Marcel Duchamp
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la peinture ».
Peintre français (Blainville, Seine-Maritime, 1887 – Neuilly-sur-Seine 1968).
Cet artiste, dont le génie s'est exercé à détruire l'art de son milieu, est né dans une famille bourgeoise (son père était notaire), qui devait compter deux autres grands artistes : ses frères Jacques Villon et Raymond Duchamp-Villon. Il commence à peindre en 1902 (Chapelle de Blainville, Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg), étudie à l'Académie Julian (1904-1905) et exécute des paysages et des portraits influencés par le Néo-Impressionnisme et par les Nabis (Portrait d'Yvonne Duchamp, 1907, New York ; Maison rouge dans les pommiers, 1908, id.). Il donne aussi des vignettes, dans le style de Lautrec et des humoristes " fin de siècle ", pour le Courrier français et le Rire (1905-1910), et, jusqu'en 1910, sous l'influence de Cézanne et des fauves, continue à peindre dans une manière assez moderne, sans agressivité ni audace profondes.
Cependant, à Puteaux, chez ses frères, qui fréquentent Gleizes, La Fresnaye, Kupka, il se montre bientôt attentif à la leçon du Cubisme, à travers celle de la Section d'or. Sous cette influence, il exécute en 1911 des œuvres où, aux schématisations et aux perspectives multiples du Cubisme, s'ajoute une recherche personnelle du mouvement (Dulcinea, Sonate, Yvonne et Magdeleine déchiquetées, Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg ; Joueurs d'échecs, Paris, M. N. A. M.). S'est-il inspiré des futuristes ? Les peintres de Puteaux connaissaient fort bien leur esthétique et, dès 1910, 1909 peut-être, Kupka exécutait des séries de figures en mouvement que Duchamp n'a pu ignorer (Paris, M. N. A. M.). En effet, son premier Nu descendant un escalier date de 1911 (Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg) et sera suivi, en 1912, d'une série d'œuvres capitales, consacrées à l'expression du mouvement, où Duchamp assimile l'influence du Futurisme, de la " chronophotographie " de Marey et de Kupka. Dans ces camaïeux de couleurs brunes s'opposent et s'enchevêtrent des figures immobiles et " vites ", pareilles à des machines, d'où l'humour n'est pas absent (le Roi et la reine entourés de nus vites, Vierge, Mariée, Philadelphie, id.). Ces recherches sont inséparables de celles de Picabia, qui peignait, vers la même époque, des tableaux dynamiques à la limite de l'abstraction (Danses à la source, id. ; Udnie [jeune fille américaine ; danse], 1913, Paris, M. N. A. M.).
En 1913, Duchamp tourne brusquement le dos à ses recherches artistiques pour élaborer à loisir, sous forme de " notes de travail ", un système tout personnel, que domine une méditation à la fois grave et farfelue sur les sciences exactes. De cette activité philosophique résultent les Stoppages-Étalon (New York, M. O. M. A.). Ces objets à demi scientifiques annoncent ses " ready-mades ", dont le premier, une Roue de bicyclette juchée sur un tabouret, est exécuté la même année. Suivront, entre autres, le Porte-bouteilles (id.), Apolinere enameled (1916-17, Philadelphie, id.), L. H. O. O. Q. (1919), version moustachue de la Joconde, autant de variantes du " ready-made " : simple, " aidé ", " rectifié ", " imité ", " imité-rectifié " ou " servi ", selon le degré d'intervention de l'artiste dans ces éléments " tout prêts ", au gré d'un hasard quelque peu sollicité par l'humour. Dans la plupart des cas, les " ready-mades " originaux sont perdus. Duchamp en a généralement fait quelques versions pour des amis, et Arturo Schwarz en a édité huit exemplaires numérotés et signés en 1964. D'autre part, dès 1913, Duchamp commence à concevoir la célèbre peinture sur verre, la Mariée mise à nu par ses célibataires, même (1915-1923, Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg), qui est son grand œuvre. Il exprime dans cet étonnant monument une pure et absurde gratuité, et sa philosophie de l'amour et du désir. Selon Robert Lebel, " plan d'une machine à aimer ", la Mariée, par sa disposition même (le symbole féminin dans la partie supérieure, les symboles masculins au-dessous), exprime la difficulté originelle de l'accord charnel, dans lequel la femme, par sa puissance imaginative, est toujours au-delà, et l'homme, rivé par son instinct, en deçà. Les dérisoires neuf " moules mâlics ", célibataires, témoignent férocement de cette impuissance (le prêtre, le livreur de grand magasin, le gendarme, le cuirassier, l'agent de police, le croque-mort, le larbin, le garçon de café, le chef de gare), tandis que la " broyeuse de chocolat ", en bas, à droite, est l'image du plaisir solitaire du célibataire " qui broie son chocolat tout seul ". Une seconde version de la Mariée a été exécutée en 1961 par Duchamp et Ulf Linde (Stockholm, Moderna Museet).
Le public de l'" Armory Show " de 1913 a fait un succès de scandale au Nu descendant un escalier. De 1915 à 1918, en compagnie de Picabia, Duchamp, installé à New York, y implante ce qui sera l'esprit du mouvement dada. En 1917, Fountain, ready-made particulièrement agressif (un urinoir), suscite un scandale retentissant. En 1918, Duchamp exécute sa toute dernière toile, dont le titre, Tu m' (New Haven, Yale University Art Gal.), est un adieu significatif à l'art. Invité au Salon dada à Paris en juin 1920, il répond par un télégramme : " Pode bal ". Entre Paris et New York, il va désormais se consacrer au " grand verre " de la Mariée, à une parcimonieuse " production " de machines s'insérant dans une série d'expériences sur la perception du relief (Rotative plaque verre [optique de précision], 1920, New Haven, Yale University Art Gal.) et surtout au jeu d'échecs, sa passion, qu'il enseignera pour vivre. Cependant sa gloire grandit ; les surréalistes le considèrent comme un des leurs ; ils célèbrent sa rupture avec l'art et son choix de l'expérience vécue, diffusant bruyamment ses propos, dont Duchamp n'est pourtant guère prodigue. Plus que son œuvre, sa vie est donnée comme un exemple de parfaite rigueur morale. On reconnaît dans ses objets absurdes l'authentique poésie de l'" humour noir " et derrière ses thèmes une métaphysique cohérente. Tant de ferveur et d'ingéniosité ne détourna d'ailleurs pas Duchamp de la vie qu'il s'était choisie. Malgré son constant appui au Surréalisme, il ne revint jamais sur ses postulats. En 1938 avait paru la première édition de la Boîte en valise contenant, sous forme miniaturisée, ses principales œuvres. À partir de 1946, Duchamp commence d'élaborer, dans le plus grand secret, un environnement (Étant donnés : 1° la chute d'eau, 2° le gaz d'éclairage) qu'il n'achèvera qu'en 1966 et qui ne sera dévoilé au Museum of Art de Philadelphie qu'un an après sa mort. Cette œuvre reprend les thèmes essentiels du Grand Verre, mais en les traitant de la manière la plus illusionniste possible. Le spectateur se voit obligé de devenir voyeur en collant son œil au trou pratiqué dans une vieille porte et découvre alors un corps de femme étendu sur des branchages, les jambes largement écartées, et tenant dans sa main gauche un bec Auer, se détachant sur un fond de paysage avec cascade. En 1967-68, l'artiste a pourtant exécuté des dessins et des gravures d'un érotisme humoristique, composés de détails d'œuvres célèbres : le Baiser, le Bain turc, la Femme aux bas blancs de Courbet ; d'autres reprennent le thème de la Mariée ou celui de l'amour.
Duchamp a adopté un mode d'existence voué à l'exercice de la première vertu philosophique : la liberté. Presque tout son œuvre est réuni au Museum of Art de Philadelphie grâce au legs Arensberg, fait en 1950. Le Museum Ludwig de Cologne organisa une importante exposition rétrospective de son œuvre en 1984 et le Palazzo Grassi, Venise, en 1993.