du patrimoine de l'Italie, mises à profit par les marchands, comme Lebrun et Buchanan, renforcent les valeurs de la " vieille école ". Celles-ci dominent dans la collection de Lucien Bonaparte ou dans les 3 000 tableaux amassés par le cardinal Fesch, l'oncle de Napoléon. C'est à cette époque que la noblesse anglaise (duc de Bridgewater), déjà éprise de Poussin et de Claude Lorrain, acquiert des ensembles prestigieux de maîtres italiens et hollandais que Waagen recense une génération plus tard. L'Espagne est également pillée par les Français (Soult, Aguado) et les Anglais, mais ce sont les toiles de Murillo ou des artistes italiens qui sont prisées. Encore en 1838, la Galerie espagnole de Louis Philippe, formée par le baron Taylor, ne servit qu'à renforcer la célébrité des noms déjà connus.

L'attitude de la noblesse italienne semble avoir été plus originale : Sommariva achète des tableaux d'artistes néoclassiques, le comte Costabili rassemble des tableaux de primitifs italiens, auxquels il reconnaît une valeur artistique. Les collections de primitifs sont d'abord constituées par des érudits collectionneurs (Lazzara), dans un but historique et dans un contexte fortement local. Le développement d'une histoire de l'art qui s'intéresse au style (Winckelmann, Séroux d'Agincourt), d'un courant artistique, le néoclassicisme, qui privilégie la ligne, expliquent la multiplication de ces collections (W. Ottley, Artaud de Montor), favorisée par les difficultés que connaît l'Italie, sans que ce goût ne devienne encore européen. François Cacault, ambassadeur à Rome, achète aussi bien des primitifs italiens que des La Tour (sous le nom de Seghers et de Murillo). Un même encyclopédisme faustien caractérise Vivant Denon, dans ses acquisitions pour le Louvre ou pour sa propre collection. À Berlin, Solly achète des tableaux hollandais du siècle d'or comme marchandise et collectionne des primitifs italiens et nordiques dont l'authenticité et la provenance sont dûment vérifiées par des commissions de spécialistes. Nationalisme et romantisme nourrissent la formation de ces collections de primitifs, comme pour les Boisserée à Cologne, dont la galerie de maîtres allemands du xve siècle marquera Goethe.

Avec la Restauration, c'est également par réaction que les grands collectionneurs nobles perpétuent l'engouement du xviiie siècle pour la peinture de genre hollandaise alors que le Salon désigne les artistes qu'il faut acheter aux collectionneurs officiels et aux hommes d'affaires qui, imitant les nobles du xviiie siècle, se constituent généralement des collections. Schneider rassemble des maîtres hollandais et des toiles de Delaroche ; Maupassant campe cruellement, dans Bel-Ami, le collectionneur de Bouguereau et des peintres pompiers. Excepté Greuze, premier achat du baron James de Rothschild, les peintres du xviiie s. sont désormais bien oubliés. Leur redécouverte vers 1840 est due à une certaine bourgeoisie, en rupture avec l'art contemporain, en rapport non plus avec des peintres-marchands mais des historiens-marchands (Thoré), et qui inscrit l'individualité de sa curiosité dans l'histoire par des donations aux musées (legs du docteur Lacaze au Louvre). Le modèle de cette curiosité, à la fois chineuse et érudite, célébrée par les romanciers (le Cousin Pons de Balzac) et les historiens (Trésors de la curiosité de Charles Blanc en 1857-58) est alors en train de s'établir. Bruyas est lui aussi un collectionneur particulier, mais il lègue au musée de Montpellier une collection de Courbet, dont il fut l'ami, et de Delacroix. À ce même genre de collectionneurs appartiennent la plupart des fondateurs ou donateurs des musées de province. Beaucoup sont des artistes (Paris à Besançon, Bonnat à Bayonne), lesquels perpétuent une tradition ancienne qui se continue jusqu'à Degas et Picasso : collection de modèles historiques (Vasari), collection ennoblissante, sur le modèle nobiliaire (la Rubenshuis à Anvers), collection d'artistes amis, dont on partage les valeurs artistiques (Caillebotte).

Les redécouvertes sont alors rapidement intégrées dans les normes du collectionnisme. Thoré décrit chez les banquiers Pereire, où les tableaux ont une fonction décorative, des œuvres de Carpaccio, de Rembrandt, de Van Dyck et de Velàzquez, de Fragonard, Leopold Robert et Rousseau. Cet éclectisme, qui exclut la grande peinture d'histoire du xviie italien et français, se retrouve dans la plupart des collections : les Pourtalès (qui, en passant des maîtres du xviie aux primitifs, manifestent un goût artistique), l'industriel anglais Francis Cook ou, une génération plus tard, les premiers grands collectionneurs américains (Henry Frick, Isabella Stewart Gardner). Les branches françaises puis anglaises des Rothschild collectionnent principalement à partir de 1840 ; pour des raisons religieuses, les primitifs italiens sont rares, et ils préfèrent rassembler des chefs-d'œuvre de l'époque de Rembrandt, de Fragonard et de Gainsborough, comme le marquis de Hertford (la future collection Wallace). L'école de Barbizon séduit les amateurs étrangers (Mesdag à La Haye, les riches Bostoniens dès 1850), et les hommes d'affaires étrangers (Carl Jacobsen à Copenhague, Adolphe E. Borie à Philadelphie) ou français (Chauchard, Boucicaut, Thomy-Thiéry) auxquels succèdent naturellement, une génération plus tard, les collectionneurs des impressionnistes (Étienne Moreau-Nélaton, l'ingénieur H. Rouard, le banquier Isaac de Camondo). Cependant la faillite du Salon donne une place de plus en plus importante aux marchands (le père Tanguy, Durand-Ruel) et aux critiques ou aux amis des peintres (Caillebotte). Très souvent, ces collections sont léguées au musée qui apparaît donc vers 1900 comme un monde plein. La collection privée doit alors être celle d'un spécialiste (après 1870, Edmond de Rothschild rassemble un célèbre cabinet d'estampes qu'il donne au Louvre), même si D. David-Weill continue une certaine tradition française par un éclectisme où brillent Chardin et Watteau. D'autres collectionneurs se mettent à privilégier systématiquement l'avant-garde, en s'appuyant sur le nouveau système marchand-critique.

Collectionner les avant-gardes

Le voyage à Paris, les visites des galeries Durand-Ruel, Vollard, Bernheim jeune, les conseils des artistes et des critiques constituent alors une formation indispensable pour les collectionneurs de l'avant-garde. Sergei Shchukin et Ivan Morozov, issus d'une famille de collectionneurs, se lancent ainsi dans l'art moderne. Morozov fait confiance aux marchands pour le choix des œuvres, alors que Shchukin a une attitude de pionnier : son œil s'éduque peu à peu ; aux impressionnistes, achetés entre 1898 et 1904, succèdent les post-impressionnistes et, dès 1908, Derain, Picasso et Matisse à qui il commande en 1909 la Danse et la Musique. C'est dans les mêmes années que les collectionneurs américains investissent massivement dans l'impressionnisme et le post-impressionnisme, ce qui est facilité par l'installation de la galerie Durand-Ruel à New York en 1888). Le spectre visuel de leur collection s'est peu à peu élargi : après avoir acheté des œuvres d'artistes américains, puis, autour de 1870, des œuvres d'artistes français " académiques " ou de l'école de Barbizon auprès de marchands ou directement, par commande (Bouguereau, J. Breton), ils se lancent dans les maîtres anciens (I. Stewart Gardner, H. Frick, A. Mellon). Le choc de l'Armory Show en 1913 suscite la passion de certains collectionneurs pour l'art vivant : W. Arensberg, D. Philipps, J. Barnes ou John Quinn (1870-1924). Ce dernier, qui avait jusque-là acheté des impressionnistes, devient le mécène de Duchamp-Villon et se considère comme un " co-créateur " ; après 1918, son " art noble de l'achat " se tourne exclusivement vers les œuvres dignes de musée, peintes par Matisse ou Picasso.

Dans l'entre-deux-guerres, Paris est le principal foyer des collectionneurs de l'art vivant. À coté de curieux (le Dr. Girardin), d'émigrés russes (J. Zoubalov), de nobles qui poursuivent une tradition de mécénat et de distinction (le vicomte de Noailles), les collectionneurs les plus importants font partie du monde de l'art : écrivains (Francis Carco), designers (A. Groult), directeurs de ballet ou couturiers, comme Poiret ou Doucet, qui passe du xviiie siècle à Picasso (les Demoiselles d'Avignon) puis à la peinture surréaliste. Ces collectionneurs sont activement soutenus par quelques marchands (P. et L. Rosenberg, D. Kahnweiller), par les critiques et les revues qu'ils éditent. Cette intégration de plus en plus développée des collectionneurs de l'art actuel au monde de l'art n'a fait que s'accentuer après 1945, comme le montre le cas français. Dans les années 1970-1980, un quart appartiennent au monde des affaires et la moitié environ sont des créateurs (professionnels des médias, de la décoration, de la mode...). Il est vrai que la tendance à la " surcompréhension " des œuvres implique de la part du collectionneur un lourd investissement en temps et en connaissance. Plus que la jouissance de l'œuvre, le plaisir du collectionneur est devenu un plaisir de sociabilité : faire partie d'un petit cercle de happy few, qui collent à la modernité, sont en contact direct avec les créateurs. Le plaisir est d'ordre cognitif, " le collectionneur “bien informé” représente la version contemporaine de l'amateur éclairé " (R. Moulin). Paradoxalement, le collectionneur d'art vivant dans les pays occidentaux est de plus en plus souvent une personne anonyme : les banques, ou l'État, qui, en France, représente 60 % du volume total des ventes d'art contemporain. Mais le fait le plus nouveau est l'apparition de " méga-collectionneurs " qui, en étroite collaboration avec les galeries, déterminent les valeurs artistiques et financières de la création contemporaine. Au nombre d'une centaine (les plus célèbres sont Peter Ludwig, le comte Panza di Biumo et le publicitaire Charles Saatchi), ils occupent plusieurs positions dans le champ artistique (patron, acquéreur, vendeur, membre des conseils des musées, commissaire d'exposition, critique), possèdent un très large stock d'œuvres et la maîtrise du temps : ils sont les leaders du marché et de l'opinion, mais le jugement de l'histoire leur échappe. Même chez les collectionneurs, une rupture entre art vivant et art ancien est désormais consacrée, mais les modalités en sont bien ambiguës : le baron Heinrich Thyssen-Bornemisza († 1947) achetait des peintres anciens, son fils continue son œuvre, tout en s'efforçant de réunir un ensemble de toiles contemporaines. Malgré la rareté de plus en plus grande des œuvres des artistes célèbres, certaines grandes collections d'art ancien se sont formées après 1945 ; elles sont le plus souvent liées à des institutions : collection Cini à Venise, Paul Mellon à Yale. Samuel H. Kress s'est ainsi employé à doter de tableaux de peintres italiens, puis européens, la National Gallery de Washington, ainsi que les autres musées américains. La collection devient ainsi un lieu de mémoire. Souvent ces collectionneurs appuient les " redécouvertes " faites par les historiens d'art (collection de tableaux baroques italiens du maestro Molinari Pradelli).

Mythologies

Cette histoire du collectionnisme et la psychologie du collectionneur, des Goncourt à Peggy Guggenheim, sont suffisamment riches pour qu'il ne soit pas besoin d'inventer un roman. Entre la logique de l'imitation et le jeu de la distinction, le poids des normes et les hasards des caprices dessinent pour chaque collectionneur une figure singulière, mais quelques légendes méritent peut-être d'être analysées sous forme de pratiques et de représentations, et de devenir des champs de recherches. La reconnaissance tardive de l'impressionnisme et d'autres avant-gardes ont transformé le collectionneur en spéculateur. Les analyses économiques montrent que, à long terme, d'autres types d'investissement sont plus sûrs et plus rentables ; pour l'art contemporain, en une période d'anomie esthétique, le pari sur la valeur de l'œuvre est fortement aléatoire. Celui qui collectionne n'achète pas pour revendre. Le collectionneur est rarement une figure isolée, un deus ex machina de l'histoire de l'art, dont le génie serait parallèle à celui de l'artiste qu'il découvre. Barnes écoute d'abord les avis d'un peintre, W. Glackens, puis prend pour modèle la collection parisienne de Leo et Gertrude Stein, avant de suivre les conseils de Paul Guillaume ; à la même époque, Isabella Stewart Gardner se fait guider par Berenson pour ses achats d'art ancien. Le cardinal Alexandre Farnèse a pour " taste-makers " des hommes de lettres aussi avertis dans la peinture que Fulvio Orsini ou Annibale Caro. Si collectionneurs et créateurs font l'histoire de l'art, ce sont ces intermédiaires qui la décident et l'écrivent.

L'opposition entre collection particulière et musée public ne doit pas être surestimée. Les collections d'Ancien Régime ont un statut semi-public, leur propriétaire est soumis à la pression sociale qu'exerce sur lui l'exemple des autres cabinets, et qui sont le plus souvent divulgués par un catalogue. La naissance des musées au xixe siècle n'a pas donné une plus grande liberté aux individus : le goût de ceux-ci est souvent déterminé en fonction de l'univers culturellement plein des musées, et le but des amateurs privés est souvent de léguer sa création à une institution publique. La coutume, qui remonte aux collectionneurs du xvie s. (Ulisse Aldrovandi), se perpétue aux xviie et xviiie s. (legs Lenôtre et Girardon), devient de plus en plus fréquente au xixe et au xxe siècle, où elle est facilitée par les différentes possibilités de fondation ou de dation. Le méga-collectionneur actuel Peter Ludwig destine ainsi systématiquement toutes les œuvres qu'il achète à des institutions publiques. Cette conscience de la nature civique et philanthropique de la collection est fortement développée aux États-Unis. Gallatin prêtait à l'université de New York ses toiles pour y constituer un Museum of Living Art et le but didactique de la collection Barnes, auteur d'un manuel d'histoire de l'art, alla jusqu'à déterminer l'accrochage des œuvres. Mêmes privées, les collections sont souvent ouvertes au public : Lacaze mourut lors de la visite hebdomadaire de son cabinet, Shchukin et Morozov ouvraient au public tous les samedis les portes de leur collection, qu'ils destinaient à transformer en musée public. Encore actuellement, les écarts entre passions privées et institutions conservatrices ne sont pas si tranchés : les collectionneurs ne peuvent plus guère se distinguer d'un État devenu un acheteur extensif et ils adoptent en outre pour leurs toiles une disposition muséale alors que, depuis Duchamp, les œuvres revendiquent fièrement la banalité de leur statut.

Ces collections, et c'est là leur principal titre de gloire, font pleinement partie de l'histoire de l'art, dans une histoire de la réception comme de la création artistique. Le collectionneur, de Giustiniani à Johnn Quinn, est bien souvent le mécène d'un artiste et il a une certaine influence sur son style : il est difficile de comprendre l'art du Caravage sans prendre en compte les tableaux giorgionesques appartenant à Del Monte, ou ses recherches sur l'optique. Les collections royales espagnoles, avec leurs superbes Titien, influencèrent fortement l'art de Rubens ; les collections russes de Matisse et de Picasso, la peinture de Larionov et de Gontcharova. C'est grâce au collectionnisme qu'apparaît le concept de certains genres qui vont modifier la pratique picturale et l'histoire de la peinture. Et Georges Perec, dans Un cabinet d'amateur, d'inspiration toute borgesienne, a bien représenté comment chaque collection donne au tableau une nouvelle vie.