Fortuna
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de mythologie grecque et romaine ».
À Rome, personnification de la chance – la bonne chance ; surnommée Redux (« Revenante »).
La Fortune ne connaît ni raison ni loi ; elle tyrannise les humains, entraînant tout dans son cours capricieux. De préférence, elle incline vers les méchants, elle hait les bons, comme pour montrer sa puissance aveugle et brutale.
Elle est redoutée du Romain parce que, tout en la sachant indispensable aux moindres actions, il n'a aucun pouvoir sur elle ; davantage : il n'en a pas même une notion claire et définie. Qui sait pourquoi Fortuna, capricieuse, joueuse et parfois cruelle, qui renverse tout, se donne à l'un, se refuse à l'autre ? « La Fortune modifie toutes choses, le fort comme le faible, ce qui naît et ce qui meurt ; elle gouverne le monde à sa guise avec une nécessité implacable. » En raison de ses interventions capricieuses et imprévisibles, le Romain honore la Fortune du lieu, du moment ; en d'autres termes, il y a une Fortuna invoquée pour chaque acte de la vie, d'où une multitude de sanctuaires qui permettent de mieux la cerner. Cependant, si la Fortune a le pouvoir de nous retirer la santé ou nos richesses, elle n'a pas de prise sur l'homme courageux, qu'elle ne peut rendre lâche et vil. L'expression tres Fortunas est employé pour désigner l'endroit, non loin de la porte Colline, où Fortuna est honorée dans trois sanctuaires. Fortuna est la déesse favorite de Servius Tullius ; elle vient lui rendre visite par la fenêtre et le roi, en témoignage de sa reconnaissance, lui voue de nombreux temples.
Les pouvoirs de Fortuna sont étendus : d'un homme obscur, elle peut faire un triomphateur ; elle redonne courage au pauvre paysan ; elle rassure les marins dont le navire est secoué par la tempête ; elle inspire crainte et respect au plus grand souverain qui peut voir s'effondrer tout d'un coup son royaume. Horace l'invoque afin qu'elle veille sur Auguste.
Au début de l'Empire, sous l'influence de la divinité grecque Tychè, Fortuna correspond au hasard ; aveugle, elle personnifie l'incertitude, les vicissitudes de la vie humaine où les dieux brillent par leur absence, et où l'individu récompensé n'est pas forcément celui qui le mérite : « C'est l'aveugle Fortune qui règne sur la Terre ; sa main capricieuse répand ses dons au hasard et favorise les méchants. »
Fortuna et les Romains
Lorsque Coriolan renonce à marcher sur Rome (488 av. J.-C.) devant les prières de sa mère, on commémore l'événement en construisant un temple à Fortuna Muliebris (« des Femmes ») sur la Via Latina, à quelque cinq kilomètres de Rome. La divinité aurait parlé, assurant aux matrones qu'elles avaient respecté les rites la concernant, et dans leur consécration, et dans leur dédicace.
Sous Tibère, les Romains, voulant honorer la Fortune Équestre, s'aperçoivent que la déesse est honorée à Rome, dans plusieurs sanctuaires, mais, dans aucun, elle n'est adorée sous ce titre. Ils portent donc leur offrande à Antium, ville du Latium, où deux temples sont élevés dans cette ville ; on raconte que les deux statues représentant la divinité se mouvaient pour rendre les oracles.
L'empereur Galba a choisi, dans tout son trésor, un collier de perles et de pierres précieuses pour en parer la statue de la Fortune à Tusculum ; tout à coup, jugeant qu'il convient mieux à un sanctuaire plus imposant, il le consacre à la Vénus du Capitole ; mais, la nuit suivante, la Fortune lui apparaît en songe pour se plaindre d'avoir été frustrée d'un don qui lui est destiné et pour le menacer de reprendre à son tour les présents qu'elle lui a faits. Épouvanté, à l'aube, il court à Tusculum afin de conjurer le péril annoncé par le songe, précédé par quelques serviteurs chargés de préparer un sacrifice ; mais sur l'autel, il trouve seulement des cendres encore tièdes et, à son côté, un vieil homme en habit de deuil qui porte de l'encens dans un récipient de verre et du vin dans un calice d'argent, c'est-à-dire le contraire des conditions prescrites. On y verra un des signes annonciateurs de son assassinat en 69 apr. J.-C.
Sous Vespasien, Fortuna Virilis, dont la fête tombe le 1er avril, comme celle de Vénus Verticordia, et dont le sanctuaire se trouve au Forum Boarium, est honorée par les femmes désireuses d'apprendre de la déesse comment cacher à leur mari les petites imperfections qui les tracassent.
Le Rutule Turnus, découragé face à Énée, retrouve peu à peu sa vigueur, en songeant à ses alliés possibles, aux défaites troyennes et au caractère versatile de la Fortune. Dans l'Énéide, le terme revient vingt-cinq fois, le plus souvent prononcé par des personnages dans des situations critiques.
Cultes et attributs
Le 24 juin est honorée Fors Fortuna qui doit son nom à Servius Tullius ; le roi lui a dédié un sanctuaire le long du Tibre, « en dehors » de Rome ; mais ce même roi a également élevé un autre sanctuaire à la Petite Fortune (Fortuna Brevis).
Le nom officiel de Fortuna est Fortuna Publica Populi Romani Quiritium Primegenia (primegenia parce que « née la première »). Son temple a été voué le 25 mai 204 av. J.-C. sur le Quirinal. Les attributs de la divinité sont ordinairement le gouvernail et la corne d'Abondance. Plutarque attribue la fondation du temple de la première Fortuna, sur le Capitole, à Servius Tullius.
Le temple le plus célèbre consacré à Fortuna (fin du iie siècle av. J.-C.), mais dont le culte n'est jamais introduit à Rome, est celui de Préneste, qui rend des oracles : Fortuna Primegenia, « Fortune Primordiale », fille de Jupiter. Elle y est représentée sous les traits d'une femme allaitant deux enfants, Jupiter et Junon.
Le culte de la Malchance (Mala Fortuna), qui a aussi un temple sur l'Esquilin, est, de toute évidence, apotropaïque.
Avant de personnifier une notion abstraite, Tychè, l'analogue grecque de Fortuna, absente dans l'Iliade et dans l'Odyssée, est considérée comme une Océanide.
Certains, pourtant, mettent en doute l'existence même de la divinité : « Il ne se peut qu'il y ait un être tel que la fortune ; mais l'homme qui ne sait point supporter ce qui est dans l'ordre de la nature, couvre sa faiblesse de ce nom de fortune. Il n'y a point de déesse Fortune, il n'y en a point ; mais ce qui advient fortuitement à chacun, on l'appelle fortune. »
Invocation à la Fortune, pour Auguste
Ô déesse, qui règnes sur l'aimable Antium, toi qui peux élever un mortel du dernier au premier rang et changer en funérailles d'orgueilleux triomphes, c'est toi que le pauvre paysan, à la campagne, implore dans son souci ; c'est toi, maîtresse des eaux, qu'invoquent tous ceux qui, sur un navire de Bithynie, sillonnent la mer de Carpathos. C'est toi que prient le Dace farouche, le Scythe qui se bat en fuyant, les nations et les villes, le rude Latium, les mères des rois barbares, les tyrans vêtus de pourpre ; tous craignent que, sans considérer le droit, tu ne renverses du pied leur colonne qui se dresse, qu'un peuple nombreux n'appelle les hésitants aux armes et ne brise leur souveraineté. Devant toi, toujours marche la cruelle Nécessité, portant dans sa rude main les clous et les coins pour les poutres, sans compter les crocs et le plomb fondu. C'est toi qu'honorent l'Espérance, la Bonne Foi, cette vertu si rare, vêtue d'un manteau blanc ; elle ne refuse pas de t'accompagner chaque fois que, devenue l'ennemie des puissants, tu changes de vêtement pour abandonner leurs maisons. Au contraire, le vulgaire sans foi et la courtisane les abandonnent et manquent à leur parole ; les amis menteurs se refusent à partager le malheur et s'enfuient de tous côtés, après avoir vidé les tonneaux jusqu'à la dernière goutte. Veille sur César, qui va partir contre les Bretons, au bout du monde ; veille sur les soldats qu'on vient de lever et qui se feront craindre dans les pays d'Orient et dans l'Océan rouge. Hélas ! nous avons honte des blessures que nous nous sommes faites, des nos crimes, de nos luttes fratricides ; devant quelles violences avons-nous reculé, génération sans cœur ? Quelle impiété n'avons-nous pas commise ? de quel méfait la crainte des dieux a-t-elle écarté nos soldats ? quels autels ont-ils épargnés ? Puisses-tu, ô déesse, reforger sur l'enclume notre fer émoussé et le retourner contre les Massagètes et contre les Arabes !
Horace
