Henri Rousseau
dit le Douanier Rousseau
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la peinture ».
Peintre français (Laval 1844 – Paris 1910).
Quatrième enfant d'un ferblantier de Laval, il obtient au lycée, en 1860, un prix de dessin et un prix de musique. Employé chez un avoué à Angers, il est condamné à un mois de prison pour abus de confiance et, afin d'éviter le scandale, il signe un engagement volontaire pour l'armée. Il n'a jamais été au Mexique, malgré les allusions qu'il fit plus tard à cette expédition. Sa vie fut petite et médiocre. Marié en 1869, clerc chez un huissier, il devient commis de deuxième classe à l'octroi de Paris et le reste jusqu'en 1893. Peintre amateur, il obtient, en 1884, une autorisation de travailler comme copiste aux Musées nationaux. En 1886, présenté par Signac, il expose au Salon des indépendants, auquel il participera chaque année jusqu'à sa mort, sauf en 1899 et 1900 : sa carrière, en somme, et sa notoriété sont dues à ce Salon. En 1888, il perd sa femme, qui lui avait donné sept enfants, et se remarie en 1899. Du reste, il fut toujours très sentimental, amoureux jusqu'à sa mort. En 1889, l'Exposition universelle émeut son imagination et lui inspire un vaudeville. Cependant, il se met à peindre en 1893, ayant pris sa retraite à l'octroi. Le tableau exposé aux Indépendants en 1894, la Guerre (Paris, musée d'Orsay), montre qu'il avait dès lors acquis sa manière très originale et son style de primitif moderne. Son concitoyen de Laval, Alfred Jarry, lui fait connaître Rémy de Gourmont, qui publie dans la revue l'Ymagier, en 1895, la lithographie de ce tableau. En 1897, Rousseau expose aux Indépendants la célèbre Bohémienne endormie (New York, M. O. M. A.), dont il propose vainement l'achat au maire de Laval. À cette époque, il joue dans l'orchestre de l'Amicale du Ve arrondissement et, pour vivre, donne des leçons de peinture et de musique. Après la mort de sa seconde femme en 1903, il s'installe rue Perrel, dans le quartier populaire de Plaisance, où il fait les portraits des commerçants ses voisins, en prenant leurs mesures avec un mètre. Son premier sujet exotique, Éclaireurs attaqués par un tigre (Merion, Barnes Foundation), est exposé aux Indépendants en 1904. L'année suivante, Rousseau est admis au Salon d'automne dans la salle des Fauves, où il envoie un grand panneau, le Lion ayant faim (coll. part.). Dès lors, il sort de l'obscurité ; Jarry lui fait connaître Apollinaire, et celui-ci lui présente Robert Delaunay, qui devient son ami. La mère de ce dernier lui commande la Charmeuse de serpents, exposée au Salon d'automne en 1907 (Paris, musée d'Orsay). En décembre de cette année, il est mis en prison pour une affaire de chèque sans provision, où il fut la dupe d'un escroc. Pour se disculper, il montre ses tableaux, dont il est fier et qui le font libérer comme irresponsable. Wilhelm Uhde, son premier biographe en 1911, s'intéresse à lui, ainsi que plusieurs artistes, qui ne le prennent pas encore très au sérieux. En son honneur, Picasso offre un banquet, resté fameux, dans son atelier du Bateau-Lavoir en 1908. Rousseau lui-même donne dans son atelier des soirées " musicales et familiales ", avec des mélodies de sa composition. D'ailleurs, en 1904, il avait édité la valse Clémence en mémoire de sa femme. Des marchands lui achètent des tableaux, notamment Vollard et Brummer. Il expose aux Indépendants, en 1909, la Muse inspirant le poète (musée de Bâle), représentant Apollinaire et Marie Laurencin. Malgré ses succès de peintre, une vie privée difficile rend ses derniers jours malheureux ; en 1910, il meurt solitaire à l'hôpital Necker. L'année suivante, ses amis Delaunay et le mouleur Queval lui achètent une concession. Sur la pierre tombale, Apollinaire écrivit un célèbre poème que, plus tard, Brancuşi grava dans la pierre. En 1947, ses restes furent transportés au parc de la Perrine à Laval.
Beaucoup d'aspects de la vie d'Henri Rousseau restent énigmatiques, parce que cette existence fut d'abord obscure et que le caractère de l'homme paraît ambigu. Imaginatif, rusé dans sa naïveté, l'artiste a beaucoup trompé ou laissé se tromper ses amis écrivains, quand il a vu ceux-ci s'intéresser à lui et constituer une légende autour de son personnage. Considéré comme grotesque par ses proches et le grand public, il ménagea ainsi sa revanche. Son art aussi est complexe, et les interprétations sont multiples. Beaucoup d'œuvres de Rousseau, surtout avant 1900, ont été perdues. Celui-ci a connu, par son ami Clément, peintre du Salon, les maîtres officiels, pour lesquels il ne cachait pas sa grande admiration : Cabanel, Bouguereau, Gérôme ; il est allé jusqu'à demander conseil au dernier, et sans doute voulait-il rivaliser avec eux. Dans une note autobiographique, rédigée pour son procès, il se définit ainsi lui-même : " C'est après de bien dures épreuves qu'il arriva à se faire connaître de nombre d'artistes qui l'environnent. Il s'est perfectionné, de plus en plus, dans le genre original qu'il a adopté et est en passe de devenir l'un de nos meilleurs peintres réalistes. "
Le mot " réaliste " est à retenir. Bien que l'amitié de Jarry l'ait entraîné vers les milieux d'avant-garde, qu'il ait attiré l'attention de Gauguin et de Degas (dont l'admiration n'allait pas sans réserve) et, plus tard, celle de Picasso et de Delaunay, Henri Rousseau se sentait très éloigné des tendances impressionnistes et modernes. Il admirait Ingres, et les esquisses qu'il a laissées sont d'un style assez différent et plus classique que ses compositions. Il s'est donc créé consciemment son style personnel, qui apparaît naïf par l'esprit et la sensibilité, mais largement médité dans sa technique.
On peut distinguer plusieurs catégories dans ses œuvres. D'abord des portraits et des scènes de la vie populaire : des portraits de Rousseau par lui-même (1888-1890, musée de Prague), Une noce à la campagne (1905, Paris, Orangerie, coll. Walter Guillaume), Portrait de Loti (Zurich, Kunsthaus), la Carriole du père Juniet (1908, Paris, Orangerie, coll. Walter Guillaume). Les personnages sont représentés de face, avec une expression figée. La composition pyramidale est savante, le dessin, malgré sa gaucherie, possède une grande netteté, et les couleurs ont un relief éclatant et harmonieux, digne des Primitifs. Une seconde série, celle des paysages de Paris, montre les quais de la Seine, les rues de la banlieue, avec de petits personnages, des promeneurs, des pêcheurs à la ligne, d'une poésie idyllique et profonde : Un soir de carnaval (1886, Philadelphie, Museum of Art), la Promenade dans la forêt (entre 1886 et 1890, Zurich, Kunsthaus), Vue du parc Montsouris (1895, Paris, coll. part.), Bois de Boulogne (1898, anc. coll. H. Siemens). La stylisation des arbres, comme brodés, des nuages en morceaux d'ouate, la délicatesse du rendu des matières et des lumières confèrent à ces petites vues panoramiques une atmosphère mystérieuse de paradis perdu. Ensuite, il faut retenir des scènes collectives patriotiques (le Centenaire de l'Indépendance, 1892, Düsseldorf, coll. Voemel), d'autres à sujets militaires (les Artilleurs, v. 1893, New York, Guggenheim Museum ; les Représentants des puissances étrangères venant saluer la République en signe de paix, exposés en 1907, Paris, musée Picasso) ou sportifs (les Joueurs de football, 1908, New York, Guggenheim Museum). Ici, l'inspiration apparaît moderne, sociale et humanitaire, soutenue par des convictions républicaines et transposée en allégories imaginatives. Cet esprit symbolique se développe encore davantage dans des scènes presque fantastiques, comme la Guerre (1894, Paris, musée d'Orsay), le Rêve (1910, New York, M. O. M. A.). Il est à noter qu'à ces thèmes, fort à la mode dans la peinture officielle du temps, Rousseau a su insuffler une fraîcheur d'âme et une poésie tout à fait puissante qui les transfigurent.
La série la plus connue est celle des sujets exotiques, que Rousseau a beaucoup développés en grands formats à la fin de sa vie et qui lui valurent commandes et succès : le Repas du lion (1907, Metropolitan Museum), les Flamants (1907, New York, coll. Ch. S. Payson), Nègre attaqué par un jaguar (1909, musée de Bâle), les Singes dans la forêt vierge (1910, Metropolitan Museum), la Cascade (1910, Chicago, Art Inst.). Il est certain que Rousseau s'inspira alors non pas de ses prétendus souvenirs du Mexique, mais d'images de magazines et de visites au Jardin des Plantes. Il sut néanmoins renouveler ainsi l'exotisme par le style fantastique qu'il donna au décor végétal et par son sentiment direct de la vie animale. Il disait lui-même être terrifié par les fauves qu'il peignait. Cependant, le caractère un peu lâché de plusieurs de ces toiles, parfois hâtives, est indéniable. Enfin, Rousseau a peint des bouquets de fleurs des champs et des jardins avec des teintes délicates et exquises, ainsi qu'avec des lignes très pures.
Sa technique se caractérise par la clarté des formes, marquant une réaction, parallèle à celle de Gauguin, contre le fouillis impressionniste, et par une subtilité des couleurs, à la fois franches et délicatement modulées, qui le rapproche des Primitifs du xve s. La sincérité et la douceur de son imagination le rattachent à ceux-ci, comme au courant des peintres populaires et anonymes qui l'ont précédé, et parmi lesquels il est le premier à avoir affirmé, de façon singulière, une puissante personnalité. Le rayonnement du Douanier Rousseau a été considérable et a déterminé le développement non d'une école, mais de tout un groupe de peintres qu'on a appelés les " primitifs " ou les " naïfs " du xxe s. Une rétrospective a été consacrée à l'artiste (Paris, Grand Palais) en 1984-1985.